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Le Festival international de Bogotá 04/16/2023
Bogotá devient la France de la Belle Epoque
Le Festival international de musique classique de Bogotá réclame de soi‑ même une rigueur encore plus profonde. 2013 et 1015, les deux premiers rendez‑vous, étaient consacrés à Beethoven et Mozart : « Bogotá est Beethoven », « Bogotá est Mozart ». Beaucoup de public, des succès avérés. Mais on ne pouvait pas toujours boire à la même source. En 2017, il a changé : « Bogotá est la musique russe romantique ». 2019 : « Bogotá est Schubert, les deux Schumann, Brahms ». Hélas, 2021 était un temps d’épidémie, et « Bogotá est le baroque » Bogota a changé de date, de forme, avec moins de concerts et d’activités. En 2023, le festival a rattrapé son élan, mais ils a fait un pari, un répertoire pas en tête des préférences du public en général : la musique française de la Belle Epoque. Une époque belle parce que tout à coup les époques sont devenues laides tout de suite : la Première Guerre, l’entre-deux-guerres et la catastrophe inouïe de la Seconde Guerre. En comparaison, les temps de l’affaire Dreyfus et la paix armée (si armée qu’il fallait utiliser les armes, avant ou après), les temps des luttes sociales et de la misère des peuples, les temps de la cupidité et de la rapine impérialiste convenue à Berlin, tout ce temps‑là, vu de l’autre côté, semblait bien une belle époque.
Pour nous, en musique, la Belle Epoque est celle de Fauré, Debussy, Ravel, d’un côté, et César Franck et Vincent d’Indy de l’autre. Sans compter les musiciens d’autres nations, dans la mesure que ce festival était consacré à la France : « Bogotá es Francia, la Belle Epoque ». Un festival en quarante‑quatre événements, seize lieux (en particulier le Teatro Mayor « Julio Mario Santo Domingo » et le vieux, vénérable, beau théâtre Colón, au centre même de la ville, dans le beau quartier de La Candelaria). Les événements prenaient place partout dans la grande ville de Bogotá, jusqu’aux quartiers où la musique « classique » n’est pas très connue, tout comme dans n’importe quel quartier en marge de n’importe quelle grande ville au monde.
Un tel déploiement en si peu de temps est fondé sur une organisation complexe allant au‑delà de l’efficacité : c’est un de ces phénomènes où la volonté n’est pas volontarisme, mais certitude dans l’atteinte des objectifs. Bien sûr, de nombreux collaborateurs sont nécessaires, comme Air France ou la télévision Caracol, mais aussi d’autres compagnies aériennes et diverses institutions publiques telles que le gouvernement national et la mairie de Bogotá. Et, bien sûr, l’ambassade de France et l’Institut français, qui se sont engagés dans ce beau projet. C’est un programme si vaste qu’il est impossible d’en rendre compte de façon détaillée ; et ce n’est pas nécessaire non plus, le plus important étant le phénomène même, un festival pouvant atteindre de larges couches de la population.
Certes, il est vrai, pour la première journée, le 5 avril, il faut relever que Marc‑André Hamelin a donné un récital insurpassable (Préludes (Second Livre)de Debussy, Gaspard de la nuit de Ravel et même une très belle de ses œuvres, Suite à l’ancienne, 2020) et qu’Ute Lemper a offert un de ses spectacles qu’on lui connaît, tant par son une originalité que par sa présence de chanteuse et de comédienne, ici hors du thème, avec un répertoire « après la Belle Epoque », mais on ne l’attendait pas moins impatiemment : les années passent, Ute est toujours elle‑même.
L. Moreno, A. Chamorro (© José Luis Alvarez)
Le 6 avril, la Jeune Philharmonie de Colombie, dirigée par Adrián Chamorro, a donné l’une des premières illustrations de la volonté et de la capacité des ensembles colombiens pour se mettre dans la peau du répertoire français, avec une soirée de musique française inspirée par l’Espagne : Symphonie espagnole de Lalo, Suite de Carmen de Bizet/Guiraud et Fantaisie de concert sur Carmen de Sarasate. La jeune violoniste espagnole Leticia Moreno a montré sa virtuosité et sa sensibilité artistique dans les deux pièces concertantes, où les difficultés s’accumulaient, surtout dans la Fantaisie, une page diabolique dominée par Leticia Moreno comme si cela était quelque chose de facile.
