Back
Un Boris de référence Karlsruhe Badisches Staatstheater 07/19/2014 - et 23 juillet, 24, 31 octobre, 12 novembre, 16* décembre 2014, 7, 17 janvier, 7, 15 février 2015 Modeste Moussorgski : Boris Godounov Konstantin Gorny (Boris), Dilara Bastar (Féodor), Larissa Wäspy (Xenia), Rebecca Raffell (La Nourrice), Matthias Wohlbrecht (Chouisky), Avtandil Kaspeli (Pimène), Andrea Shin (Grigori, Le faux Dimitri), Lucia Lucas (Varlaam), Max Friedrich Schäffer (Missaïl), Stefanie Schaeffer (L’Aubergiste), Hans-Jörg Weinschenk (L’Innocent)
Badischer Staatsopernchor & Extrachor, Cantus Juvenum Karlsruhe, Ulrich Wagner & Stefan Neubert (chefs des chœurs), Badische Staatskapelle, Johannes Willig (direction)
David Herman (mise en scène), Christof Metzer (décors et costumes), Joachim Klein (lumières)
K. Gorny (© Falk von Traubenberg)
Dans cette nouvelle production de Boris Godounov imaginée par le réalisateur franco-allemand David Herman pour le Badisches Theater de Karlsruhe, les hommes – interchangeables – se heurtent, se tuent, se trompent, avant que l’Histoire elle-même ne les passe par pertes et profits. Car elle seule est continuellement en marche, le reste n’étant qu’illusion... Ce parti pris dérangeant – où sont les belles icônes dorées, les costumes chatoyants qu’on a plutôt l’habitude de voir dans cet ouvrage ? – a le mérite de souligner la construction aléatoire de la version primitive, mouture retenue ici. Ces sept scènes (l’acte polonais et la forêt de Kromy n’ont pas encore vu le jour en 1869) paraissent choisies au hasard, dans un cortège de tableaux qui pourrait s’allonger ou se raccourcir à volonté, du moment que l’action ne progresse pas et que, de toute façon, elle est voulue incomplète et statique. Dans un décor de bunker sombre (conçu par Christof Metzer, qui signe également les costumes), tout se joue à l’aide de quelques accessoires signifiants, le jeu des acteurs suffisant à rendre bien réelles des situations qui semblent issues de nos plus noirs cauchemars. Apparemment, David Herman cherche à démontrer que rien n’a vraiment changé dans l’histoire d’un pays depuis toujours victime de son climat et de ses tyrans.
Le chef allemand Johannes Willig se met au diapason avec sa lecture toute en aspérités, en ruptures rythmiques, en couleurs bariolés d’une partition dont on apprécie (enfin) pleinement les tournures visionnaires. De leur côté, les chœurs – fort nombreux, vêtus d’habits hétéroclites et contemporains – peignent avec vigueur les états d’âme de masses condamnées à jouer les spectateurs impuissants, sans que leur technique irréprochable les contraigne à aménager des lignes mélodiques qui ne s’accommodent pas naturellement des limites vocales de chacun. L’exploit, en tout cas, est de taille.
Du côté des solistes, les motifs de satisfaction ne sont pas moindres, car le chef a su souder une équipe et lui donner un véritable esprit de troupe. Depuis le Deuxième policier jusqu’au Père de la nation russe, tous les chanteurs manifestent cet engagement inconditionnel qui permet, seul, les grandes soirées d’opéra. Est-il facile de jouer Boris en costume contemporain (et même par moments dénudé)? L’excellente basse russe Konstantin Gorny offre en tout cas une incarnation saisissante du tsar pris au piège de son passé et, dès lors, vulnérable. Préférant la tradition déclamatoire – et un brin mélodramatique – instaurée par Chaliapine au raffinement de la ligne que cultivait par exemple Nicolaï Ghiaurov, Gorny s’impose surtout par son imposante présence scénique et sa projection ferme du texte. Il est un Boris de référence aujourd’hui.
La basse géorgienne Avtandil Kaspeli chante Pimène avec une belle voix sombre et un phrasé impeccable, mais c’est un rôle en or avec ses deux beaux récits d’un lyrisme superbe. Le Grigori emporté, aux aigus vaillants et clairs, du ténor sud-coréen Andrea Shin, contraste idéalement avec le ténor insinuant de Klaus Schneider dans le rôle de Chouisky. La Nourrice de Rebecca Raffel, la Xenia de Larissa Wäspy et le Fiodor de Dilara Bastar n’appellent également aucuns reprochent. Quant à Lucia Lucas (Varlaam) et Max Friedrich Schäffer (Missaïl), ils offrent une savoureuse composition des deux moines défroqués, tandis que la mezzo allemande Stephanie Schaeffer transforme le rôle de l’Aubergiste en un vrai premier plan. On sera plus circonspect, en revanche, sur le traitement de ces trois personnages, qui sont ici grimés en sorte de mutants – après avoir été irradiés par la catastrophe de Tchernobyl? Passons sur cette excentricité et saluons, pour finir, le ténor allemand Hans-Jörg Weinschenk, qui campe un émouvant Innocent: sa prophétie des malheurs qui attendent la Russie, à la toute fin de l’ouvrage, est proférée sur un ton de litanie qui a quelque chose de véritablement et profondément angoissant.
Emmanuel Andrieu
|