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Entretien avec Mireille Lebel 07/07/2019
«J’aimerais vraiment mourir sur scène!»
En marge de la production de Carmen donné à l’Opéra-Théâtre de Metz-Métropole en ce mois de juin 2019, nous rencontrons Mireille Lebel, pour sa troisième grande production en France après Werther à Metz en 2017 et La Belle Hélène à Nancy en 2018.
M. Lebel (© Pierre-Etienne Bergeron)
Vous n’êtes pas une enfant de la balle. Comment devient-on chanteuse d’opéra quand on n’a pas d’exemple dans son milieu d’origine?
J’ai toujours voulu être sur scène, c’était clair pour moi dès le début. Je faisais beaucoup de choses: je jouais du piano à un assez haut niveau, je faisais de la danse classique, j’étais attirée par les arts classiques. Mais l’opéra était quelque chose de vraiment exotique pour moi, c’était un autre monde que je ne connaissais pas. Mes parents n’écoutaient pas d’opéra, on avait une compagnie d’opéra [Vancouver, NDLR] mais elle ne faisait pas beaucoup de productions par an. Et pourtant cela m’a attirée, justement parce que c’était quelque chose de tellement lointain. Cela m’a attirée parce que je ne savais pas ce que c’était. Dans mon esprit, c’était facile de devenir chanteuse d’opéra, je ne rendais pas compte. Je me suis fixé cet objectif sans vraiment savoir ce que c’était.
Donc avec votre formation classique à l’américaine vous avez débuté par les musicals.
Oui, lors de ma formation à Vancouver il y avait les musicals, trois ou quatre par an et je les faisais tous. Mais c’était vraiment l’opéra qui m’attirait. Je ne connaissais pas, mais cela semblait être la chose la plus excitante qu’on pouvait faire.
Ensuite vous gagnez un concours (Jeunes Ambassadeurs Lyriques) dont le prix est un engagement en troupe à Erfurt. Vous traversez donc l’Atlantique pour quatre ans, mais ensuite vous vous fixez à Berlin. L’Europe est-elle encore à ce point le phare du monde de l’opéra? Qu’y avez-vous trouvé que vous n’auriez pas trouvé sur le continent américain?
Après mes années de troupe à Erfurt, il était inconcevable pour moi de retourner au Canada. Ma voix a mûri assez tard par rapport aux autres, j’ai vraiment appris à la roder sur scène, quand j’étais un peu malade, quand je n’étais pas au mieux, quand j’avais un autre rôle très différent le soir précédent et que je devais m’adapter. Alors je ne pouvais pas revenir en Amérique du Nord faire seulement quelques productions par an. Le rythme y est trop différent. Je voulais rester en Europe.
Même les Etats-Unis ne vous permettaient pas de travailler dans de bonnes conditions?
Oh, vous savez, c’était 2009, toutes les compagnies régionales ont fermé après la crise de 2008, il ne restait que les grandes compagnies. Et je me sens plus à l’aise dans les théâtres à taille humaine. Je peux m’adapter aux grands théâtres, mais je me focalise sur la production du son au détriment du jeu, du contact avec le public, je peux le faire avec ma technique d’Américaine du Nord, mais cependant je préfère les maisons plus cosy, où la voix est reçue comme une caresse.
Vous disiez que votre voix a trouvé sa couleur assez tard. N’avez-vous pas cru être soprano au début?
Oui, bien sûr, quand j’étais à l’école, tout le monde me disait que j’étais soprano, mais j’avais un très bon professeur à Montréal, Catherine Sévigny, elle-même mezzo-soprano, qui a dit que malgré la couleur sopranisante, j’étais mezzo aigu et non soprano.
Avez-vous donc travaillé des rôles de soprano pendant un temps?
Non, car la voix n’était pas assez mûre, je chantais des lieder et des mélodies dans des tonalités de soprano, mais je ne m’y trouvais jamais confortable.
