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Gloria! de M. Vicario 06/16/2024
Gloria!
Galatea Bellugi (Teresa), Carlotta Gamba (Lucia), Sara Mafodda (Prudenza), Veronica Lucchesi (Bettina), Maria Vittoria Dallasta (Marietta), Paolo Rossi (Le prêtre Perlina)
Margherita Vicario (réalisatrice)
Film italo-suisse (2024) – 106’
Le film raconte l’histoire d’un orphelinat de jeunes filles de Venise, également conservatoire, en 1800, avant la suppression de ce type d’institution par Napoléon en 1807. Une servante, Teresa, condamnée au mutisme pour des raisons qui ne nous sont révélés qu’à la fin, découvre dans une cave un pianoforte et se met à le jouer, en cachette. Les orphelines, d’une autre classe sociale, la méprisent et puis s’en rapprochent et finissent par faire de la musique avec elle. Parallèlement, tout ce monde, qui vit en vase clos mais ne pense qu’à s’en extraire, s’excite à l’idée de recevoir le pape Pie VII. Le vieux prêtre de l’établissement social est chargé, sous la pression d’un « gouverneur » et le regard d’une riche protectrice, de composer quelque chose pour l’occasion. Ce sont finalement les jeunes filles, plutôt jeunes femmes d’ailleurs, qui y parviendront, avant de s’émanciper et de se lancer dans la carrière de musiciennes professionnelles.
On a critiqué l’accumulation d’anachronismes, pourtant parfaitement assumés, que comporte ce film. Effectivement, la domestique, à l’oreille fine et à la perception musicale libre, joue du jazz sur le pianoforte et chante de la variété ou des chansons populaires italiennes. Marie‑Antoinette, écrit et réalisé par Sofia Coppola (2006), avait essuyé les mêmes critiques avec sa musique complètement décalée et ses fameuses Converse perdues au milieu des nombreuses chaussures de la reine. Les critiques auraient pu relever en outre que la musique de Vivaldi, interprétée dans Gloria! par les orphelines (Gloria justement et Concerto pour deux violons RV 522) était en fait déjà oubliée en 1800. On peut douter aussi que des orphelines italiennes se soient enthousiasmées à ce point pour les idéaux de Liberté, Egalité et Fraternité de la Révolution française et aient eu comme vœu le plus cher de rencontrer Mme de Staël.
Mais tout cela importe peu : c’est du cinéma. Le film aurait été précis et exact de bout en bout, on aurait parlé d’académisme. Ici, heureusement, on en est loin. Le film fait naturellement penser à la vie d’un des quatre hospices, orphelinats et conservatoires de Venise, l’Ospedale della Pietà, dont l’orchestre et le chœur de femmes finissent grâce à Vivaldi par atteindre un niveau d’excellence reconnu internationalement mais ce n’est qu’un cadre. Le point de départ est réaliste et historique mais le film ne l’est pas.
C’est d’abord un film féministe, sur des femmes compositrices. La réalisatrice, auteure-compositrice (née en 1988), qui réalise ici son premier film et qui a cosigné sa bande musicale avec Davide Pavanello, est partie de l’idée que, dans le monde des femmes interprètes de cette République de Venise qui vient d’être démembrée par Napoléon, il devait bien y avoir des compositrices, qu’il ne devait pas y avoir que le « Prêtre roux » (Vivaldi, mort soixante ans plus tôt en fait). D’ailleurs, Margherita Vicario utilise le Deuxième Quatuor – six ont été écrits – de la seule créatrice de la fin du dix‑huitième siècle dont le nom nous soit parvenu, Maddalena Laura Lombardini Sirmen, élève de Tartini et compositrice elle‑même orpheline. Les orphelines du film l’interprètent dans leur antre secret. En regard, le personnage masculin principal, le prêtre Perlina, ne ressemble au rien au portrait présumé de Vivaldi qui se trouve à Bologne, bel homme dans la force de l’âge, aux abondants cheveux blonds et frisés ; c’est un vieux prêtre crasseux, sans talent ni courage, corrompu et malsain, qui piétine ce qui devrait être sa ligne de conduite. Les autres hommes ne valent guère mieux : le prétendant d’une des orphelines renonce à ses engagements et l’amant du prêtre est englué dans ses dettes.
