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04/13/2023
Pascal Decroupet : Karlheinz Stockhausen / Gruppen
Contrechamps poche – 372 pages – 15 euros


Must de ConcertoNet





« Si Dostoïevski a dit un jour que la littérature russe est sortie du Manteau de Gogol, alors toute la musique du XXe siècle d’après 1950 est sortie de Gruppen », devait déclarer Győrgy Kurtág. Cinquante ans plus tard, on partage la stupéfaction du Hongrois devant l’accomplissement et l’originalité de l’œuvre, fruit d’un orphelin de l’après‑guerre dans sa vingtaine, même si d’aucuns, bons marxistes, s’emploieront à mitiger cette originalité en pointant dans la partition des vestiges de la tradition : Helmut Lachenmann épinglera un effet cadentiel en si majeur ; Luigi Nono déplorera un style « figuratif » et une spatialisation issue des antiphonies vénitiennes.


Pascal Decroupet, professeur à Liège et à l’Université Nice-Sophia-Antipolis, mène l’enquête ; elle se nourrit d’un va‑et‑vient constant entre les solutions adoptées par Stockhausen et ses écrits théoriques (Comment passe le temps, 1957). Elle fait aussi la navette entre l’amont et l’aval, c’est‑à‑dire entre l’élaboration conceptuelle et les accommodements pragmatiques et autres « procédés de filtrages contextuels » auxquels ont contraint Stockhausen le principe fondamental d’autosimilarité entre les niveaux (garant de cohérence du projet sériel) ou, tout simplement, le réel (données organologiques, limites des interprètes et du degré de perception humaine). Place est aussi faite à ce que Decroupet appelle « hasard heureux », comme « la décision parfaitement arbitraire » pour référence de l’organisation des hauteurs de lire le plan temporel en rétrograde une octave plus haut. Si l’on en croit Pascal Dusapin, un Iannis Xenakis faisait montre de la même liberté avec les calculs mathématiques qu’il avait savamment planifiés...


L’une des préoccupations majeures est la notion de continuum, laquelle engendre une échelle affinée de valeurs intermédiaires qui servent d’échelons entre les extrêmes (son/bruit, long/court, rapide/lent). Le « changement de paradigme » est la hiérarchie du sonore non plus à partir des hauteurs, mais à partir du rythme. Quant à la généralisation de la série, elle n’opère pas seulement au niveau des quatre dimensions acoustiques connues (hauteur, durée, intensité, timbre), mais aussi au niveau paramétrique de densité, degré d’ordre et, bien entendu, spatialisation : les cent neuf musiciens requis (dont douze percussionnistes et une importante partie de piano et de guitare électrique) sont ventilés en trois orchestres séparés, chacun ayant son propre chef d’orchestre. La raison en est que, au cours d’une grande partie de l’œuvre, les trois orchestres jouent en même temps à des tempos différents.


Pascal Decroupet commence son étude en décrivant de manière simple trois passages révélateurs. Ce guide d’écoute, étendu cette fois‑ci à l’ensemble de l’œuvre, fera l’objet du chapitre 7 « Ecouter Gruppen », où sont convoqués des éléments vus auparavant. Une explication par l’exemple bienvenue en ce qu’elle incarne auditivement des notions qui, sans cela, seraient restées nébuleuses, et qui s’imposent d’autant plus aisément que « le compositeur a véritablement cherché à ancrer certains points saillants de la musique dans la conscience de l’auditeur ». L’analyse proprement dite de la partition s’appuie notamment sur des documents conservés à la fondation Paul Sacher de Bâle : ils permettent de tracer la généalogie de Gruppen, que Decroupet nous restitue avec un luxe de détails (tableaux, graphiques, classes d’intervalles, séries, etc.) appréciable. On regrettera simplement l’absence d’un glossaire qui définirait certains termes et expressions du type « harmoniques rythmiques ».


Cette analyse est étayée de précisions historiques inédites : l’auteur donne bien à saisir le bouillonnement intellectuel qui régnait à cette époque à Darmstadt, dont le festival passait pour la Mecque de l’avant‑gardisme musical occidental. Il retrace avec précision la chronologie, émaillant son discours d’extraits de correspondances entre Boulez et Stockhausen, et de mises en perspective avec des œuvres de ses contemporains (Messiaen, Boulez, Pousseur, Goeyvaerts) et les siennes propres, qui agissent comme un placenta à Gruppen : ainsi de Studie I, où « se concrétise pour la première fois l’idée de porter les proportions qui relient les différents termes d’une série jusque dans le domaine du timbre ».


Frappe chez Stockhausen l’articulation entre « principe unitaire » et « intuition » : le formalisme des premiers Klavierstücke penchait d’un côté ; la parenthèse hippie à venir (Aus den sieben Tagen, 1968) penchera de l’autre. La dialectique à l’œuvre dans Gruppen tranche avec ces postures univoques en même temps qu’elle préfigure le vaste édifice de Licht (1978‑2003), fondé sur une même formule matricielle.


Après les Etudes de Ligeti, sur Incises de Boulez, Fragmente-Stille, an Diotima de Nono, la Symphonie pour un homme seul de Schaeffer/Henry, la collection Poche des éditions Contrechamps s’enrichit d’un volume essentiel.


Jérémie Bigorie

 

 

 

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