Aujourd’hui que vous avez trouvé votre voie, vous avez une voix de mezzo lyrique avec une couleur de soprano dans l’aigu. Vous tournerez-vous vers des rôles qui exigent une voix intermédiaire, comme ceux de Berlioz par exemple, et d’autres du répertoire français?
Oui, j’adorerais faire cela. Plus j’essaie ces rôles du répertoire français, plus je réalise que cela convient très bien à ma voix. Marguerite de Berlioz, Iphigénie de Gluck. J’aimerais vraiment aller dans cette voie. Debussy aussi, Mélisande, pourquoi pas?
D’autant que certaines œuvres de Berlioz et Gluck sont de plus en plus programmées aujourd’hui.
Oui, c’est une chance. Certains Offenbach aussi. Après avoir chanté La Belle Hélène à Nancy [en décembre 2018, NDLR], j’aimerais la reprendre ailleurs, et La Périchole aussi, qui revient à la mode.
Dans un autre ordre d’idées, j’ai lu que vous n’êtes pas plus «relax» avec l’expérience et le temps. Qu’avez-vous tout de même appris avec l’expérience par rapport à vos années de formation?
C’est vrai, la voix est un instrument très délicat, la mienne en tout cas, car je connais des chanteurs qui ont des cordes vocales plus robustes, mais je ne peux pas faire comme eux. Parfois je veux penser que je peux vivre comme une personne normale, mais cela m’est impossible. En production, je dois garder une discipline. Ce café qu’on me sert est le premier que je bois depuis six semaines, vous voyez?
Est-ce qu’il y a des erreurs que vous ne faites plus?
Oui, bien sûr. Je suis comme beaucoup d’artistes lyriques, je me sens toujours obligée de faire mes preuves. Et pas seulement devant le public. Même en répétitions. Devant un nouveau metteur en scène. Quand l’orchestre arrive. A chaque étape. Le premier jour, le chœur est là. C’est stressant. Puis l’orchestre arrive. C’est stressant. La première musicale, c’est stressant. Mais j’essaie de me ménager, et je me force à résister à la pression. Vous savez, la dernière semaine avant la première de Carmen a été très difficile. Deux répétitions scène-orchestre le mardi, deux le mercredi, pré-générale jeudi, générale vendredi. Le rôle de Carmen est bien lourd. Il y a quelques années, j’aurais tout chanté à pleine voix, et je serais arrivée vocalement exténuée à la première, la voix aurait tenu mais sa lumière aurait été ternie, sans parler de la suite de la production. Alors j’ai beaucoup «marqué», vraiment, je pense que je n’ai chanté qu’une seule note aiguë à pleine voix au cours de ces quatre jours, car je savais que le chef me faisait confiance, et que c’était trop important de me préserver, et aujourd’hui je sais m’imposer dans ce domaine, bien que ce soit toujours difficile pour moi, qui veux toujours donner le meilleur. Mais je m’y astreins, car je sais que cela paie ensuite.
Vous arrivez donc à imposer plus de choses aux décideurs à ce stade de votre carrière?
Oui. Je le fais tout en douceur, mais je pense qu’ils perçoivent que derrière, j’ai une volonté de fer. Et ils n’insistent pas.
Avez-vous encore un professeur de chant qui vous suit?
Oui, j’ai un professeur de chant, Marie McLaughlin, célèbre soprano. Je vais la voir quatre ou cinq jours durant pour préparer chaque rôle. Elle habite en France l’été et en Angleterre l’hiver. Si elle est en production, elle peut tout de même m’accorder deux jours. Je lui dois beaucoup. Je lui fais totalement confiance. Quand nous ne pouvons pas nous voir, nous communiquons par Skype, si jamais une note me pose problème, je lui fais un enregistrement et je le lui envoie.
Et quel est le rôle de votre agent dans votre carrière?
