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05/19/2012
Eric Humbertclaude : La Liberté dans la musique (Beethoven, Souvtchinski, Boulez) – La musique, les pieds sur terre
Editions Aedam Musicae, mars 2012 – 223 pages, 20 €
Partant de Beethoven, de Boulez et de réflexions personnelles, ce récent ouvrage d’Eric Humbertclaude, organiste et musicologue, se cristallise progressivement sur la pensée et sur certains écrits de Pierre Souvtchinski (1892-1985), mécène, musicien et penseur revigorant qui, conséquemment à la Grande Révolution de 1917, quitta la Russie en 1919 pour les capitales européennes, s’installant définitivement à Paris six ans plus tard. Penseur multidimensionnel, eurasiste, ami et exégète de compositeurs tels Prokofiev, Stravinski et Miaskovski, soutien convaincu du Domaine Musical et à l’écoute de Messiaen et de son «école», critique musical et fondateur de revues, Pierre Souvtchinski prit une part active, mais médiatiquement discrète, à la vie intellectuelle et musicale en France jusque dans les années 1980.
En perpétuelle quête de définitions approfondies cernant les essentiels de la création artistique, du son et de sa perception et de la psychoacoustique, Eric Humbertclaude trouve en Souvtchinski un retentissant écho à rebours qui amplifie ses propres interrogations, et il propose d’en tenter un prolongement possible – un nouvel écho projeté en avant. Le chapitre d’ouverture établit un parallèle à cet écho multidirectionnel en dressant une corrélation sans causalité et sans conséquence entre le travail, peut-être intuitif, sur la vibration et sur la résonance d’un jeune Beethoven sur un piano encore en pleine évolution (analyse fascinante) et les travaux de Grisey et de Murail confrontés à un contexte sonore encore balbutiant – le sonogramme de l’acousticien Emile Leipp – qui leur a permis d’évoluer de nouveaux concepts musicaux, couramment regroupés sous le terme «musique spectrale». «Tous deux exploitent le sonogramme comme Beethoven la corde frappée». Dans un même esprit, cette fois dans l’attente d’un écho fertile encore à venir, la troisième section de l’ouvrage aborde la problématique des attitudes de «l’enfant gâté de la reconstruction franco-allemande: Boulez» et l’analyse de «Notations II», l’un des quatre volets parmi les douze de Notations pour piano (1945) que Pierre Boulez porta à l’orchestre entre 1980 et 1984. L’analyse musicale, illustrée d’extraits de la partition et de schémas descriptifs, souligne de manière percutante la «conception résolument acoustique» de la composition.
Entre et après ces deux pôles vient Souvtchinski, l’indiscutable fil rouge de la première moitié de l’ouvrage et auteur en majeure partie de la seconde. Deuxième section de l’ouvrage, ce premier volet directement à son propos retrace les horizons parcourus et son cheminement musical et philosophique en Russie et en France mais la seconde moitié du livre permet de l’appréhender par le biais de ses propres écrits. Effectivement, Humbertclaude propose trois «Paralipomènes» à ses propres textes: le principal comporte trente-six fragments choisis parmi les écrits inédits de Souvtchinski, pour la plupart en russe avec la traduction en vis-à-vis, que l’auteur fait précéder d’un précieux inventaire annoté des écrits retrouvés et d’une brève contribution de sa plume aux tribulations de l’historiographie souvtchinskienne. Hormis quatre textes plus tardifs en français, les écrits remontent à la période située entre 1915 et 1929. La clarté du propos, qui garde un intérêt de nos jours qu’il s’agisse du monde musical ou de l’esprit et des effets d’une révolution, se doit peut-être en partie à la limpidité de l’habile traduction de Galina Doudina.
Recueil d’essais seulement en apparence, La Liberté dans la musique est le troisième ouvrage consacré principalement à la pensée de Pierre Souvtchinski, et à son prolongement, écrit ou dirigé par Eric Humbertclaude, musicien, chercheur et archiviste infatigable. Parfois complexe ou poétiquement elliptique, compliquée par les notes très fournies en bas de page, presqu’un ouvrage en soi, la dense prose d’Eric Humbertclaude, malgré son intérêt, pourrait mettre au défi le lecteur «lambda» qui tiendrait à saisir pleinement la logique de l’agencement des différentes sections et du cheminement de la pensée qui les sous-tend. Aux moments plus délicats, au nombre desquels on décèle quelques comptes à régler, l’auteur procède par l’allusion et par le non-dit: il s’adresse nettement à un public cultivé qui détient d’avance certaines clefs et qui prend un plaisir intellectuel à l’ésotérisme relatif mais recherché du propos. On ressent néanmoins en filigrane une conviction permanente, une sincérité sans faille et un engagement tout à fait rafraîchissant qui s’animent du grand désir de porter les travaux de Souvtchinski à la connaissance d’un plus large public mélomane et d’encourager une réflexion à propos des problématiques de la création, et de la perception et de l’appréhension sensible du son, souhait encore renouvelé par le négatif autour de la musique purement électroacoustique et non-haptique lors de l’essai La musique, les pieds sur terre joint à l’ouvrage.
Christine Labroche
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