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Entretien avec Aviel Cahn 10/27/2019
Depuis le début de cette saison, le Grand Théâtre de Genève est dirigé par Aviel Cahn. Ce dernier arrive de Belgique, où il avait dirigé l’Opéra des Flandres depuis 2009. Sous sa direction, cet opéra a étendu son répertoire, a été à l’origine de nombreuses créations et a été nommé meilleure maison d’opéra par International Opera. Ambitieuse, créative et résolument moderne, sa première saison tranche avec les habitudes du passé et apporte un vent de fraîcheur à Genève. Le nouveau directeur a répondu à l’invitation de ConcertoNet.
A. Cahn, A. Lévy-Leboyer (© A. Lévy-Leboyer)
Comment ces premiers mois se passent-ils?
L’énergie et l’accueil dans la maison sont au rendez-vous mais il y a encore beaucoup à faire pour adopter de nouvelles manières de travailler. Cela n’a rien d’inhabituel. C’est la même chose avec chaque grand changement de direction que ce soit dans une grande entreprise ou une maison d’opéra.
Cela demande beaucoup de travail, du change management. Il faut beaucoup communiquer ce qui est nouveau du côté artistique. Mais j’ai été très heureux de la réception de mon premier spectacle, qui s’est très bien passé. Je suis aussi content de toutes les activités accessoires que l’on appelle La Plage, qui ont très bien démarré. Cela a trouvé un bon public, ce qui est très satisfaisant.
Avez-vous l’impression d’attirer un public nouveau ou bien le Grand Théâtre sert-il toujours les mêmes fidèles?
Avec Einstein on the Beach , c’était un beau mix. C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui avec Aïda. Cela ne génère pas la même fascination qu’un nouveau public peut avoir avec Einstein. Et c’est un titre classique proposé de manière assez classique.
Aïda était-il votre choix ou était-ce une production programmée depuis longtemps par votre prédécesseur?
Non c’était mon choix. Aïda se prêtait bien aux soixante-dix ans de la quatrième Convention de Genève. La scène du triomphe, la scène la plus connue, même si ce n’est pas la scène-clef, traite des prisonniers de guerre. Maintenant je ne voulais pas avec mon deuxième spectacle «déstabiliser» le public du Grand Théâtre. J’aurai d’autres outils pour ce but.
A quel spectacle pensez-vous?
Je pense au futur Enlèvement au sérail, qui sera une relecture totale et radicale de cette œuvre, qui va bousculer. Je pense aussi à la création mondiale que nous allons faire sur le thème des réfugiés, qui interpelle au vu de l’actualité. C’est une œuvre contemporaine, donc par définition ce n’est pas une «vache sacrée».
Il ne faut pas oublier que même si on fait une mise en scène radicale pour Saint François d’Assise, le public n’a pas d’opinion déjà faites sur l’œuvre. De ce point de vue, Aïda est finalement un des titres les plus compliqués du répertoire. Mais est-ce que vous pouvez me nommer une production d’Aïda qui vous ait vraiment marquée – moi je n’en ai pas vu.
J’ai entendu parler de l’ancienne production de Neuenfels.
Cela date des années septante. Et l’Aïda femme de ménage, ce n’est rien de nouveau aujourd’hui.
Ce qui était étonnant dans le choix d’Aïda dans votre première saison, c’est que si c’est une musique superbe, cela reste une œuvre qui est beaucoup moins riche et complexe dramatiquement. C’est également une œuvre qui est partagée avec d’autres maisons d’opéra.
Oui c’est parce que le Grand Théâtre ne peut pas tout produire sur place. Nous n’avons pas les moyens. Nos ateliers n’ont pas la possibilité de faire huit nouvelles productions. Il a fallu faire un choix et j’ai donc concentré les moyens sur Les Huguenots, une œuvre qui colle tellement avec notre à ADN dans la cité de Calvin.
Enfin, production d’Aïda est récente, elle date de 2017, et elle a fait plaisir à un large public, abonné, traditionnel et familial.
