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Boléro d’A. Fontaine 03/08/2024 Boléro
Raphaël Personnaz (Maurice Ravel), Doria Tillier (Misia Sert), Jeanne Balibar (Ida Rubinstein), Emmanuelle Devos (Marguerite Long), Vincent Perez (Cyprien Xavier Léonard Godebski dit Cipa Godebski), Alexandre Tharaud (Pierre Lalo)
Anne Fontaine (réalisatrice)
Film français (2024) – 120’
L’année Ravel, c’est tous les ans, mais l’année 2024 restera marquante avec l’inauguration d’une plaque en son honneur à Paris, le jour anniversaire de la naissance du compositeur à Ciboure, et la sortie, pratiquement en même temps, d’un film consacré à la création de son Boléro.
Le biopic est toujours risqué lorsqu’il est consacré à un personnage connu. Il l’est encore plus lorsqu’il s’agit de musiciens, les cinéastes ayant souvent du mal à appréhender le phénomène musical, les gros sabots étant fréquemment de rigueur et les résultats apparaissant somme toute très inégaux. Les musicologues, historiens et pinailleurs trouveront sans doute encore une fois dans le film d’Anne Fontaine des inexactitudes. Par exemple, le Boléro n’a pas été créé, en 1928, salle Favart mais à l’Opéra Garnier et Ravel n’était pas présent puisqu’il effectuait une tournée en Espagne, terminée à Oviedo le 27 novembre. Rien ne vient aussi à l’appui d’une histoire d’amour platonique entre Ravel et Misia Sert. Mais cela n’a absolument aucune importance. La réalisatrice prend d’ailleurs bien soin au début du générique final d’indiquer que son film est une libre adaptation de la biographie du compositeur. Cela n’empêche pas une réussite globale même s’il manque un peu de passion, de folie, de crescendo ravélien.
Le premier intérêt du film réside dans le choix consistant à ne pas narrer l’ensemble d’une vie, de tout raconter de façon chronologique. C’est d’autant plus judicieux que l’existence de Maurice Ravel, dandy peu expansif, célibataire discret, n’apparaît pas d’une richesse telle qu’elle offrirait une matière se prêtant bien à l’évocation cinématographique. Cette vie présente peu d’aspérités. Certes son engagement militaire durant la Grande guerre ne peut que susciter le respect. Sa rigueur, son refus des honneurs, ses hautes exigences artistiques recueillent forcément l’admiration mais le personnage n’est pas particulièrement sympathique même s’il l’est assurément plus que la figure revêche voire sectaire de son contemporain Debussy sur lequel on imagine mal un film comparable, son œuvre, plus révolutionnaire, étant en outre probablement plus difficile d’accès. Ravel a toujours fait l’unanimité.
Le parti pris consiste donc à se concentrer sur un moment de création et celle d’une œuvre de Ravel au succès mondial, joué ou écouté paraît‑il toutes les quinze minutes sur la planète : le Boléro.
Le film présente le compositeur coincé par une commande de la danseuse Ida Rubinstein après que la voie de l’orchestration d’Iberia d’Albéniz lui a été fermée pour une question de droits. Un peu désemparé, il a du mal à l’honorer. Il cherche, puise son inspiration dans les bruits et mécanismes industriels et finit par trouver le fameux thème qu’il va répéter dix‑sept fois. Une visite d’usine au Vésinet l’aurait dit‑on particulièrement marquée mais une grande partie de la musique de Ravel a été en fait marquée par les machines et les automates. Emmanuel Reibel l’analyse fort bien dans son ouvrage Du métronome au gramophone (Fayard, 2023).
Mais par quelques retours en arrière et prolepses, Anne Fontaine rappelle d’autres passages de la vie de Ravel : ses lamentables cinq échecs au Prix de Rome, son engagement comme chauffeur de camion au service de santé des armées durant la Première Guerre mondiale, sa monstrueuse tournée américaine (qui lui fait quand même découvrir le jazz), ses troubles liés à une atrophie cérébrale dégénérative qui apparaissent peu après la création du Boléro et sa mort à l’issue d’une opération chirurgicale ratée en 1937.
