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01/15/2025
Jérôme Dorival : Hélène de Montgeroult, le génie d’une compositrice
Editions Symétrie – 460 pages – 39 euros


Sélectionné par la rédaction





C’est une nouvelle somme que vient de proposer aux curieux le clarinettiste, compositeur et musicologue Jérôme Dorival. Fruit d’une fréquentation de trente‑cinq ans de la pianiste, compositrice et pédagogue française Hélène de Montgeroult (1764‑1836), l’ouvrage prolonge, amplifie et complète une biographie déjà remarquable et remarquée, parue il y a près de vingt ans chez le même éditeur et qui avait déjà beaucoup fait pour faire connaître le personnage et, du même coup, sa musique.


Le livre, aux pages d’une densité incroyable, où les notes de bas de page et les citations ne manquent pas, aborde cette fois l’artiste sous toutes ses facettes. La biographie pourra paraître éclatée à la lecture car si elle est concentrée dans la première partie, elle y est entremêlée de nombreux passages historiques et comporte d’importants compléments dans la seconde, essentiellement musicologique. Elle bénéficie en tout cas de l’exploitation de nouveaux documents et de nouvelles hypothèses très sérieusement avancées et étayées par l’auteur. Sa formation d’historien est patente. Alors que la documentation est parfois rare ou lacunaire, qu’aucun manuscrit musical autographe n’est par exemple disponible, qu’on ne dispose évidemment d’aucun enregistrement de la pianiste ni même de comptes rendus de concerts puisqu’elle n’en a pas donné, en raison de son statut de noble, il utilise à fond les correspondances des relations d’Hélène de Montgeroult et surtout les 711 pages du Cours complet pour l’enseignement du forte‑piano conduisant progressivement des premiers éléments aux plus grandes difficultés, paru en trois parties en 1816.


L’auteur ne s’intéresse pas à la compositrice parce qu’elle était une femme, comme d’autres ouvrages, de plus en plus nombreux et qui ne présentent pas le même sérieux et ne représentent pas le même travail que celui fourni par Jérôme Dorival, mais en raison du caractère novateur de sa musique et de ses approches pédagogiques. Il ne s’inscrit pas dans une perspective féministe qui consisterait à mettre en avant Hélène de Montgeroult parce que compositrice femme. Il ne voit d’ailleurs pas pourquoi il y aurait des musiques de femmes, forcément légères, et des musiques d’hommes, forcément viriles. Il préfère souligner la modernité d’Hélène de Montgeroult, pour son époque, et regretter qu’on l’ait oubliée, assez rapidement d’ailleurs, tout en se félicitant des progrès récents en la matière, auxquels l’auteur a d’ailleurs largement contribué. Il est vrai, comme l’explique Jérôme Dorival, qu’elle cumulait les handicaps : femme, noble et donc exclue du circuit des concerts, Française (et non Allemande), théoricienne (contrairement aux grandes figures musicales de son temps), intellectuelle, sans mari connu comme Clara Schumann ou frère comme Felix Mendelssohn, compositeurs en vue. Enfin, elle n’avait composé que pour le piano (mais ce sera aussi quasiment le cas pour Chopin).