Il y a beaucoup de gens qui sont venus voir Einstein on the Beach pour la première fois à l’opéra. Que faut-il leur dire pour leur donner envie de venir et revenir?
Que l’opéra c’est une expérience totale qui ne sent pas la poussière et qui peut parler au citoyen d’aujourd’hui. S’ils ont apprécié Einstein on the Beach, ils vont retrouver cela dans d’autres sujets avec d’autres musiques.
Que doit-on dire à quelqu’un qui a l’habitude du théâtre parlé et qui peut penser que l’opéra n’a pas les mêmes exigences dramatiques?
Il faut accepter que cela ne soit pas la même chose. Il y a des cas où cela s’approche. Ce sera le cas avec cet Enlèvement au sérail où il y aura autant de texte parlé que de textes chantés. Et les textes ont été récrits par Aslı Erdogan.
Mais il faut accepter les différences. L’opéra c’est quelque chose de plus linéaire qui a un autre rythme. Il faut accepter cette dimension et l’esthétique que peut donner la musique. En même temps, cela laisse un espace pour le texte si on a un air de 10 minutes. Il ne faut pas penser à chaque instant à chaque mot que l’on va dire.
Y a-t-il des œuvres qui sont importantes pour vous et d’autres que vous n’aimeriez pas monter?
J’apprécie un vaste répertoire: pour chaque période, on trouve des œuvres de grande qualité. Mais peut-être que le bel canto un peu facile m’intéresse moins. Il n’y a peut-être qu’une dizaine d’œuvres qui m’intéressent de la soixantaine d’opéras écrit par Donizetti ou des quatre-vingts écrits par Bellini. J’ai également peu d’intérêt aujourd’hui pour l’opérette allemande, un répertoire très difficile à bien réaliser.
C’est une spécialité du Komische Oper de Berlin.
Berlin c’est un autre endroit. Pour moi, ce sont des œuvres un peu poussiéreuses, conventionnelles et un peu démodées. Je préfère faire des musicals que des opérettes. Si je dois choisir entre La Veuve joyeuse et West Side Story, je vais faire West Side Story.
Etes-vous favorable à la retransmission de spectacle en direct au cinéma comme le font actuellement le Metropolitan Opera ou Covent Garden?
Je dois avouer que cela ne m’intéresse pas. Cela ne me dérange pas qu’il y en ait quelques-uns qui le fassent mais pour apprécier l’opéra, il faut venir au théâtre. Cela peut être intéressant parfois de voir ce qu’ils ont fait à Tokyo, à New York, mais en tant que professionnel. Mais je pense que le Met l’a surtout fait pour des raisons économiques.
Comment le public genevois est-il?
C’est difficile de vous dire. Si je vois la réaction autour d’Einstein, je vous dirais qu’ils sont ouverts. On m’avait dit le contraire en arrivant. C’est également un public qui s’enthousiasme. Nous l’avons vu hier avec le récital de Nadine Serra, une jeune artiste qui a été accueillie très chaleureusement par le public. C’est un public qui a envie d’aimer ce qu’il voit et a aussi envie de découvrir beaucoup de choses. Mais le plus grand travail que je vais devoir faire, c’est d’augmenter ce public. Si j’avais fait le spectacle d’Einstein en Belgique six fois, cela aurait été complètement plein. Alors qu’ici, c’était plein à 80%, ce qui est particulièrement réussi à Genève pour un opéra dit «contemporain» même s’il a quand même une cinquantaine d’années. En Flandres, j’aurais pu faire dix fois ce spectacle et il aurait été dix fois complet.
Puisqu’on évoque la musique minimaliste, j’ai interviewé il y a quelques années John Adams lorsqu’il est venu diriger l’Orchestre de la Suisse romande. Il m’avait dit qu’il n’y avait pas eu un seul de ses opéras qui avait été joué en Suisse. Cela fait-il partie de vos projets?
Il y a quelques œuvres de John Adams qui sont très intéressantes mais ce n’est pas pour tout de suite. Ceci dit, cela m’étonne qu’aucun théâtre n’ait joué d’opéras d’Adams. J’aurais dit que celui de Bâle aurait été prédestiné à en monter.