La chorégraphie du Boléro, puisque c’était un ballet, tout le monde l’a oublié, n’avait pas plu à Ravel lors de sa création, un peu comme celle du Sacre pour Stravinsky en 1913. Mais, en plus, la partition ne plaisait pas à son auteur ou, plus exactement, elle n’était pas sa préférée, loin de là et c’est dit dans le film. Ce n’est pas la nôtre non plus. Ces dix‑sept minutes de musique langoureuse mais refroidie par sa répétition jusqu’à l’explosion finale tant attendue, au schéma simpliste, sans développement, et qui paraissent écrites dans un but pédagogique afin de présenter à des élèves les différents pupitres de l’orchestre et de leur faire admirer la maîtrise de l’orchestration du compositeur, sont loin d’atteindre le niveau de Daphnis et Chloé ou du Concerto pour la main gauche. Mais, voilà, il fallait hier en 1928 comme aujourd’hui au cinéma du simple, de l’ensorcelant et du court, quelque chose d’aisément mémorisable. Répétée, elle ne peut que rentrer dans le crâne pour ne plus en sortir.
Le début du film peut déconcerter puisqu’il présente un montage sonore et visuel de reprises, d’arrangements en tous genres du Boléro, au milieu desquels on aperçoit curieusement à la direction Sergiu Celibidache, un grand ravélien. Sont appelés par exemple à témoigner, en quelque sorte, Franck Zappa, Gilbert Bécaud, et Francis Blanche et Pierre Dac pour leur « hymne » du Parti d’en rire. Le patchwork souligne le statut de tube acquis par l’œuvre, au corps défendant de son auteur d’ailleurs comme le rappelle Anne Fontaine. Le sort d’un tube, c’est d’être mis à toutes les sauces. Ce n’est pas forcément ridicule ; il faut y voir plutôt une forme d’hommage. Ces premières images ne sont donc pas déplacées.
Mais le film qui suit ne nous assomme pas avec le Boléro. On voit Ravel diriger La Valse et sa « catastrophe » finale, jouer Pavane pour une infante défunte, chanter La Madelon ou accompagner la chanson Valencia, etc. Et il n’y a pas que du Ravel. Chopin est curieusement utilisé comme fond sonore d’une valse de salon, ce qui n’a sans doute jamais été le cas. Chopin n’a jamais fait danser personne. Plus pertinente est la présence de Gershwin et du jazz employés quand il s’agit d’illustrer l’exténuant voyage de Ravel aux Etats‑Unis si admirablement décrit par Jean Echenoz dans son Ravel (Editions de Minuit, 2006). C’est bien toute une époque qui est évoquée, celle des années vingt. Leur traitement est particulièrement soigné. Intérieurs, costumes, tout respire le raffinement ravélien. Anne Fontaine aime jouer avec les couleurs, celle de longs gants rouges ou celle de parapluies noirs, ceux qui sont ouverts pour les funérailles de la mère de Ravel sous la pluie, en 1917, et qui ne sont pas sans rappeler ceux du tableau d’Auguste Renoir. Toutes ces couleurs sont le pendant finalement des couleurs sonores chatoyantes de Ravel lui‑même.
La maison que Ravel a achetée en 1921, où il vécut jusqu’en 1937 et appelée « Le Belvédère », située à Montfort‑l’Amaury, son jardin, sa vue et ses petites pièces aux décors recherchés sont naturellement mis à contribution. L’ensemble sert de cadre à de nombreuses scènes. Cela participe aussi au charme du film. C’est d’ailleurs un endroit que tout bon ravélien doit visiter. Une partie de l’âme de Ravel s’y trouve encore.