Si l’on rassemble brièvement les pièces du puzzle biographique, on repère qu’Hélène de Nervo est née à Lyon en 1764 mais qu’elle n’y est pas restée attachée. Sa formation musicale est peu documentée mais a sans doute été très solide. Elle se marie en 1784 avec André‑Marie Gautier, marquis de Montgeroult (1736‑1793), de vingt‑huit ans son aîné, qui lui laisse son nom pour la postérité. Elle fréquente le compositeur et violoniste Giambattista Viotti, dont elle arrangera des concertos pour le seul pianoforte. La Révolution la ruine. Elle fuit à Londres puis en Italie où les Autrichiens l’arrêtent avec son mari, qui, vieux et infirme, y décède d’ailleurs dans une geôle. Elle est ensuite dénoncée devant les Jacobins. Arrêtée, son sort paraît scellé mais la marquise Hélène de Montgeroult, enfermée à la Conciergerie à la fin du printemps 1794, sauve sa tête en interprétant au piano Ma Marseillaise devant le Comité de Salut public. On peut d’ailleurs noter que des instruments, à défaut de têtes, ont pu être sauvés grâce justement à La Marseillaise. Il en a été ainsi de l’orgue de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Saint‑Maximin ou de celui de la cathédrale de Belfort. Mais si l’on comprend que l’arrestation d’Hélène de Montgeroult par les Autrichiens a pu être un atout déterminant, comme certains appuis politiques et celui du fondateur du Conservatoire, Bernard Sarrette, l’auteur aurait peut‑être pu tenter une explication complémentaire : Hélène de Montgeroult enseignait au Conservatoire, institution de la Révolution, ce qui ne pouvait qu’être bien perçu, et y donnait des cours sur un instrument qui ne pouvait, contrairement au clavecin ou à la harpe, être rattaché à l’Ancien Régime. Il s’agissait d’un instrument « nouveau » pour des temps nouveaux. En outre, Hélène de Montgeroult était musicienne. Elle n’avait pas peint les élites comme Elisabeth Vigée Le Brun, son amie contrainte à l’exil ; elle n’avait point écrit de romans, de poèmes ou d’essais philosophiques, ce type d’écrit présentant sans doute plus de risques que des notes sur une portée, les contre‑exemples de Schönberg ou de Chostakovitch, menacés pour leurs notes justement, étant bien plus tardifs. Une compositrice, quoique noble, était peut‑être moins vulnérable qu’un auteur ou une autrice d’écrits. Jérôme Dorival observe d’ailleurs que les pièces d’Hélène de Montgeroult ne sont assorties d’aucun titre comme chez Rameau ou Haydn par exemple ou plus tard chez Beethoven ; elles n’ont pas de programme : elles n’illustrent rien, n’imitent pas la nature ; elles n’expriment qu’elles‑mêmes ou leur propre forme. C’est même leur abstraction qui en fait l’intérêt pourrait‑on ajouter.


En tout cas, on retient du panorama historique de la période, brillamment dressé par Jérôme Dorival, que la Révolution n’a pas présenté d’avancée significative en faveur des droits des femmes contrairement à ce qu’elle a signifié pour les droits de... l’Homme. L’historien montre que la Révolution a même constitué une sorte de régression pour les femmes. Une loi de 1795 les exclut de la vie culturelle publique et les Montagnards, dont Robespierre, ont été, contrairement à ce qu’on pourrait penser, très en retrait sur les questions féministes, les Girondins, les perdants, se révélant bien plus engagés en la matière, comme d’ailleurs sur la question de l’esclavage, rappelle Jérôme Dorival. L’auteur aurait pu indiquer au passage en effet qu’Olympe de Gouges, fameuse rédactrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, a été guillotinée en... 1793. Mais il relève bien que les femmes ont été d’emblée absentes de l’Institut de France, des salons de peinture, contrairement à la période antérieure, comme des grandes écoles nouvellement crées. Il en faut de peu qu’il en soit de même du Conservatoire, créé en 1795, n’était la forte personnalité d’Hélène de Montgeroult.


De ce tableau passionnant, on discutera cependant l’assertion selon laquelle (p. 116) « les paysans ont tout de même plus émigré que les nobles et ont aussi été plus guillotinés qu’eux ». Elle n’est pas étayée. En fait, les paysans n’ont pas quitté leurs terres, leurs fermes et leurs animaux. Cela leur aurait été difficile. Avec quels moyens et pour rejoindre quels amis et quelle famille à l’étranger seraient‑ils partis ? En outre, les victimes de la Terreur furent plutôt les boutiquiers, les artisans et les habitants des faubourgs.


