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Le livret d'opéra aujourd'hui
11/03/2003



Lorsque l'on se penche sur les principales créations lyriques de ces dernières années en France que nous avons couvertes pour ConcertoNet, on se rend compte que l'élément déterminant de la réussite ou de l'échec de cette entreprise risquée est le livret.


Dans toute l'après guerre l'opéra, comme genre et comme institution, a posé problème à la plupart des compositeurs qui s'en détournaient (comme de la symphonie ou du concerto) pour mieux explorer des formes musicales inédites. La fin des années 60 a vu le retour en grâce de "l'œuvre d'art totale", notamment avec Die Soldaten (1965) de Bernd Alois Zimmermann, qui faisait en quelque sorte le lien avec Wozzeck (1925). Par delà la diversité des compositeurs, l'écriture musicale a abandonné une aridité auparavant élevée en principe, ne serait-ce que pour s'adapter à l'irréductible sensualité de la voix, et par là même a retrouvé le chemin d'une grande partie du public mélomane. Voir les 2.700 places de l'Opéra Bastille quasiment remplies plusieurs soirs de suite pour des créations mondiales en apporte une éclatante confirmation.


L'écriture musicale ne constituant plus autant qu’avant un obstacle ou un écueil dans le réception de l'œuvre, le facteur discriminant devient donc le livret. Car, ouvrons une parenthèse, on ne peut pas sortir de ce rapport conflictuel et dialectique entre le texte et la musique, que les querelles entre librettistes et compositeurs ont rendu célèbre. Le "théâtre musical" d'Aperghis ou de Heiner Müller (avec Max Black, lire ici) qui pensaient s'en affranchir en fusionnant les deux doivent reconnaître leur échec et retournent à leur confidentialité après un certain succès de curiosité dans les années 70. Outis (lire ici) de Berio s'inscrit trop dans cette logique pour susciter un réel intérêt, contrairement à Un Re in ascolto (1984) sur un texte élaboré par l'écrivain Italo Calvino autour du personnage shakespearien Prospero.


Et le niveau des livrets de ces dernières années est pour le moins inégal. Car, certains compositeurs semblent l'ignorer, le libretto nécessite une écriture spécifique, de la même façon que le cinéma, le théâtre, le roman répondent à des contraintes, des formes, une dramaturgie propres. Un bon livre ne fait pas forcément un bon livret, même si ça aide, c'est ce qu'a oublié Pascal Dusapin avec Perelà, l'homme de fumée (lire ici) qui manque totalement de ressort dramatique. Peu de compositeurs rédigent eux-mêmes leurs livrets, ce talent est rare. Signalons quand même, comme contre exemple, la réussite de Gilbert Amy dans Le Premier Cercle (lire ici) qui resserre l'action du roman de Soljenitsyne et en maintient toute la tension.


S'adjoindre les services d'un dramaturge semble indispensable, mais encore faut-il s'assurer de la qualité de son travail. Les fourvoiements possibles ne manquent pas en effet, comme glisser vers le hiératisme, l'oratorio, comme le fait l'écrivain Amin Malouf pour L'Amour de loin de Kajia Saariaho (lire ici), ou tomber dans le prosaïsme, la trivialité tel Jean-Claude Carrière pour Clara du compositeur suédois Hans Gefors (lire ici).


D'autres choix sont nettement plus heureux comme celui du compositeur Ahmed Essyad qui a choisi Bernard Noël pour nous conter l'histoire de Héloïse et Abélard (lire ici). Jean-Yves Masson réussit également très bien à porter à la scène Salammbô (lire ici), le roman de Flaubert, au service du compositeur Philippe Fénelon. Mais les réussites les plus convaincantes sont à mettre sur le compte de deux des plus importants metteurs en scène d'aujourd'hui, deux grands connaisseurs du théâtre et par ailleurs doués d'un talent de plume certain, Luc Bondy et André Engel. Le premier a travaillé avec le compositeur belge Philippe Boesmans pour Reigen (1993), d'après La Ronde d'Arthur Schnitzler, et pour Wintermärchen (lire ici) d'après le Conte d'hiver de Shakespeare. Le second a collaboré avec Philippe Manoury pour K... (lire ici) d'après Le Procès de Kafka. La connaissance intime de la scène, lyrique et théâtrale, leur a permis de concevoir des livrets parfaitement adaptés au temps de l'opéra.


Mais l'on pourrait objecter que ces réussites ne font que démontrer l'emprise du metteur en scène sur la vie lyrique ! On aimerait aussi, c'est une exigence que l'on doit défendre, que l'écriture contemporaine puisse trouver à s'exprimer dans le livret d'opéra. Car tous les succès cités jusqu'ici puisent leur source dans une œuvre préexistante (Soljenitsyne, la correspondance d'Héloïse et Abélard, Flaubert, Schnitzler, Shakespeare, Kafka). Ainsi une exceptionnelle réussite doit être citée : Trois Sœurs de Peter Eötvös (lire ici). Car même s'il se base sur la pièce de Tchekhov, le librettiste Claus C. Henneberg (également auteur du Lear d'Aribert Reimann) la déconstruit complètement pour la faire revivre trois fois de suite à travers le regard de chacune des sœurs. Un procédé audacieux, "moderne", totalement convaincant. Citons également El Nino (lire ici) de John Adams et Peter Sellars qui nous parle de la Nativité à travers le prisme de la population hispanique au Etats-Unis, l'approche (l'insertion de poèmes espagnols notamment) étant moins originale, mais tout de même très "actuelle".