Ni Bâle, ni Zurich, ni Genève.
Je trouve qu’une œuvre comme The Death of Klinghoffer pourrait être très intéressante pour Genève. Cela peut faire chauffer les discussions et il faut trouver le moment juste pour cette œuvre qui avait été beaucoup jouée après le 11 septembre. C’est un opéra très bien écrit avec des très belles parties chorales. Maintenant, il faudra une mise en scène très nuancée. Il faudrait demander à un metteur en scène israélien de la faire.
Mais Adams, c’est un très grand compositeur. C’est comme Saint François de Messiaen ou Einstein on the Beach, qui n’ont jamais été faits en Suisse. Il y a beaucoup de choses que l’on peut proposer pour la première fois ici.
Ferez-vous venir l’opéra d’Hector Parra qui a été écrit sur le livre de Jonathan Littell Les Bienveillantes?
Je trouve que cet opéra est une œuvre qui a bien fonctionné. Elle sera donnée à Nuremberg cette saison puis en Espagne. Je ne sais pas si c’est une œuvre qui est aussi importante pour la Suisse. Je l’avais faite en Belgique pour l’importance des deux guerres. Nous avions aussi fait un spectacle sur la Première Guerre mondiale librement inspiré d’A l’Ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque. Il y avait aussi beaucoup de travail sur le texte et cela a permis d’avoir des discussions autour de la collaboration en Belgique. J’ai été très marqué par le livre Les Bienveillantes et il m’a paru très important de faire un opéra sur ce sujet dans notre temps, mais pour la Suisse, c’est une histoire différente.
Le thème des réfugiés est important et c’est pour cela qu’on va présenter en création mondiale cet opéra de Christian Jost, Voyage vers l’espoir. Cela peut rappeler ce qui s’est passé durant la Seconde Guerre mondiale, où la Suisse n’a peut-être pas accueilli tous les réfugiés qu’elle aurait pu prendre. Mais je pense qu’il y a des œuvres qui ont beaucoup plus de pertinence en Suisse que Les Bienveillantes.
Est-il donc possible de dire que votre approche consiste à identifier une série d’œuvres qui puissent parler à un pays, à une ville, à une certaine époque et pour que le public y retrouve des thèmes qui lui parlent et l’interpellent? C’est ce qui semble que vous ayez fait en Flandres et à Genève pour cette saison.
C’est une approche mais il ne faut pas être dogmatique. En Flandres, j’ai programmé beaucoup d’œuvres du répertoire des années 1920-1930. Cela serait beaucoup moins pertinent pour Genève, et pourtant j’adore ce répertoire. Je ne vois pas ici de public pour du Kurt Weill, du Schreker ou du Korngold.
A Anvers, j’ai monté Samson et Dalila avec deux metteurs en scène, un Israélien et un Palestinien. C’est une ville qui a une énorme communauté juive et une énorme communauté arabe qui sont l’une à côté de l’autre. Il y a beaucoup de préjugés, et il faut voir cette œuvre comme une œuvre de dialogue. Ce n’est pas un projet que je me vois proposer ici.
Il y a ici une grande communauté russe, orientale et une certaine tradition française. Les grandes institutions internationales sont ici et j’ai donc fait mes choix dans cette direction. C’est pour cela que je vais faire cette création mondiale ici en Suisse alors que j’avais fait en Flandres d’autres choses.
Chaque année, le Grand Théâtre invite les ambassadeurs et représentants de la communauté diplomatique et internationale. Cela a toujours été fait lors d’une répétition générale mais j’ai insisté que cela soit pour une représentation de Voyage vers l’espoir, cette œuvre sur les réfugiés, et il y aura des réfugiés dans le public.
Par contre, faire réécrire les textes de L’Enlèvement au sérail par une écrivaine turc qui a été emprisonnée par la Turquie, dans une ville où il y a un monument sur le génocide arménien, dans la ville des droits de l’homme, voilà un projet qui a beaucoup plus de sens.
[Propos recueillis par Antoine Lévy-Leboyer]
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