7 avril. Un des concerts de musiciens colombiens engagés dans le répertoire français nous a spécialement touchés : le tout jeune Chœur de l’Opéra de Colombie, dirigé par Luis Díaz Hérodier, qui chantait des œuvres de compositeurs féminins, accompagnées au piano ou à l’orgue (Rubén Pardo) : Lili Boulanger (Les Sirènes, Soleil de septembre, Pour les funérailles d’un soldat, Soir sur la plaine, Veille prière bouddhique), Cécile Chaminade (Ronde du crépuscule, Les Feux de la Saint‑Jean) et Mel Bonis (Cantique de Jean Racine). Un répertoire méconnu, un géant de la composition, Lili, décédée trop tôt, un enthousiasme certain mais sans trop d’extraversion, celé pudiquement par un ensemble majoritairement féminin, heureux de jouer ces pièces belles et rares. Avec de solistes très jeunes, comme Dorian Lefebre, Lucía Sepúlveda, Mónica Ramírez, Carolina Camacho, Yensy Alcarracín, belles voix féminines au bel avenir, mais aussi les ténors Andersson Avellaneda, Esteban Prada, Oscar Afanador et le baryton Juan Felipe Herrera.
B. Garcés, G. Teychenné (© José Luis Alvarez)
Deux concerts qu’on a vus avec des musiciens colombiens ont été tout aussi remarquables.
7 avril. Gala de ópera, Orchestre philharmonique de Bogotá, dirigé par le Suédois Joachim Gustafsson, dans des airs et extraits d’opéras français. La voix extraordinaire de la soprano Betty Garcés nous a surpris et ému : quel éclat, quelle couleur, quelle puissance (Hérodiade, Louise). Tout autant que l’ensorcelante voix de la mezzo Andrea Nino (Dalila, Charlotte). Toutes deux ont conclu le concert avec un superbe Duo des clochettes de Lakmé. Mais le programme opératique était plus large que cela : le ténor Juan Carlos Echeverry, malgré son état souffrant (il n’a pas voulu déserter pour autant), et le baryton‑basse à voix puissante Valeriano Lanchas ont donné un sens encore plus complet au récital. Echeverry a quand même eu le courage de chanter plusieurs airs et duos, en particulier « Je crois entendre encore » des Pêcheurs de perles. Lanchas a eu un de ses moments de bravoure dans l’air d’Escamillo : Carmen était présente tout au long du festival, bien sûr.
8 avril. Orquesta philharmonique de Medellín (Filarmed), dirigé par David Greilsammer, avec Alexandre Tharaud : une version un peu trop décibel d’Espana de Chabrier ; le Concerto pour la main gauche de Ravel, qui n’a pas été un des meilleurs moments de Tharaud ; enfin, L’Apprenti sorcier et La Mer, plus concluants.
Malheureusement on a raté pas mal de concerts. On a vu quatorze concerts, un ballet, deux lectures... Trop, c’est est trop en quatre journées. Un des concerts que je regrette d’avoir raté est celui d’Andrea Nino avec des compositrices de la Belle Epoque, le 8 avril (encore elles : L. Boulanger, Chaminade, Bonis) par l’Orchestre Nouvelle Philharmonie dirigé par Ricardo Jaramillo. Hélas ! Et ce n’est pas le seul... Mais le temps est limité, on ne peut pas être dans plusieurs théâtres en même temps, si l’on veut bien me pardonner cette lapalissade.
G. Teychenné (© José Luis Alvarez)
La phalange française invitée, l’Orchestre des Champs‑Elysées, a donné trois concerts d’un grand niveau, dirigé par la Britannique Gabriella Teychenné. Le 6 avril, avec la voix superbe de la canadienne Karina Gauvin (mélodies de Duparc et de Canteloube) et une délicate version des quatre mouvements de la Suite de Pelléas et Mélisande de Fauré. Le 7 avril, la température est montée, surtout avec l’insurpassable interprétation du Concerto en sol majeur de Ravel par Hamelin (encore lui, un des stars du festival) et une conclusion avec Le Tombeau de Couperin, magistral. Le 8 avril, le concert de clôture avec le Requiem de Fauré, une des plus belles pages qui soient, dirigé d’une main de maître par Gabriella Teychenné et secondé par les belles couleurs des voix du baryton John Chest et (encore elle, une autre star) Betty Garcés, dans l’émouvant et célèbre Pie Jesu. Cette importante coopération franco-colombienne a rempoté un succès bien gagné.
