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Thomas Adès, il faut qu’une porte soit ouverte... 04/01/2024
T. Adès (© Marco Borggreve)
Alors que l’on apprend dans la même semaine la disparition de deux compositeurs européens essentiels ayant donné à la scène lyrique des chefs‑d’œuvre qui font une carrière internationale enviable, le Berlinois Aribert Reimann (1936‑2024), avec principalement Lear, créé à Munich en 1978 et le Hongrois Peter Eőtvős (1944‑2024), dont plusieurs opéras ont étés créés en France et en Belgique, notamment Trois Sœurs en 1998, Le Balcon en 2002 et Angels in America en 2004, l’Opéra national de Paris a offert une deuxième production et sa création française à L’Ange exterminateur du compositeur britannique Thomas Adès (né en 1971), qui avait été créé au Festival de Salzbourg en 2016 avant d’entrer au répertoire du Metropolitan Opera de New York en 2017. Il ne faut pas en manquer la diffusion sur medici.tv et le 20 avril sur France Musique.
La création musicale, notamment lyrique, se porte bien au Royaume‑Uni, où sont très actifs des compositeurs comme Brian Ferneyhough (né en 1943), Gerald Barry (né en 1952) et George Benjamin (né en 1960) mais surtout Thomas Adès, que beaucoup considèrent outre‑Manche comme le successeur de Benjamin Britten et qui signe là, après Powder Her Face (1995) et La Tempête (2004), un troisième opéra d’après le célèbre film mexicain El Angel exterminador (1962) de Luis Bunuel (1900‑1983), alors en exil pendant la période franquiste. L’Ange exterminateur, malgré une très grande exigence dans sa distribution, semble bien parti, après Salzbourg, Londres, Copenhague, New York et Paris, pour faire une belle carrière internationale.
A sa création salzbourgeoise comme dans les théâtres qui l’ont coproduite (Royal Opera House, Metropolitan Opera et Théâtre royal danois), c’est Tom Cairns, colibrettiste de l’œuvre avec le compositeur, qui en avait assuré la mise en scène. La captation new‑yorkaise, diffusée dans les cinémas du monde entier, est disponible sur DVD Erato. Avec son décor tournant signé, comme les costumes, Hildegard Bechtler, l’œuvre avait un aspect un peu trop figuratif. La production de Tom Cairns, qui, à l’aide du compositeur, a adapté le scénario de Bunuel et Alcoriza (un travail titanesque entrepris en 2009), la même dans les trois théâtres où l’œuvre a été donnée, est extrêmement efficace scéniquement et a été magnifiquement filmée pour la vidéo. La distribution, qui ne comporte pas moins de quinze rôles principaux, était superlative, avec des chanteurs aguerris comme John Tomlinson, Alice Coote, Joseph Kaiser et Rod Gilfry mais aussi de plus jeunes tels Iestyn Davies et Frédéric Antoun.
La production parisienne, signée Calixto Bieito, grand admirateur de Bunuel, qui n’ignore rien de son univers surréaliste, avec son décor unique blanc claustrophobiant et monumental d’Anna Sofia Kirsch, donne beaucoup plus de réalité et d’irrationnel au huis‑clos qui se joue entre les douze personnages pendant ces terribles journées d’enfermement. Les costumes d’Ingo Krügler, très réalistes et d’une grande invention de couleurs, caractérisent beaucoup mieux les protagonistes que dans la production originale.
Si la partition vocale de L’Ange exterminateur exige des prouesses de sa vingtaine d’interprètes, avec une écriture qui n’est pas sans rappeler le Sprechgesang des opéras de Berg, chaque personnage a sa propre couleur et typologie vocale. C’est la supériorité de la distribution de cette production parisienne, plus aboutie que celle de la création. Mais la partition orchestrale, qui mobilise soixante‑dix musiciens, force encore plus l’admiration avec, outre le corpus instrumental traditionnel, l’utilisation de nombreuses percussions, parmi lesquelles les cloches jouent un rôle primordial, tout comme les ondes Martenot, magnifiquement spatialisées, qui matérialisent la présence instrumentale de cet ange, et les tambours ainsi que les cuivres criards des mariachis mexicains. Après en avoir dirigé les premières représentations, le compositeur a laissé la baguette à Robert Houssart, familier de sa musique, qui a su chauffer à blanc les magnifiques Orchestre et Chœur de l’Opéra de Paris pour obtenir un résultat proche de la perfection.