Quoi qu’il en soit, après le sauvetage in extremis d’Hélène de Montgeroult, il lui faut travailler, chose qui aurait été impensable sous l’Ancien Régime compte tenu de son statut de noble. Alors que l’état de guerre milite en faveur des musiques d’harmonie, mettant en valeur les cuivres et les percussions susceptibles d’être joués en plein air, et de la production de musiques pour les fêtes de la Révolution, Hélène de Montgeroult trouve ainsi, en  794, un emploi de professeur de clavier à l’Institut national de musique, issu de la volonté des musiciens eux‑mêmes, avant sa transformation en Conservatoire, en 1795. Son directeur, Bernard Sarrette, la soutient et elle finit par y être nommée officiellement. La détente politique et une indemnisation pour les avanies subies en Italie lui font pourtant quitter le Conservatoire, sur le déclin il est vrai, en 1798, après seulement trois ans d’enseignement. Elle s’était remariée en 1797 avec un patron de presse, plus jeune, dont elle divorcera en 1802, et donne naissance à son unique enfant, Aimé Charles, appelé plus tard Horace His de La Salle. Elle fréquente alors le monde diplomatique, les politiques de l’époque, dont Pierre‑Louis Roederer et Talleyrand (intéressants portraits), Hélène de Montgeroult penchant clairement, on le comprend, du côté des modérés. Elle s’éprend ensuite d’un certain Louis Girod de Vienney, baron de Trémont, homme de grande culture, mais se remarie une troisième fois, en 1819, à 56 ans, avec un général de Napoléon, Edouard Dunod, comte de Charnage, encore plus jeune que ses précédents compagnons, ce qui ne l’empêchera pas de mourir à 42 ans.


Si la vie d’Hélène de Montgeroult durant la période révolutionnaire, pleine de rebondissements et d’incertitudes comme chacun sait, constitue une véritable aventure méritant le détour, les pages consacrées au rôle d’une revue comme la Décade philosophique, littéraire et politique, à la fois austère et moderne, qui prône une instruction physique, intellectuelle et morale gratuite pour former des esprits libres et positifs, dans un esprit proche de celui de la compositrice, ne sont pas moins intéressantes. La suite captive moins. L’ouvrage permet certes au lecteur de suivre ce qu’on peut savoir des voyages d’Hélène de Montgeroult et l’auteur va jusqu’à mentionner ses différentes habitations parisiennes démontrant la claire volonté d’exhaustivité de l’auteur et sa méticulosité. Mais il y a en fait moins de détails et il y a probablement moins à dire. On comprend simplement que c’est la Restauration qui permet à Hélène de Montgeroult de revenir dans le grand monde, nonobstant ses inquiétudes liées à son dernier mariage qui pourrait l’étiqueter comme « bonapartiste », ce qu’elle n’est pas. Et on retient qu’après le décès de son dernier mari en 1826, toute l’attention d’Hélène de Montgeroult se portera sur son fils et son Cours complet (deuxième édition en 1820), tandis qu’en retour son fils, décrit comme un grand amateur de peinture et resté sans descendance, s’occupera aussi beaucoup d’elle, les problèmes de santé de la marquise s’accumulant jusqu’à sa mort, à l’âge de 72 ans, vingt ans après l’achèvement du Cours complet, après lequel elle n’avait d’ailleurs plus rien composé.


Faut-il qualifier Hélène de Montgeroult de génie comme le fait Jérôme Dorival, puisqu’il reprend le mot dans le sous‑titre du livre ? L’auteur tente de sérier la définition de « génie » pour se justifier et retient le qualificatif pour la marquise en raison de la richesse incroyable de ses compositions et de son anticipation d’une forme promise à un bel avenir avec Chopin, Schumann, Liszt, Brahms, Bartók, Ligeti, auxquels on pourrait ajouter Scriabine et Glass : l’étude, celle‑ci allant à l’évidence bien plus loin que le simple « exercice », comme il en existait jusqu’alors. Mais en fait, on a un peu de mal à percevoir l’influence qu’a pu exercer Hélène de Montgeroult. L’ouvrage explique bien celle qu’elle a eue, en tant que pédagogue, sur un Johann Baptist Cramer, qu’elle rencontre, ou sur Antoine Marmontel, qu’elle ne croise pas et qui fut un grand professeur de piano, notamment pour Bizet, Debussy ou Albéniz. Peut‑on parler pour autant de génie, marqueur d’un avant et d’un après, alors que son Cours complet a été peu diffusé et consiste principalement à accompagner le pianiste en formation dans sa maîtrise d’un instrument qui va d’ailleurs disparaître au profit du piano ? Que pourrait d’ailleurs en tirer un pianiste d’aujourd’hui en dehors de quelques conseils pour interpréter la propre musique d’Hélène de Montgeroult ou aborder le pianoforte ?