Mais ce coup de génie de Trois Sœurs reste trop isolé. Clara (une histoire sur la mafia dans le sud de la France) de Jean-Claude Carrière, on l'a vu, est un échec, de même que, sur une musique de Fabio Vacchi, Les Oiseaux de passage (lire ici) du metteur en scène Myriam Tanant, qui avait auparavant très bien réussi l'adaptation d'une pièce de Goldoni pour La Station thermale du même compositeur. Ne parlons même pas de Forever Valley de Marie Redonnet mis en musique par le pourtant très doué Gérard Pesson en 2000 au Théâtre des Amandiers de Nanterre, un tunnel d'ennui. Signalons tout de même la belle réussite de l'opéra de chambre de Philippe Manoury La Frontière (lire ici), sur un livret de Daniela Langer qui maintient intelligemment un fil rouge, une tension au sein d'un univers indécis (une guerre, des réfugiés, une frontière) aux fortes résonances contemporaines. Mais pour son premier opus lyrique, 60e Parallèle (1997), le choix de Michel Deutsch par Manoury s'était révélé moins heureux, l'action manquant de tension.


Pour se limiter au XXe siècle, et sans chercher bien sûr à être exhaustif, on note que plusieurs compositeurs écrivaient eux-mêmes leurs livrets (citons Berg évidemment, Busoni, ainsi que Prokofiev et Janacek pour la majorité de leurs opéras), mais également que les collaborations entre musiciens et écrivains étaient nombreuses, les couples Strauss/Hofmannsthal et Weill/Brecht sont célèbres, mais il faut aussi citer Appolinaire pour Les Mamelles de Tirésiais de Poulenc, Cocteau pour Œdipus Rex de Stravinsky et Le Pauvre Matelot de Milhaud, Claudel pour Jeanne au bûcher de Honegger et Christophe Colomb de Milhaud, W. H. Auden pour The Rake's Progress de Stravinsky, Ingeborg Bachmann pour plusieurs opéras de Henze et se rappeler que Britten a travaillé avec plusieurs écrivains (Ronald Duncan, E. M. Forster ou William Plomer). C'est ce type de collaboration qui manque aujourd'hui, comme si une rupture avec la littérature actuelle s'était produite, comme si les fils étaient coupés entre musiciens et écrivains.


Mais cela ne traduirait-il pas avant tout une crise de la littérature, une faiblesse chronique des écrivains actuels, du moins ceux mis en avant par les grandes maisons d'édition et les médias ? Voici une explication convaincante que nous pouvons suivre après la lecture du passionnant essai de Pierre Jourde, La Littérature sans estomac (L'Esprit des péninsules 2002, vient de ressortir en poche chez Pocket). L'auteur s'attache en effet à montrer les perversions du système éditorial qui promeut des textes indigents, fonctionnant à l'épate (Marie Darrieusecq, Christine Angot) ou étalant des niaiseries sentimentales (Christian Bobin, Emmanuelle Bernheim ou Marie Redonnet citée plus haut). Le livre dénonce également, à travers Le Monde des livres, une presse soumise aux jeux de pouvoir et aux réseaux qui n'aide certes pas à y voir clair. On comprend l'angoisse du compositeur qui cherche un librettiste parmi les écrivains "dont on parle"...


Pierre Jourde ne se contente pas de critiquer et présente plusieurs écrivains qui, selon lui, méritent leur titre (Gérard Guégan, Valère Novarina, Eric Chevillard). Nous voudrions ici suggérer une voie qui ne devrait pas manquer de susciter une certaine moquerie même si elle se place sous les auspices de Michel Houellebecq. Dans un texte d'une profonde intelligence (Sortir du XXe siècle dans Lanzarote et autres textes chez Librio) l'écrivain affirme que la littérature qui restera du second vingtième siècle est l’ensemble des grands représentants de ce que l'on regroupe sous le vocable (péjoratif et trop schématique) de "science-fiction", seule capable, selon lui, de "réaliser une authentique mise en perspective de l'humanité, de ses coutumes, de ses connaissances, de ses valeurs, de son existence même." Houellebecq cite les noms de Ballard, Disch, Kornbluth, Lafferty, Spinrad, Sturgeon, Vonnegut, et bien sûr Philip K. Dick. Ainsi le scénario (plutôt que le livre d'origine) de Solaris du cinéaste Steven Soderbergh, qui vient de sortir en DVD, ferait selon nous un excellent livret d'opéra !


C'est une voie à explorer parmi beaucoup d'autres évidemment, mais il faut impérieusement chercher par soi-même plutôt que de s'en remettre aux noms mis en avant par le système éditorial et médiatique (et si Pierre Boulez ne compose pas son opéra, n'est-ce pas le moins du monde un problème musical mais plutôt la difficulté à trouver le librettiste idoine qui l'explique ?). Il importe surtout de réévaluer la personne du librettiste, qui cache un vrai talent, du génie parfois, et dont le rôle reste insuffisamment reconnu. Suggérons, pour inciter à cette réévaluation, que désormais et plus qu'aujourd'hui le commanditaire de l'œuvre, le directeur d'opéra, pense les deux en même temps, musique et texte, compositeur et écrivain.






Philippe Herlin

 

 

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