Moi, j’adore travailler le chant, ma technique et ce côté du métier me passionne et je m’y donne à fond. L’autre côté, avec ses négociations, je le laisse à mon agent, je ne m’y investis pas vraiment. Je n’ai pas de stratégie de carrière.
Vous laissez venir les choses, avec lui qui y travaille?
Oui, c’est ça. Mais peut-être vais-je m’y intéresser plus dans les années qui viennent, pour ne pas rater certaines occasions, pour obtenir certains rôles qu’il s’agit de décrocher. Par ailleurs tout cela fonctionne en réseaux. Ici à Metz, Paul-Emile Fourny m’a proposé cette Carmen car il cherchait à faire une production très différente de la Carmen traditionnelle, une production plus légère et avec certains moments de danse plus tournés vers le musical. Si cela avait été une production traditionnelle avec une Carmen typée «contralto», je ne m’y serais jamais engagée, cela serait allé à l’encontre de mon identité vocale. Je préfère avoir des contacts assez directs, quand quelqu’un me veut spécifiquement pour un rôle, et pas qu’un directeur fasse une distribution comme avec des pions, ce qui arrive encore trop souvent.
Vous n’avez donc pas de plan de carrière bien établi. D’ailleurs vous avez beaucoup chanté à la fois les répertoires baroque et contemporain, ce qui est étonnant.
Oui, on me les demandait beaucoup car cela correspondait à ma voix. Mais plus le temps passe, plus cela devient clair pour moi que dans le grand répertoire, le répertoire français me convient de plus en plus. Les rôles mozartiens me conviennent, bien sûr, mais je recherche un versant dramatique plus prononcé. Même Strauss, avec ses rôles de travesti, m’intéresse, ils sont peut-être à la limite de mes capacités, mais les rôles du répertoire français me semblent plus appropriés.
J’ai vu que l’an prochain vous allez faire vos débuts au San Carlo de Naples. Ces grandes maisons représentent-elles un rêve pour vous?
Oui, j’adorerais chanter à l’Opéra de Paris, même à l’Opéra Bastille, j’y ai fait une audition et j’ai senti que ma voix pourrait s’y épanouir. Peut-être est-ce dû au training nord-américain. Le San Carlo est un lieu merveilleux. Et en Italie, aujourd’hui, c’est très difficile, car très peu de chanteurs non italiens, sauf des stars, peuvent s’y produire. Alors je suis contente d’avoir été engagée, même si ce n’est que pour Mercédès dans Carmen, car, n’étant pas une star et ne parlant pas italien, c’est déjà une première belle étape, qui peut mener à d’autres, en douceur, si ça se passe bien.
Vous n’êtes pas encore une star, mais vous avez déjà enregistré des disques assez nombreux. Avez-vous des projets encore en la matière?
Je pense continuer avec CPO qui enregistre avec le Boston Early Music Festival, un projet de trilogie Monteverdi est dans les cartons. Je serais vraiment heureuse si ça se matérialise, car je pense que j’aurais quelque chose à dire dans ce répertoire aujourd’hui, mais bien sûr dans le marché du disque actuel, tout est difficile. J’aimerais faire un disque avec un accompagnement au luth, voire luth et piano, au Canada.
Belle perspective. Dans un autre ordre d’idées, même si on n’est pas au travail pour se faire des amis, certaines productions sont-elles plus faciles grâce aux collègues (ou plus difficiles le cas échéant)?
Oui, bien sûr! Vous savez, la production messine de Werther en 2017 a été très importante pour moi. J’ai gardé le contact avec mes collègues Alexandre Duhamel, Christian Tréguier, Léonie Renaud, et Sébastien Guèze. On se parle régulièrement tous ensemble. C’est très spécial. Bien sûr, parfois, on reste juste professionnels, on est là pour le travail. Mais je n’ai quasiment jamais eu de difficultés avec mes collègues chanteurs. Plus avec les metteurs en scène ou les chefs d’orchestre. Et quand ça ne fonctionne pas avec eux, c’est vraiment catastrophique.
