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10/29/2023
Lukas Haselböck : Rendre audible l’inaudible – Sur la musique de Gérard Grisey
Contrechamps Editions – 333 pages – 28 euros





En l’espace de six ans, le monde musical perdit Gérard Grisey à l’âge de 52 ans en 1998, et Fausto Romitelli à l’âge de 41 ans en 2004. Nombreux sont les créateurs à leur accorder depuis leurs suffrages. L’auteur des Espaces acoustiques (1976‑1985) passe pour l’un des grands représentants du spectralisme – le terme a été forgé par Hugues Dufourt. L’influence de ce mouvement outrepasse grandement ses limites avouées et l’on peut dire qu’il a gagné en imprégnation diffuse ce qu’il a perdu en cohésion apparente.


Grisey se défendait pourtant d’être un « spectraliste », considérant que ce concept ne saurait couvrir certains aspects essentiels de son écriture ; ainsi en va‑t‑il de ces mots‑valises censés réifier des personnalités que le hasard réunit un temps sous la même bannière avant que la vie ne les amène à emprunter des trajectoires dissemblables (on songe à Delacroix, qui se voyait en « pur classique », ou à Foucault, qui récusait le qualificatif de « structuraliste »).


Là n’est pas le moindre mérite de Lukas Haselböck que de nous désabuser de certaines idées reçues, à commencer par celle consistant à opposer frontalement musique sérielle et musique spectrale : « nous soutiendrons à l’inverse que ces dernières peuvent dans une certaine mesure être considérées comme un développement, comme une Durchführung ou une anamnèse de la musique des années 1950 et 1960 », précise-t-il dans l’introduction. Le musicologue autrichien a moins pour objectif de proposer une biographie à visée pédagogique (du type l’homme et son œuvre) qu’une étude savante dont le cœur de la problématique se situe entre « ce qui est écrit et ce qui s’entend », entre « ce qui est conçu et ce qui est perçu » ; d’où le sous‑titre : « Rendre audible l’inaudible ». A une vue d’ensemble du catalogue de Grisey, qui dégagerait ses grandes lignes de force et expliciterait son rayonnement sur les musiciens d’aujourd’hui, Lukas Haselböck a prédilectionné une approche oblique, où l’anamnèse (musicale, conceptuelle, philosophique) se conjugue au forage de quelques partitions.


Les sections intitulées « Figure », « Forme » et « Temps » offrent une vue en coupe des plus emblématiques d’entre elles, traversées par les notions de modernité, structuralisme et même postmodernité – on sait que Grisey, selon le témoignage de Philippe Hurel, prit ce dernier terme à son compte au sujet des Quatre Chants pour franchir le seuil (1996‑1998), dont Lukas Haselböck propose une analyse détaillée. Dans cette œuvre ultime, Grisey a triomphé avec une aisance singulière du redoutable problème toujours posé aux novateurs qui consiste à revêtir son intention de tous les agréments qui peuvent la rendre plus persuasive et plus universellement attachante, sans renoncer à ses exigences. Mieux : le compositeur semblait avoir atteint un nouveau « seuil », cependant que l’homme franchissait celui d’où l’on ne revient jamais. Reste le chef‑d’œuvre (le dernier du XXe siècle ?), qui brille aujourd’hui de l’incorruptible éclat d’une beauté intransigeante.


Cette irruption de Gérard Grisey sur la scène musicale n’est pas sans intercesseurs : elle s’inscrit dans la lignée de son maître Olivier Messiaen (« Figure et structure ») et de certaines grandes figures comme Stockhausen (« Forme ») et Ligeti (« Temps »). Lukas Haselböck a beau jeter un pont entre le concept de « devenir » chez Deleuze et les phénomènes « transitoires » dans la musique de Grisey, il épingle en contrepartie l’aporie que rencontre la déterritorialisation (terme deleuzien par excellence) du champ philosophique au champ musicologique de certaines notions ; ainsi du « postmodernisme ».


On le voit : le procédé de Haselböck est un procédé du contraste, de la distinction, où une remarque gagne toute sa profondeur lorsqu’elle peut être affermie ou nuancée par le parallèle, voire le contre‑exemple. « Nous ne ressentons que par comparaison », disait Malraux.


Il ressort de la partie éponyme du livre, « Rendre audible l’inaudible », la volonté pragmatique de Grisey de communiquer des choses, de les sentir plutôt que de les décréter de manière abstraite depuis « l’espace » confiné de l’atelier, comme l’atteste cette déclaration : « La structure, quelle que soit sa complexité, doit s’arrêter à la perceptibilité du message ».


Haselböck ayant pris à tâche de solliciter le domaine philosophique autant que le domaine musical, il lui arrive de s’adonner sur plusieurs pages à une exégèse de la pensée de Deleuze où notre attention, confessons‑le, a flotté. De même, le détour par une œuvre de Brian Ferneyhough en préambule de l’analyse des Quatre Chants nous a semblé dispensable. Là où il y a beaucoup, il y a trop, aussi bien pour l’auteur qui devient inégal, que pour le lecteur qui devient distrait.


La densité du propos réclamait un traducteur à la hauteur. Martin Kaltenecker, germaniste accompli et musicologue, est l’homme de la situation. S’il ne peut rendre le style plus gouleyant qu’il ne l’est, sa traduction trouve le juste équilibre entre précision terminologique et clarté du discours. L’acribie coutumière aux Editions Contrechamps dans la reproduction des exemples musicaux, le référencement et l’apparat critique méritent les éloges.


Jérémie Bigorie

 

 

 

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