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Igor Levit, pianiste outsider 03/28/2024
I. Levit (© Felix Broede)
Dans le paysage musical européen, le pianiste russo-allemand Igor Levit est certainement une des personnalités les plus singulières et attachantes.
Que sait-on d’Igor Levit ? Son site Internet indique en exergue : « Citizen. European. Pianist. ». Qu’il est né en 1987 en Russie (à Nijni Novgorod, ex‑Gorki) dans une famille de musiciens qui a émigré en 1995 à Hanovre, où il a poursuivi de sérieuses études ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Aujourd’hui, il vit à Berlin et enseigne à Hanovre et il est un des pianistes les plus admirés en Europe pour la qualité de son jeu, l’éclectisme de son répertoire et sa personnalité singulière
Un contrat avec Sony lui a permis d’enregistrer tôt l’intégrale des Sonates et les Variations Diabelli de Beethoven, les Partitas et Variations Goldberg de Bach, les vingt‑quatre Préludes et Fugues de Chostakovitch ainsi que des albums thématiques aux programmes très sophistiqués avec des compositeurs tels Ferruccio Busoni, Frederic Rzewski, Ronald Stevenson, Hans Werner Henze, Richard Wagner, Erik Satie et même Bill Evans, comme récemment « Fantasia » ou « Life » et « On DSCH » (comprenant une série de variations sur le monogramme de Chostakovitch composée en 1963 par Ronald Stevenson).
Les concerts d’Igor Levit sont toujours des moments originaux par le choix de son répertoire. S’il n’hésite pas à programmer des compositeurs qui ne sont pas forcément des têtes de box‑office, son dernier récital parisien, au Théâtre des Champs‑Elysées, comportait des transcriptions pour piano de symphonies, exercice dont il raffole et qui n’est pas forcément de nature à remplir des salles. Cependant, ce jeudi 29 février dernier, le théâtre de l’avenue Montaigne où il se produisait dans la saison des Productions Albert Sarfati, était bien remplie d’un public très attentif à un programme pourtant austère. On n’a pas été convaincu par l’arrangement pour piano par Ronald Stevenson (l’auteur de Passacaille sur D.S.C.H. précédemment mentionnée) de l’Adagio de la Dixième Symphonie de Mahler, qui donne une vision assez squelettique de cette magnifique pièce dont la science et le raffinement de l’orchestration sont l’atout principal. En revanche, il y a assez de matière dans celle de la Troisième Symphonie « Héroïque ») de Beethoven pour rendre passionnant le techniquement redoutable arrangement de Liszt, qu’il a maîtrisé avec un sang‑froid et une musicalité exemplaires. Les Klavierstücke opus 119 de Brahms ainsi que l’Adagio cantabile de la Huitième Sonate « Pathétique» de Beethoven donné en bis ont permis d’apprécier le jeu équilibré du pianiste dans un répertoire plus traditionnel.
Igor Levit est aussi une personnalité engagée dans certains combats notamment contre l’influence de l’extrême droite et la montée de l’antisémitisme dans son pays d’adoption, qui lui a décerné l’Ordre du mérite de la République fédérale d’Allemagne (voir ici). Récemment, bouleversé par la tragédie de l’attaque d’Israël par le Hamas du 7 octobre dernier, il s’est isolé pour enregistrer un album pour Sony, dont les bénéfices seront reversés à deux organisations berlinoises qui œuvrent pour aider les victimes de l’antisémitisme. Une large sélection de Romances sans paroles de Mendelssohn (dont les trois « Chants de gondolier vénitien »), jouées avec une tendresse exquise, précédent une pièce de Charles-Valentin Alkan, très surprenante par son caractère hypnotique et sa conclusion qui n’en finit pas. Cette « Chanson de la folle au bord de la mer » semble lourde de sens dans le contexte politico-affectif de ce magnifique enregistrement.
Il faut aussi, pour connaître d’autres facettes de cet artiste fascinant, retrouver sur X (ex‑Twitter, où sa devise est « Life is more complicated than 280 characters ») les mini‑récitals enregistrés à son domicile berlinois, la sensation de l’année 2020 sur Internet, qui lui ont offert une audience mondiale pendant la désespérante période de confinement. Et lire son ouvrage Hauskonzert, rédigé avec le journaliste Florian Zinnecker et publié en 2021 (Hanser). Et, certainement, pour connaître le fond de sa pensée sur Chostakovitch et la culture russe, lire la longue interview donnée en septembre 2021 à Michelle Assay pour le mensuel britannique Gramophone.
Olivier Brunel
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