Back
Protégeons nos orchestres ! Strasbourg Palais de la Musique et des Congrès 11/27/2014 - et 28* novembre 2014 Ludwig van Beethoven : Concerto pour piano n° 2 en si bémol majeur, opus 19
Gustav Mahler : Symphonie n° 5 Cédric Tiberghien (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Eliahu Inbal (direction)
E. Inbal (© Zdenĕk Chrapek)
Que c’est beau un grand orchestre ! On nous pardonnera la platitude du propos, mais après avoir subi la veille la déprimante grisaille de la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern, retrouver des musiciens qui savent mettre en valeur ensemble leurs timbres différenciés est un bonheur aussi réconfortant qu’une éclaircie dans un ciel plombé. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg possède une culture de groupe acquise après de longues années de cohabitation sur les mêmes rangées de sièges, un sens commun de la musique appris auprès de chefs successifs dont les empreintes se sont perpétuées bien après leur passage... Il faut oser répéter ces vérités premières, valables évidemment pour tout orchestre de renom, puisque apparemment elles ne semblent plus aller de soi. Malmener ou supprimer un orchestre aujourd’hui, c’est détruire une tradition orale, brûler une bibliothèque virtuelle. Par rapport à notre civilisation même, et aux traces qu’elle est supposée laisser dans l’avenir, c’est un acte d’une extrême gravité.
Le sujet est d’actualité, et on aura malheureusement l’occasion d’y revenir encore souvent dans ces colonnes, l’un des rares endroits ou l’on dispose encore d’un peu de place pour en parler. «Non au démantèlement des orchestres symphoniques et lyriques, des chœurs et des théâtres d’opéra!». Dans le sillage de la Semaine internationale des orchestres organisée par la Fédération internationale des musiciens (FIM), des membres de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg distribuent à l’entrée de la salle des tracts portant ce titre et tentent ainsi de tirer un signal d’alarme. Effectivement chaque mois nous apporte son lot d’orchestres condamnés, de théâtres vacillants et de compagnies tout à coup dépourvues de subsides, car le temps des petites économies, déjà douloureuses mais camouflables encore, a laissé la place à celui des coupes sombres, menaçant l’existence même de nombreuses institutions musicales dans le monde. Y compris dans des pays encore économiquement nantis comme l’Allemagne ou la France les exemples pullulent, le plus révoltant sans doute pour l’Alsace, car tout proche, restant la disparition programmée pour 2016 de l’Orchestre de la SWR de Baden-Baden et Freiburg, véritable acte de vandalisme. Mais la liquidation ce mois-ci de l’Orchestre national de chambre danois d’Adám Fischer, dans le cadre d’un programme d’économies bouclé en quelque mois à peine par la Radio danoise, n’est pas moins choquante. Les membres de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg appellent à signer la pétition de la FIM, acte que l’on n’espère pas trop dérisoire mais qui a le mérite de rester une possibilité de s’exprimer sur la question. Et en attendant ils jouent en début de soirée, hors-programme, et fort bien d’ailleurs, l’Ouverture des Noces de Figaro de Mozart. Mais la gravité de la situation actuelle inciterait plutôt à proposer la Marche funèbre de la Symphonie «Héroïque» de Beethoven...
Juste auparavant, Eliahu Inbal prend la parole, en français puis en allemand, pour quelques propos généraux sur notre culture et son importance vitale, évidemment justes. On y retiendra surtout la phrase allemande «Man sagt fusionieren aber das ist nur eliminieren» allusion directe à l’avenir de l’Orchestre de la SWR de Baden-Baden et Freiburg, appelé bien davantage à être «éliminé» dans deux ans qu’à voir se perpétuer sa tradition unique au monde au sein d’une absurde «fusion» avec un Orchestre de la SWR de Stuttgart qui n’a rien de commun avec lui.