Par voie de conséquence, est-ce qu’on se sent souvent seul dans votre métier, dans les hôtels, les avions, et face à des difficultés de production, ou des perspectives de contrat qui aboutissent ou pas?
Au début, on se dit qu’on peut y faire quelque chose, qu’il faut le trouver. Et puis on comprend qu’il n’y a rien d’autre à faire que l’accepter. Aujourd’hui je suis réconciliée avec ça. Il m’a fallu dix ans pour y arriver. J’éprouve même du plaisir à être seule, souvent.
Votre métier exige beaucoup de sacrifices dans bien des domaines. Pourtant quand on voit les exemples de Devia, Nucci, Domingo ou Gruberova, on peut se demander si on va tenir aussi longtemps qu’eux?
Oh, cela vient de très loin au fond de l’âme. De toute façon, moi, je veux vraiment mourir sur scène, alors je serais très triste si cela ne m’arrivait pas!
Oui, mais pas trop tôt quand même!
Oui, je pense que ce serait mieux dans un rôle de vieille sorcière, tout de même, pas trop vite! De toute façon, je ne vais pas chanter Charlotte à 60 ans, quand même! Ou alors disons jusqu’à 55, ça pourrait aller!
Et comment gérez-vous la notoriété?
Je n’ai pas encore de problème avec ça!
Les flatteurs sont vite là pour égarer l’artiste.
Non, je suis quelqu’un qui pense toujours le pire de moi-même, alors, s’il arrive des flatteurs, je ne les crois pas. Je suis très dure avec moi-même.
Mais il y a aussi le risque de ne pas s’arrêter à temps. De faire la saison ou les saisons de trop.
Oui, mais même si certains chantent trop longtemps, comment leur en tenir rigueur, si cela plaît encore à leur public? C’est délicat. J’adore Magdalena Kozená. J’aimerais encore l’entendre quand elle aura 90 ans si c’est possible! Je ne sais pas si c’est une bonne chose, mais j’aimerais.
Mais il y a un risque que le public le moins informé s’égare, et croie que ce que donne la star déclinante dans un répertoire qui n’est pas ou plus le sien est une sorte de référence absolue.
C’est vrai, il y a un danger dans ces conditions.
Votre voix vous a-t-elle apporté des frustrations, vous qui ne chanterez jamais Tosca, Norma ou Brünnhilde?
En Allemagne, je me sentais plus frustrée car ils ont tendance à privilégier les voix très larges, mais ma projection est une grande qualité. Cela ne m’a pas traumatisée, mais un peu complexée, parce que je n’avais pas ce type de voix énorme qui était valorisé. Mais maintenant je réalise que certains de mes collègues mieux dotés dans ce domaine n’ont pas pris autant soin de leur instrument que moi. Ils n’ont pas toujours été aussi rigoureux avec leur technique, ils n’ont pas toujours gardé un contact aussi étroit avec leur professeur. Et alors ils ont beaucoup perdu, alors que je réalise qu’à l’inverse, ma voix peut faire beaucoup de choses aujourd’hui. Même si je fais un faux pas, je peux très rapidement reprendre le contrôle. Après avoir fait certaines erreurs mais aussi avoir fait le nécessaire pour la préserver, je suis maintenant enfin heureuse de ma voix. Dans le passé, je voyais surtout ses limites. Aujourd’hui, je vois essentiellement tout ce qu’elle m’offre comme possibilités.
Un dernier mot, un rôle dont vous rêvez?
Je pense que je vais sérieusement y songer cet été. Je n’ai jamais fait de plan de carrière, je n’ai jamais fait ça dans ma vie. Cela pourrait être le bon moment de la faire. De prendre le temps d’envisager la perspective de certains rôles. Je suis trop réaliste, et je devrais rêver un peu. Ça ne peut pas faire de mal.
[Propos recueillis par Philippe Manoli]
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