Un concert d’une originalité étonnante mérite d’être mentionné, le 7 avril, avec le Duo Rachmaninov et l’Ensemble de percussions Sinergia. La sonorité de pièces qu’on connaît en version orchestrale prend un aspect tout à fait différent : La Mer de Debussy était belle et brave, mais on regrette un peu l’original, la Danse macabre de Saint‑Saëns était encore plus ahurissante grâce à la fusion agressive des pianos et de la percussion, mais Le Sacre du printemps... Là on reconnait la pièce de Stravinski, bien sûr, mais on est devant une autre œuvre, aussi inquiétante, aussi émouvante et agressive, mais aux couleurs et intensités différentes ; oui, une œuvre tout à fait différente nous rappelant l’autre, et on peut se demander laquelle est l’originale. C’est l’exploit de six musiciens : Raúl Mesa et Javier Camacho (pianos) et les percussions très variées de Mario Sarmiento, Gabriel Galvis, Danie Mejía et Rafael Ochoa.
Le Sacre du printemps... Il ne faut pas oublier que la première du Sacre a marqué le moment culminant, en musique, de la Belle Epoque. Avril 1913, le même mois, la même troupe des Ballets russes de Serge Diaghilev, les premières de deux pièces des plus importantes du siècle encore jeune : Jeux de Debussy et Le Sacre, de Stravinsky. Et cela en deux semaines d’avril 1913 ! En outre, on peut voir Le Sacre comme une espèce de flirt avec la barbarie, un an avant la Grande guerre, et dans le moment de la deuxième guerre balkanique.
Il faut signaler aussi le concert du Quatuor Q‑Arte avec la légendaire pianiste Blanca Uribe. Un formidable Quintette de César Frank, intense et virtuose, et un curieux Quintette de Jean Cras, beau et un peu banal parfois, mais il est important de s’en souvenir. Franck, Cras... Il manquait l’autre « école », rivale mais sans grande hostilité, celle du Belge devenu Français, César Franck, l’école dirigée par Vincent d’Indy après la mort de Franck en 1890 ; une école avec de beaux compositeurs comme Magnard, Ropartz, Chausson, le jeune Lekeu, disparu trop tôt, à 24 ans, tout comme Lili Boulanger. Ils étaient présents à Bogotá avec ces deux œuvres.
Ballet de Győr (© José Luis Alvarez)
Hélas, on ne peut guère donner de détails de concerts comme celui du Quatuor Van Kuijk (France), avec Fauré, Debussy et... Henriëtte Bosmans ou celui du duo harpe et piano d’Elisabeth Plank (Autriche) et Gaspar Hoyos (Colombie), dans des œuvres Fauré, Ravel, Albéniz, Debussy, Satie et Ibert. Enfin, le Ballet de Győr (Hongrie), dans des chorégraphies d’András Lukács et László Velekei de trois spectacles d’une beauté frappante : Pelléas et Mélisande sur la Suite de Fauré (première mondiale pour Bogotá), Mouvements sur Stravinsky et un Boléro de Ravel très original, différent.
Mais le côté vraiment historique de cette « époque belle » n’a pas été oublié. Philipp Blom, historien, essayiste, a assuré l’évocation de ces temps‑là avec rigueur dans deux conférences (conversatorios) avec Yalilé Cardona et Ramiro Osorio, directeurs du Festival. Blom est l’auteur lucide de The Vertigo Years: Europe, 1900‑1914) et aussi Fracture. Life and Culture in the West, 1918‑1938 – autrement dit, la Belle Epoque et sa continuité pas souhaitée.
Le festival peut être vu aussi comme un effort dans la résistance nationale pour la normalité et la paix, après les années de guerre sournoise et sanglante entre guérillas, narcos, paramilitaires, armée, gouvernement… L’horreur s’est approprié la Colombie pendant des décennies. C’est cela ce qu’ils veulent laisser en arrière, malgré la survivance de ces expressions de rejet de la vie dans les marges de la société, désormais plus dans son centre même, les villes et les campagnes. La musique, le chant, la danse, les mots : tout se situe au milieu d’une volonté de normaliser un pays ayant souffert l’indicible. Voilà un mérite tout a fait capital du Festival de Bogotá, dont la sixième édition fut « Bogotá es Francia, Belle Epoque ».
Le site du Festival international de musique classique de Bogotá
Santiago Martín Bermúdez
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