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Entretien avec Serge Dorny 11/09/2024
Le Bayerische Staatsoper : une maison en dialogue avec son temps
M. Blume, S. Dorny (© Axel König/Bayerisches Staatsministerium für Wissenschaft und Kunst)
Vous venez de présenter une reprise de la La Ville morte de Korngold. Pouvez‑vous nous parler de cette production ?
La Ville morte est une œuvre extraordinaire, mais extrêmement exigeante à jouer. La partition est d’une difficulté impressionnante à tous les niveaux. D’abord pour l’orchestre : nous avions huit contrebasses et seize premiers violons dans la fosse. L’exigence instrumentale est énorme, que ce soit pour les vents ou les cordes.
Ensuite, pour les deux rôles principaux, c’est vraiment infernal. Les tessitures exigées, aussi bien pour le ténor que pour Marietta, sont extrêmes, et il n’y a pas de moment de répit. De plus, la production de Simon Stone, que je trouve très intelligente, ajoute une exigence théâtrale considérable.
C’est le meilleur rôle pour Klaus Florian Vogt. Sa projection, sa technique est telle qu’on comprend chaque mot, même au-dessus de l’orchestre. Et Vida Mikneviciūtė est formidable dans le rôle de Marietta.
Il faut replacer cette œuvre dans son contexte historique. C’est une période idyllique de la composition, avec des sonorités extraordinaires. Quand on pense à Korngold, Zemlinsky, Hindemith, c’est une période absolument incroyable dans l’histoire de la musique, et de l’art en général, en termes de couleurs et de sonorités.
Ces dernières années, l’Opéra d’Etat de Bavière s’est distingué par des productions d’œuvres moins connues comme La Passagère de Weinberg ou Guerre et Paix de Prokofiev. Quelle est votre approche du répertoire ?
Il est important de comprendre l’histoire de cette maison. C’est une maison extraordinaire qui a créé des œuvres majeures – pensez aux opéras de Mozart comme Idoménée, à cinq opéras de Wagner, à Capriccio de Strauss. Cependant, quand on regarde le XXe siècle, on constate que le répertoire était souvent assez réduit. Le répertoire russe était quasiment absent. Certaines œuvres ont été créées très tardivement à Munich –La Dame de pique , par exemple, n’y a été jouée que cinquante ans après sa création. Il y avait très peu de Janácek, très peu de Britten.
Pour moi, Mozart, Wagner, Strauss, c’est notre ADN. Mais il est important de le compléter, de l’enrichir d’autres perspectives pour lui donner encore plus d’intérêt. C’est pourquoi j’ai voulu amener des œuvres issues d’autres compositeurs, d’autres cultures, qui apportent d’autres sonorités. Cette année, nous aurons Kátia Kabanová. Nous avons eu récemment Peter Grimes ou des œuvres contemporaines comme Bluthaus de Georg Friedrich Haas.
Comment le public de Munich réagit-il à ces choix ?
Nous avons un public unique au monde. Contrairement à d’autres grandes maisons d’opéra où l’attraction touristique est un facteur important, à Munich, 80 % de notre public est local. C’est un public connaisseur, qui a vu beaucoup de choses, qui a une capacité de comparaison, qui connaît les œuvres et les artistes.
Nous avions 20 000 abonnés avant le covid, nous en avons toujours autant. C’est remarquable quand on sait que certaines grandes maisons d’opéra ont perdu 50 % de leurs abonnés après la pandémie. Notre salle compte 2 000 places, ce qui est considérable pour une ville qui n’est ni Paris ni Berlin en termes d’habitants.
Enfin, quand on regarde la salle, on constate qu’il y a un plus grand mélange de générations que par le passé. C’était un objectif que je m’étais fixé.
Ces choix de programmation semblent souvent en résonance avec l’actualité...
Pour moi, l’opéra n’est pas uniquement un divertissement. C’est un lieu de rencontre, de débat, de dialogue. C’est un lieu où on peut vivre une même émotion en même temps, même si on n’a pas nécessairement besoin de partager le même avis. C’est un lieu de communion, dans un sens presque religieux.