Les trois volumes du Cours complet, entrepris vers 1788 et terminé en 1812, ont été publiés en 1816. Expliqueraient‑ils le « génie » d’Hélène de Montgeroult ? Difficile de l’avancer. Ils font l’objet d’une description éclatée mais détaillée. Mais quelle en a été encore une fois l’influence ? Malgré le brio des rapprochements, elle semble avoir été somme toute limitée. Il y a d’ailleurs eu peu d’exemplaires écoulés. L’auteur ne parvient pas à démontrer une quelconque influence sur Felix Mendelssohn nonobstant l’enseignement de Marie Bigot suivi par lui à Paris. Jérôme Dorival indique certes l’influence que la compositrice a pu exister sur un Sigismund Thalberg, via Trémont, mais où est passé Thalberg ? A Naples, pour faire du vin, oublier ses joutes avec Liszt et même tout simplement le clavier, et se faire oublier jusqu’à aujourd’hui et probablement demain... Muzio Clementi, sensible au souci constant d’Hélène pour l’expression et l’art de faire chanter l’instrument, et Johann Baptist Cramer, auteur de deux volumes d’un Studio per il pianoforte comportant chacun quarante‑deux « exercices », admirés par Beethoven et Schumann, lui ont rendu hommage et Beethoven a pu entendre parler d’Hélène de Montgeroult par l’intermédiaire de Trémont mais rien ne le prouve. Jérôme Dorival effectue encore des rapprochements suggestifs entre telle Etude et une des Trente‑deux variations de Beethoven, ou telle autre et une des Bagatelles de l’Opus 33 du même Beethoven mais il reste très prudent, sentant bien qu’on est aux limites de ce qu’il est possible d’affirmer. L’influence, très indirecte, que la marquise aurait pu avoir sur Beethoven pourrait plutôt concerner sa façon de jouer, Beethoven ayant été un admirateur de Cramer avant que le Britannique ne soit perçu comme un concurrent. Mais là encore rien n’est sûr, le Viennois d’adoption ayant été largement un autodidacte, comme Chopin. Cela étant, Jérôme Dorival va jusqu’à présenter, pour la première fois en français, les annotations de Beethoven sur vingt et une études du volume 1 du Studio de Cramer mises en regard de pages d’Hélène de Montgeroult. C’est technique mais impressionnant même si cela concerne plus encore une fois le jeu, la façon d’aborder le clavier, que la composition elle‑même. Tout ceci n’invite pas vraiment à parler de « génie ».


On retient en tout cas de la présentation du Cours complet, une quasi‑obsession du phrasé et du legato, sous l’influence du chant italien, alors que son instrument n’autorise pas la prolongation du son, ce qui ne cesse de troubler Hélène de Montgeroult. La main droite doit faire office de chanteur tandis que la gauche remplit les fonctions de l’orchestre. Jérôme Dorival prolonge l’analyse en comparant le Cours complet à la Méthode d’Adolphe Adam, sur la position du corps, des bras, des mains, sur l’usage du pouce (qui, chez la marquise, doit pouvoir frapper les touches noires), l’équilibre entre le pouce et le cinquième doigt, l’usage modéré des pédales, le rubato... Ces passages intéresseront surtout les personnes passionnées par la technique pianistique et l’histoire de la pédagogie. C’est encore très pointu et on s’y perd un peu. Il arrive d’ailleurs à l’auteur de mentionner sur une seule page une dizaine d’Etudes qu’évidemment le lecteur n’a pas dans l’oreille. La connaissance des Etudes par Jérôme Dorival donne le tournis.