En attendant, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg lui, n’est pas encore directement menacé, et il est même ces dernières années en progrès constants. Et le voir bénéficier ce soir d’une salle comble (quel effet a-t-il fonctionné là : l’attractivité d’un programme sans prise de risque ou encore une vieille réputation d’excellence entretenue entre Eliahu Inbal et Gustav Mahler ?) nous console de tant d’autres concerts où l’auditorium trop grand du Palais de la Musique peine à se remplir. Pour de multiples raisons, dont aussi l’insuffisance criante des politiques de communication, le public d’abonnés vieillit et s’érode, les subsides n’augmentent plus voire diminuent... Une vraie menace plane, et il faut effectivement attirer l’attention sur ses effets délétères avant qu’il ne soit trop tard. Cela dit, ne rêvons pas, la plupart des décideurs qu’il faudrait alerter voire culpabiliser ne fréquentent ni les opéras ni les concerts symphoniques. Et c’est bien là l’un des problèmes les plus cruciaux du moment.
Pour sa première apparition en tant qu’artiste en résidence à Strasbourg, le jeune pianiste Cédric Tiberghien convainc pleinement dans un Deuxième Concerto de Beethoven abordé avec beaucoup de soin et une évidente concentration. Les échos haydniens et surtout mozartiens qui affleurent un peu partout dans ce concerto sont élégamment restitués, ainsi qu’une palette dynamique et expressive qui appartient déjà au romantisme. On apprécie la précision des doigts, un toucher qui n’est jamais à court de ressources, et aussi une certaine réserve élégante qui n’est peut-être pas de tous les goûts mais qui nous paraît parfaitement fonctionner, secondée par un accompagnement attentif, avec même sous la baguette d’Eliahu Inbal, quelques étonnantes subtilités d’attaques ou d’équilibres que l’on n’avait jamais perçues à ce point dans ce concerto-là. Un très beau parcours, avec à la fin du premier mouvement la surprise d’une cadence dont le langage plus abrupt s’inscrit nettement en rupture avec ce qui précède (cette cadence est bien de Beethoven pourtant, mais elle a été écrite en 1809, alors que le concerto lui-même date de 1795...).
En seconde partie, Eliahu Inbal, 78 ans, toujours aussi énergique et passionné, revient à ses vieilles amours mahlériennes avec la Cinquième Symphonie, dont il assure avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg une lecture équilibrée et rigoureuse, sans doute moins exubérante ou démonstrative que beaucoup d’interprétations discographiques incontournables, mais très respectable. Largement apprécié lors de sa parution par symphonies successives au cours des années 80 du siècle dernier, le cycle Mahler d’Eliahu Inbal à la tête de l’Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, s’est trouvé ensuite progressivement éclipsé par des parutions plus percutantes, mais on en retrouve ici la poésie et l’art de mettre en valeur les détails instrumentaux, au détriment sans doute d’un discours plus unitaire et surtout plus spectaculaire dans les gestion des effets de masse. On a souvent l’impression qu’Inbal prend le temps de musarder, de se promener en savourant tel ou tel détail en compagnie de ses musiciens, et nous n’avons plus qu’à le suivre, au risque de perdre un peu le fil de l’histoire. Ici Mahler se lit comme un roman, avec ses péripéties et ses digressions, et peu importe finalement si parfois l’esprit s’évade puisqu’il ne demande qu’à être recapté par un nouvel événement un peu plus loin. Bel Adagietto, un peu neutre expressivement, mais cela semble délibéré. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg se tire de l’épreuve avec beaucoup de finesse et même de brillant, y compris du côté de cuivres pourtant souvent surexposés dans des situations dangereuses. Très beau succès public, ce qui, on l’espère, créera une dynamique favorable à un meilleur remplissage du Palais des congrès pour d’autres concerts à venir dans la saison.
Profitons bien de nos orchestres, en effet, tant qu'on veut bien nous les laisser survivre encore! Et surtout essayons tous de les soutenir. Car pour certains, il est déjà trop tard!
Laurent Barthel
|