Prenez La Passagère : cette œuvre nous confronte à une époque de notre histoire qui est maintenant distante de plusieurs générations. Quand la mémoire se perd, la conscience se perd aussi, et les démons resurgissent. L’histoire se répète comme si on n’avait rien appris. Il était important de monter cette œuvre, particulièrement dans le contexte actuel où l’antisémitisme refait surface dans toute l’Europe.
Nous avons fait des choix dans La Passagère. Nous avons retiré la partie russe mais cela permet de se rapprocher du livre de Zofia Posmysz. Cette dernière, qui a vu plusieurs représentations de l’opéra, avait fait des propositions à Weinberg et Medvedev qui n’avaient pas été retenues. Le choix que nous avons avec Vladimir [Jurowski] et Tobias [Kratzer] a été d’élaguer et je pense que c’était judicieux.
La production de Guerre et Paix a été montée peu après l’invasion de l’Ukraine. Comment avez‑vous abordé ce défi ?
Ce n’était pas évident. Beaucoup me conseillaient de ne pas le faire. Mais il faut voir le contexte : chez Tolstoï, il s’agit de l’invasion de la Russie par Napoléon. Quand Prokofiev compose l’œuvre, c’est l’invasion de la Russie par l’Allemagne. Nous avons réussi à réunir dans le casting des artistes de toutes les anciennes républiques soviétiques – Ukraine, Ouzbékistan, Moldavie... Ça a été à la fois une aventure artistique extraordinaire et une aventure humaine unique.
Quels sont les défis financiers d’une maison comme l’Opéra d’Etat de Bavière ?
Notre budget est d’environ 110-120 millions d’euros, dont 72 millions de deniers publics, majoritairement de l’Etat bavarois. Nos coûts fixes sont de 81‑82 millions. Donc, avant même d’avoir joué une seule représentation, nous avons un déficit structurel d’environ 10 millions. Les recettes que nous produisons – billetterie, mécénat – doivent financer non seulement les coûts des représentations mais aussi couvrir ce déficit.
Ce sont des bonnes nouvelles. Je remercie l’effort fait par l’Etat de Bavière et le ministre Markus Blume. Cela nous permet de continuer et de faire une politique artistique intéressante.
Quels sont les moments forts à venir ?
Je ne peux pas tout évoquer mais l’ouverture de la saison avec L’Or du Rhin sera un moment important. C’est une œuvre qui appartient à cette maison, qui y a été créée. Ce sera le premier Ring complet pour notre chef Vladimir Jurowski comme pour notre metteur en scène Tobias Kratzer. Il y aura beaucoup de prises de rôle, par exemple, Benjamin Bruns donnera son premier Siegfried.
Je suis également très impatient pour L’Amour de Danaé de Strauss, une œuvre complexe musicalement et dramaturgiquement, qui exige à la fois légèreté et gravité. Le rôle de Midas est d’une difficulté impressionnante.
Notre Festival de mai contemporain sera aussi un moment fort, centré cette année sur l’idée du temps et de l’illusion, avec deux œuvres d’inspiration japonaise : Das Jagdgewehr (Le Fusil de chasse) de Thomas Larcher, un opéra qui évoque le Rashomon de Kurosawa, où une même histoire est présentée par plusieurs personnages, ou Matsukaze de Toshio Hosokawa, qui raconte l’amour de deux sœurs pour un homme qu’elles ont toutes deux aimé.
Comment voyez-vous l’avenir de l’opéra ?
Pour assurer que la mémoire du passé reste présente, il faut écrire un avenir. C’est en continuant à nourrir le répertoire avec de nouvelles œuvres qu’on peut s’approprier le passé et le rendre vivant à travers le regard d’aujourd’hui. Je ne fais pas de l’opéra par nostalgie. L’opéra doit être d’aujourd’hui, pas d’hier.
[Propos recueillis par Antoine Lévy-Leboyer]
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