On aurait aimé que l’auteur replace plutôt ce Cours complet dans une perspective plus large afin de mieux en mesurer l’intérêt. Sa pédagogie est rapprochée mais trop rapidement de celle d’une Maria Montessori, où le respect de l’autonomie de l’élève, futur professionnel dans l’esprit de la marquise, est central, car que dit en effet le Cours au lecteur, au pédagogue, au pianiste professionnel ou amateur d’aujourd’hui ? Est‑il intéressant pour interpréter autre chose que les pages d’Hélène de Montgeroult, autre chose que celles qui ont été écrites pour le pianoforte ? Celui qui se destine à la carrière l’aura peut-être déduit à la lecture de l’ouvrage de Jérôme Dorival mais sans doute pas le simple mélomane. Les conseils de la pédagogue sur l’expression, le rejet des excès, de l’emphase et le legato paraîtront en outre à la fois banals à nos yeux, relevant de l’évidence et adaptés à un certain type de répertoire mais que peut‑on en tirer en dehors du fait qu’ils constituent une étape dans l’histoire de la pédagogie ?


La création strictement musicale d’Hélène de Montgeroult justifie‑t‑elle de son côté, à elle seule, qu’on parle de génie ? La lecture de l’ouvrage et l’écoute des œuvres enregistrées invitent à la nuance. Relevons tout d’abord avec l’auteur qu’Hélène de Montgeroult n’a pas composé pour l’opéra et l’orchestre. Nulle symphonie ou concerto n’est à son catalogue. Son œuvre n’est consacrée qu’au pianoforte ou peu s’en faut. Or ses Sonates, contemporaines de celles de Haydn et clairement classiques, sont assurément de qualité mais demeurent quand même un cran nettement en dessous de celles de Mozart ou de Haydn, qu’elle connaît, ou de Beethoven qu’elle ignore sans doute. Les pluies de notes, sans répit, sans mouvement lent, avec peu de relances, les plombent. Ces Sonates nous touchent‑elles comme celle des compositeurs viennois ? Nous emportent‑elles autant ? Pas vraiment en vérité, nonobstant leur intérêt. Jérôme Dorival note d’ailleurs que la compositrice finit par se détourner de la forme sonate comme si elle avait pressenti qu’elle ne pourrait faire mieux que les Viennois. Sa voie, c’est l’étude. On comprends donc que l’auteur s’attache légitimement à ce volet de sa création, le plus originale, et analyse, à la fin de l’ouvrage, la portée des cent quatorze Etudes incluses dans les deuxième et troisième volumes du Cours complet d’Hélène de Montgeroult. Il en dresse une typologie au moyen de termes inconnus de la compositrice (impromptus, moments musicaux...) mais éclairants sur leur caractère et leur nouveauté, annonçant le romantisme. Ces Études sont effectivement souvent admirables. Et là, si le « génie » peut encore se discuter, l’incroyable talent d’Hélène de Montgeroult est incontestable et les analyses de Jérôme Dorival, extrêmement fouillées, le confirment et ne peuvent qu’exciter la curiosité du mélomane qui les ignorerait.


Pourtant, si le style musical d’Hélène de Montgeroult paraît novateur et sa musique nous parle encore, ce qui est le plus important, il faut reconnaître qu’il n’a eu, historiquement, qu’un impact fort limité sur la génération romantique, pour ne pas dire nul. Hélène de Montgeroult a rapidement été oubliée et Mendelssohn, Chopin, Brahms et surtout Schumann, qui a quand même beaucoup écrit sur ses contemporains ou prédécesseurs, n’en parlent par exemple pas. Les rapprochements effectués par Jérôme Dorival entre tel ou tel passage des Etudes symphoniques ou du Carnaval de Schumann n’emportent notamment guère la conviction. Si la compositrice connaît la musique de Mozart et de Haydn, la réciproque n’est pas vraie. Il en est de même pour la génération suivante.


