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07/18/2013
Christophe Casagrande : Maurice Ohana ou la musique de l’énergie

Aedam Musicae – 208 pages, 20 € – Préface de Jésus Aguila, postface de Guy Reibel





Quand Martine Cadieu, femme de lettres et journaliste à la radiodiffusion-télévision, demanda à Maurice Ohana (1913-1992) si de la nature venait une vision, Ohana répondit aussitôt: «De l’énergie surtout». C’est une remarque qui va pleinement dans le sens de la thèse de Christophe Casagrande, docteur en musicologie, compositeur, enseignant, musicien et chercheur, qui perçoit l’énergie comme l’élément essentiel de l’œuvre du compositeur, et c’est avec une semblable énergie intense, tendue, bouillonnante et structurée, qu’il démontre très clairement où, en quoi et comment la musique d’Ohana est d’abord énergie. Il part de l’énergie gestuelle de l’écriture même – gestes, gestuelles, «gestures» et gestiques d’une durée relativement réduite – pour aller vers l’énergie séquentielle, statique ou dynamique, dans plusieurs acceptions du terme «séquence». La troisième forme est l’énergie rythmique ou plutôt la «rythménergie», puisqu’il ne s’agit pas tant de rythme comme unité mesurable que de mouvement rythmique dans un flux instinctif.


Christophe Casagrande est tout à fait convaincant. Il ouvre des fenêtres, des perspectives, des horizons. Il élargit les dimensions des étendues et de l’espace. Allant du plus petit (quelques notes, le geste) au plus grand (un passage, la rythménergie), il multiplie ses angles d’attaque, il innove, il reformule, il définit ses termes par ce qui est et par ce qui n’est pas, il étaie ce qu’il avance par des exemples et des extraits de partition et l’illustre par des schémas, des diagrammes et des tableaux récapitulatifs d’une clarté synthétique absolue. Après la lecture de l’ouvrage, on n’écoute pas tout à fait de la même oreille les compositions de Maurice Ohana.


Résumer sa démarche ne fait qu’effleurer la surface d’un monde de pensées exponentielles. Toutefois, il présente tout d’abord les trois grandes formes de l’énergie gestuelle ohanienne, qui se produit par à-coups, avec ou sans résonance, empilement ou répétition, par écoulement en un flux horizontal simple ou stratifié, et par élan, simple ou composé. Les silences accentuent le geste et les trilles, anacrouses et glissandos le soulignent à l’horizontale. Les différents timbres et registres instrumentaux ou orchestraux et la permanence du fondu sonore des strates en nuancent la qualité verticale par contraste et par relief. Le mouvement général est un devenir en expansion coalescente. Les «gestes» se groupent en relations spatio-temporelles et deviennent séquences qui se divisent en deux formes de champs, statique et dynamique. Son examen des champs statiques principalement à partir du Concerto pour piano (1980) se révèle plus particulièrement passionnant. Il démontre que l’immobilité n’est qu’apparence: c’est un statisme dynamique mu par l’intérieur «en forces, en intensités, en vibrations et interactions» composées d’«entrecroisements de notes, d’enjambements, de tuilages, de tissages par coagulation de hauteurs et de rythmes». Si les champs statiques sont un jardin vivant, les champs dynamiques sont telles les orientations d’un vol d’oies sauvages. Ils se composent d’énergies cinétiques qui évoluent par force propulsive et interactive, par accumulation, par densification et par complexification, avec un effet de spontanéité.


Les deux champs se restituent dans le cadre plus vaste de la rythménergie, les rythmes innervés en une énergie relationnelle qui n’est pas dans l’attaque ou dans la conclusion mais entre, c’est une «inter_zone», un continuum, de propagations et de proliférations rythmiques intimement reliées aux autres paramètres. Casagrande densifie le propos en démontrant comment, chez Ohana, le rythme n’est pas une représentation temporelle fixe mais une activité interne et fusionnelle à tempos variables et empilables énergisant les autres paramètres du son, ainsi reliés, combinés et interpénétrés.


A Pierre Ancelin, Ohana précisait: «Les formes en soi ne m’intéressent pas. Je me considère dans une époque pré-classique, une époque chaotique où la forme est déterminée par le germe même da la matière sonore. Par conséquent, elle est très différente d’une œuvre à l’autre et elle ne s’accommode absolument pas de description logique ou linéaire». C’est une observation qui correspond étroitement aussi bien à la perception personnelle que Christophe Casagrande peut avoir de la musique d’Ohana qu’à l’approche musicologique qu’il considère en adéquation. Sans nier l’utilité de l’analyse musicale classique, il bouscule la méthodologie établie et incite à une approche qui, au-delà d’une analyse des procédés et des formes – ce qui pourrait n’être qu’une vue de l’esprit car la musique est ailleurs –, cherche à comprendre les forces et les processus énergétiques en perpétuel devenir.


Si le texte est dense et parfois touffu, si ses théories s’élèvent à l’occasion vers des généralisations d’une abstraction mystico-philosophique, si le langage abonde en termes pointus, musicologiques ou linguistico-psychanalytico-métaphysiques, le style brillamment cumulatif de cet ouvrage séduit autant que ses brillantes démonstrations. Casagrande aime les mots. Etincelants et inspirateurs, ils déferlent, lame après lame, en un riche flux d’énergie irréfrénable. Le célèbre aveu de Pablo Neruda pourrait être le sien: «Il est des mots que je poursuis... [...] Je les attrape au vol quand ils bourdonnent et je les retiens, je les nettoie, je les décortique. [...] Et alors, je les retourne, je les agite, je les bois, je les avale, je les triture, je les mets sur leur trente et un, je les libère... Je les laisse comme des stalactites dans mon [écrit], comme des bouts de bois poli, comme du charbon, comme des épaves de naufrage, des présents de la vague...». Casagrande écrit comme on pourrait composer une fugue ou créer un contrepoint d’une heureuse complexité. Chaque notion, chaque terme double devient une série qui se présente sans ambages puis en rétrograde, en inversion, en miroir, ou en retournements éclatés. Ce modus operandi n’est jamais gratuit – il sert à éclaircir, préciser, nuancer, approfondir, étendre, comme la réalité concrète d’un polyèdre, sa solidité même, se saisit mieux quand on en a touché et examiné toutes les faces et projeté une image mentale de sa translucidité éventuelle et de son irisation possible ou de sa densité et de son noyau caché.


Les mélomanes apprécieront cette vision multiple et nouvelle de la musique de Maurice Ohana. Qui aime les mots prendra un plaisir gourmand à sa révélation.


Le site des Amis de Maurice Ohana


Christine Labroche

 

 

 

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