Thomas Joseph Edmund Adès, 52 ans, est le fils d’une famille syrienne de confession juive, famille d’intellectuels avec une mère historienne et spécialiste du surréalisme et du dadaïsme. Dans son pays, on peut déjà parler d’un personnage officiel, car la National Portrait Gallery, qui vient de rouvrir ses portes sur St. Martin’s Place après trois ans de travaux, l’abrite parmi les célébrités du Royaume, en un bien curieux portrait par Phil Hale, également portraitiste de Tony Blair, dans lequel il pose lascivement vautré sur un fauteuil club. Les compositions de l’étudiant au King’s College de Cambridge et à la Guildhall School of Music et de l’ex‑directeur artistique du Festival d’Aldeburgh créé par Britten ne se limitent pas au domaine lyrique. Excellent pianiste et chef d’orchestre, il est à la tête d’un important catalogue symphonique, choral et vocal et a signé la musique du film Colette (2018) de Wash Westmoreland. Pour l’analyse de son œuvre symphonique, on peut se reporter à l’excellent article de Christian Merlin (« Thomas Adès le surdoué ») paru dans le numéro 222 de L’Avant‑Scène Opéra consacré à La Tempête.
Autre partition majeure de Thomas Adès, The Dante Project, réalisé en 2021 pour le ballet de Wayne McGregor, comporte trois parties aussi dissemblables que possible. Pour l’Enfer, sa partie la plus longue, il reprend la partition Inferno commandée en 2019 par Gustavo Dudamel pour Los Angeles. Une musique à séquences très tranchées sur laquelle se calque la chorégraphie, qui, pour ce premier tableau sous‑titré « Pèlerin », est la plus narrative, éminemment romantique, avouant sa dette à. De fait, dès la première séquence, on entend quasiment intacte la Première des Valses oubliées intégrée au tissu orchestral, avant de reconnaître la Première Méphisto‑Valse, La Lugubre Gondole et surtout la Dante-Symphonie, qui en est la référence la plus évidente. Mais la musique la plus originale est celle de « Purgatorio », qui mêle au tissu orchestral des chants, préenregistrés sous la direction de Ching‑Lien Wu, des liturgies du shabbat d’une synagogue de Jérusalem. Le résultat est étonnant et se fond aussi parfaitement au projet chorégraphique. Pour « Paradisio, poema sacro », c’est une musique plus abstraite qui, même si l’on peut trouver çà et là dans la technique d’orchestration des références plus qu’influences à Stravinski ou Bartók, est une composition tout à fait propre à Adès, créant les climats sidéraux et planants voulus pour illustrer cette dernière étape du voyage.
Le premier opéra (de chambre) d’Adès, Powder Her Face, sur un livret de Philip Hensher, créé en 1995 à Cheltenham, a instauré d’emblée la notoriété du compositeur et sa carrière internationale fut rapide. Le Sunday Times l’a qualifié de « meilleur opéra anglais composé depuis la mort de Benjamin Britten ». Il illustre de façon plus impertinente que provocante la sulfureuse carrière érotique de Margaret Campbell, duchesse d’Argyll, la « Dirty Duchess », dont les exploits sexuels ont été source de rumeurs et ragots en Angleterre en 1963 lors de son divorce. Composée pour quatre chanteurs et quinze musiciens, la partition intègre des genres musicaux divers comme le music‑hall, le jazz et le tango. Le grand sens dramaturgique d’Adès se réfléchit dans cette écriture fluide et virtuose, d’un lyrisme post-straussien utilisant beaucoup le Sprechgesang tout au long des huit scènes d’une œuvre exemplairement construite. Un récent enregistrement de Kirill Gerstein, interprète du Concerto pour piano créé en 2018, permet d’écouter la Paraphrase de concert pour deux pianos tirée de cet opéra, qui réunit le compositeur et son interprète pour son premier enregistrement mondial. On y trouve aussi la transcription de la Berceuse de L’Ange exterminateur, dont c’est le premier enregistrement mondial, qui en reflète bien le climat dramatique et surréaliste.
Mais le chef‑d’œuvre d’Adès reste aujourd’hui son opéra La Tempête d’après William Shakespeare (livret de Meredith Oakes), créé en 2004 au Royal Opera House Covent Garden, de Londres, qui en avait fait la commande. En resserrant l’action et changeant l’ordre de certaines scènes, le compositeur et son librettiste ont réussi à donner plus de rebondissements dramatiques à la pièce de Shakespeare. La composition de l’orchestre est probablement ce que Adès a réalisé de plus audacieux, avec des climats crées sur mesure pour chacun des onze personnages et pour le chœur. Les percussions sont extrêmement variées et originales, allant du glockenspiel aux crotales, crécelles et enclumes... L’écriture vocale convoque toutes les tessitures et de nombreux styles vocaux. On est loin des conventions classiques de l’opéra dans cet univers tout à fait singulier et envoûtant. Ce fascinant ouvrage, dont la première française a eu lieu la même année à l’Opéra du Rhin, est disponible sur DVD (Deutsche Grammophon) dans la mise en scène de Robert Lepage au Metropolitan Opera de New York sous la direction du compositeur.
Olivier Brunel
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