Disons‑le en cette Journée internationale des droits des femmes, le film d’Anne Fontaine est enfin un film réalisé par une femme sur les femmes, au‑delà de celles qui ont entouré Maurice Ravel. Ni Debussy – son apparition était concevable puisqu’il y a une scène datée de 1903, donc antérieure à la mort de Claude de France en 1918 –, ni Stravinsky, ni Diaghilev, ni Ricardo Vines, ni le père du compositeur pourtant important dans son éveil artistique n’apparaissent au contraire de sa mère, de la danseuse Ida Rubinstein, de la pianiste Marguerite Long, de l’amie mécène et pianiste Misia Sert, de sa gouvernante qui lui apporte régulièrement ses souliers vernis et de ces dames d’un claque parisien sur lequel on ne s’appesantit heureusement pas trop. A travers elles, au travers de leurs danses, de leurs parfums, de leurs colliers, de leurs gants, de leurs maquillages sophistiqués, de leurs voix, c’est toute la sensualité de la musique de Ravel qui est évoquée. Il y a là une finesse d’approche tout à fait notable.
Raphaël Personnaz, toujours la cigarette au bec, incarne à la perfection face ou à côté de ces femmes un Ravel minutieux, maniaque et ne vivant que pour la musique. Formé au conservatoire du vingtième arrondissement, il est crédible au clavier. Il l’est simplement un peu moins, comme souvent dans les films illustrant la musique classique, à la direction d’orchestre. On n’imagine pas un instant Ravel manœuvrant aussi largement les bras comme dans un 100 mètres papillon. Mais sa prestation est habitée. Surtout, on le voit chercher son thème, imaginer sa musique dans la tête, travailler au piano, écrire ses notes sur des portées vierges. C’est rarissime au cinéma. La musique comme tout art est le fruit de l’inspiration mais aussi de pas mal de transpiration pour reprendre les mots de Thomas Edison. Les pages de Ravel ne sont pas tombées du ciel. C’est fort bien montré dans ce film. On n’avait par exemple pas vraiment eu les mêmes impressions lors de la projection d’ Il Boemo de Petr Václav en juin 2023, consacré au compositeur tchèque Josef Myslivecek. Boléro, le film, a été réalisé à l’évidence par quelqu’un qui aime Ravel, la musique classique d’une façon générale, et qui surtout la comprend. Ravel n’est pas un prétexte. Il est infiniment respecté.
Les autres acteurs ne déméritent pas. Doria Tillier, dans le rôle de l’amie Misia Sert, parfois à la limite du cabotinage, use de ses charmes et de son sourire pour séduire, en vain, Ravel, décidément marié et fidèle à la seule musique. Jeanne Balibar dans celui d’Ida Rubinstein et dont la voix de violoncelle, si particulière, fait penser à celle de Delphine Seyrig, dit tout haut ce que la musique de Ravel refuse officiellement, la sensualité voire l’érotisme. Emmanuelle Devos est une Marguerite Long qu’on ne voit guère au piano, ce qui peut surprendre, mais qui accompagne et protège Ravel du mieux qu’elle peut. Enfin, le pianiste Alexandre Tharaud, déjà aperçu dans quatre films, notamment Amour de Michael Haneke, et qui interprète ici les pièces pour piano, campe un critique musical suffisant et à côté de la plaque, qui n’améliore pas encore une fois l’image de la profession, mais convaincant.
Au total, Boléro est un film d’une grande probité, pas aussi génial que la musique de Ravel mais beaucoup moins académique que ce qu’on pourrait croire. Il l’est moins par exemple que Coco Chanel et Igor Stravinsky (2009) réalisé par Jan Kounen, film étouffé par le souci d’exactitude. Souffrant peut‑être d’un manque de rythme au début, contrairement au Boléro, un peu froid et lent, également au début et cette fois comme le Boléro, il finit par intéresser véritablement. On s’attache au personnage et on imagine aisément sa douleur incommensurable lorsque les premiers signes de la maladie qui va l’emporter apparaissent. Comme chez Schumann à la fin de sa vie, la musique envahit sa pauvre tête mais ne parvient plus à sortir. Le film laisse alors place à l’émotion. Les admirateurs de Ravel se doivent d’aller le voir.
Stéphane Guy
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