Néanmoins, très intéressantes sont, à l’occasion de ces mises en regard, les pages de Jérôme Dorival rappelant l’attachement d’Hélène de Montgeroult pour la musique « ancienne » telle qu’opposée à la musique « contemporaine » de l’époque, celle qu’on vient d’évoquer et que la marquise appelait « moderne », bien avant que Mendelssohn ne consacre d’une certaine façon la distinction au travers de la célèbre redécouverte de la Passion selon saint Matthieu en 1829. Jérôme Dorival souligne à juste titre le caractère particulièrement novateur de cette attitude envers la musique « ancienne ». Sans doute Hélène de Montgeroult ne la définit‑elle pas véritablement, comme au demeurant l’auteur, mais on peut penser qu’il s’agit de la musique baroque et essentiellement de Bach et Haendel. On est néanmoins surpris que cet intérêt soit comme compensé par le jugement de la marquise sur la « simplicité » de la musique ancienne. Les pages pour clavier de Johann Sebastian Bach ou de Domenico Scarlatti ne répondent pas vraiment nous semble‑t‑il à ce caractère. Mais la curiosité d’Hélène de Montgeroult en la matière est vraiment originale.


L’ouvrage, signé d’un passionné, ce qui n’exclut pas la rigueur, invite au total à une réévaluation d’ampleur de la compositrice et plus généralement de la figure singulière d’Hélène de Montgeroult mais, au‑delà, c’est une mine. Fruit d’un travail considérable, il comporte des réflexions générales absolument stimulantes sur l’art et la musique, au croisement de l’histoire, la musicologie et la sociologie, par exemple sur ce que sont le génie, le goût ou l’œuvre « révolutionnaire ». On ne peut naturellement les reprendre ici. Il faut se borner à en souligner la richesse et inviter le curieux à les découvrir. Aucune n’est inutile ou hors de propos.


Notons enfin que l’ouvrage est agrémenté de reproductions de beaux portraits, gravures ou peintures, comprend de nombreux extraits de correspondances et intègre une bibliographie complète (ouvrages postérieurs à 1950), une filmographie et une discographie (à jour du disque de Lucie de Saint‑Vincent consacré en 2024 à des œuvres d’Hélène de Montgeroult et de Marie Bigot de Morogues, autre pédagogue), ainsi qu’un catalogue chronologique des œuvres de la marquise et un monumental index de quatorze pages serrées. L’ensemble montre encore tout le sérieux et l’ambition de l’entreprise.


Et il faut saluer aussi encore une fois l’audace de l’éditeur. Elle n’est pas si fréquente. On a déjà eu l’occasion dans ces colonnes de souligner la qualité et l’intérêt de ses publications. Ici, les éditions Symétrie, maison indépendante fondée en 1999 à l’initiative de musiciens diplômés du Conservatoire supérieur de musique et de danse de Lyon, font fort en ne renonçant pas à la publication d’un ouvrage si dense, à l’érudition folle, parfois très technique, et au total original, sur une compositrice méconnue. L’éditeur a osé : chapeau !


Maintenant, il faut écouter Hélène de Montgeroult et l’enregistrer. L’ouvrage fait état d’une vingtaine de disques. On progresse mais leur qualité est, disons, inégale. Il conviendrait, comme on le disait à propos d’un disque récent, que des pianistes de renom s’y attaquent au lieu d’enregistrer les mêmes œuvres déjà captées mille fois et de surcroît sous les meilleurs doigts. Ce serait le plus grand service, après l’ouvrage de Jérôme Dorival, sans doute définitif, que l’on pourrait rendre maintenant à l’œuvre d’Hélène de Montgeroult. Elle le mérite.


Stéphane Guy

 

 

 

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