C’est aussi et surtout un film sur la musique. C’est là son intérêt et son originalité. Le film traite bien, au travers de l’incapacité du prêtre à composer, de la difficulté de la création. Dans la plupart des films musicaux, qui ne sont pas réalisés par des musiciens, les compositeurs écrivent sans difficulté, pissent de la copie pourrait‑on dire. Ici, ce n’est pas le cas. Perlina n’y arrive pas ; il passe son temps, près d’une épinette désaccordée, à déchirer ses vains essais. L’art, dit‑on à la suite de Thomas Edison, est le résultat autant de l’inspiration que de la transpiration. Perlina transpire mais est en panne d’idées. Les musiciennes, elles, improvisent, travaillent et grattent des notes sur les portées. Elles répètent sur leurs instruments à cordes. C’est suffisamment rare au cinéma pour ne pas l’apprécier.
Est intéressante également l’évocation de la puissance d’inspiration que provoque un instrument, en l’occurrence, le pianoforte. Le film décrit l’arrivée de ce nouvel instrument offert à l’orphelinat vénitien, après avoir traversé la lagune sur une modeste barque. Il ne parle pas vraiment du succès historique de l’invention de Cristofori mais bien de la fascination exercée par un objet, inédit, caché dans une cave et donc désiré, qui produit des sons. Tout ce qui produit du son, y compris un simple morceau de bois, passionne d’ailleurs Teresa. Mais le pianoforte présente des richesses harmoniques inouïes, incroyablement supérieures aux sons produits par la petite guimbarde offerte au début du film à Teresa ou les sortes de maracas qu’elle s’amuse à secouer.
Le film évoque avec autant de pertinence que de subtilité la relation entre la pulsation musicale et le corps. Les musiciennes ne sont pas figées : leur corps vit la musique, elles vivent ce qu’elles chantent. Le film parle bien également du partage autour de la musique. La musique enthousiasme et fédère. La barrière sociale qui sépare la servante des orphelines finit par tomber. Les orphelines nouent des relations amicales fortes autour et grâce à la musique, au point de composer ensemble, de constituer leur propre orchestre et de partir à l’aventure en Europe. Ce n’est pas l’aspect le moins émouvant du film.
On ne saurait oublier d’évoquer aussi les qualités proprement cinématographiques de celui‑ci. Certes, il n’est pas sans défaut : écrans noirs, problèmes de raccord, scènes banales de balayages répétitifs et peu crédibles dans une cour traversée par des poules (plan vu mille fois), prêtre passablement caricatural... Mais un grand soin est apporté aux costumes et aux décors. Autour de gris et de bleus – les robes des orphelines –, valorisés par la superbe photographie de Gianluca Palma, il fait souvent penser aux toiles du peintre danois Vilhelm Hammershøi. Le plan où Lucia lit au bout d’un ponton perdu dans la lagune de Venise la lettre signifiant l’impossibilité de la liaison espérée, puis la laisse glisser sur l’eau est aussi particulièrement beau.
Enfin, il y a du Jean Vigo, celui de Zéro de conduite (1933), dans ce film. Les orphelines sautent sur leur lit dans leur dortoir et surtout le concert final en présence du pape et des « autorités » tourne à la foire. Les partitions volent, les critiques fusent, on crie au scandale, on s’évanouit. La révolution des femmes est en marche. C’est jouissif.
Le film, plein d’énergie, gai, bien joué par des actrices lumineuses, a tellement de qualités qu’on ne peut que le recommander chaudement.
Stéphane Guy
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