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Entretien avec Skip Sempé
01/03/2018


Solliciter un entretien avec Skip Sempé nécessite d’avoir du temps devant soi! Car le claveciniste et chef d’orchestre, dont on pourrait dire qu’il est Américain d’origine, Hollandais de cœur et Français d’adoption, est intarissable sur l’art de l’interprétation, l’histoire de la musique, l’attitude à avoir à l’égard du public, des jeunes musiciens... Rendez-vous donc est pris dans son appartement au cœur du Ve arrondissement de Paris où trônent trois clavecins, plusieurs autres instruments de musique, des gravures et des tableaux nous plongeant presque dans un petit musée dédié aux XVIIe et XVIIIe siècles qui lui sont si chers. Alors que le Festival Terpsichore, dont il est le directeur artistique, vient de commencer, écoutons-le évoquer à la fois sa vie, son œuvre et ses projets.



S. Sempé (© Marco Borggreve)


Parlons de vous tout d’abord. Américain d’origine, vous êtes né en Californie et avez grandi à la Nouvelle-Orléans. Alors, première question, toute simple: comment avez-vous découvert la musique classique et, plus spécifiquement, la musique de la Renaissance qui est si chère à votre cœur? C’est grâce à un de vos anciens professeurs de la Nouvelle-Orléans, Milton Scheuermann, je crois?
Oui, mais même avant, c’est grâce au disque. Aux Etats-Unis, il n’y a pas de radio, il n’y a pas non plus de véritable chaîne de télévision qui diffusait de la musique classique donc c’est surtout grâce au disque. Et plus particulièrement des disques d’interprètes que je n’ai jamais entendus en concert; Wanda Landowska était déjà disparue. Il y avait également Horowitz, que j’ai entendu, pour le coup, une fois au Théâtre des Champs-Elysées dans les années 1980. J’ai également beaucoup écouté Leonhardt, Harnoncourt et Brüggen au disque bien avant de les rencontrer... C’est une des raisons pour lesquelles j’ai toujours souhaité faire des disques; j’ai toujours eu besoin de réaliser des disques pour des raisons musicales et artistiques et également pour laisser une trace, un souvenir du travail effectué. Pas de mon travail personnel en fait, parce que le m’as-tu vu?, je ne l’ai jamais vraiment pratiqué; le m’as-tu entendu?, oui, mais ce sont deux choses bien différentes! Je partage de ce point de vue l’appréciation de Jordi Savall selon laquelle on doit considérer un disque comme un document, comme un témoignage, et pas comme une carte de visite. Il y a des musiciens qui font des disques uniquement en guise de carte de visite, mais c’est quelque chose que je n’ai jamais compris. Plus je parle de cela d’ailleurs, plus je suis obligé de reconnaître que, finalement, je n’ai jamais eu vraiment de carte de visite. L’idée même d’avoir une carte de visite ne m’a jamais effleuré! [Rires]


Vous utilisez le terme de trace mais pas celui de transmission alors que vous avez découvert la musique grâce au disque qui permet une sorte de transmission d’un interprète à un autre ou, est-ce que pour vous, la transmission c’est le concert?
Non, la transmission, ce sont les répétitions. Et l’enseignement!


Mais pas à l’égard du grand public ! À l’égard d’un public sélectionné en quelque sorte, à savoir les musiciens qui peuvent assister aux répétitions ou qui y participent mais ça ne va pas au-delà...
Ça dépend si l’on parle de transmission ou de diffusion. La transmission, c’est la prétention d’avoir formé des gens. La diffusion, oui, bien sûr. La transmission m’est venue beaucoup plus tard; vous savez, comme m’a dit un très bon ami, «n’oublie pas qu’il y a le savoir-faire mais qu’il existe aussi le faire-savoir»! La transmission de ce que je fais musicalement est une transmission d’instinct et de formation que j’ai reçue de la part de trois très grands maîtres. Je me suis installé en France en 1980 mais je n’ai jamais été élève au Conservatoire de Paris ou autre et je n’ai jamais été membre des Arts Florissants. J’avais donc un profil un peu différent puisque, à la suite des enseignements reçus par Leonhardt, Harnoncourt et Brüggen, j’ai suivi une formation aux Etats-Unis et en Hollande, avec notamment la forte influence du Concentus Musicus.


Puisque vous parliez du disque, vous avez évoqué dans un entretien les disques du Collegium Aureum: s’agissait-il par exemple de leurs disques consacrés à Lully ou à Rameau sous la direction de Reinhard Peters, aux cantates italiennes de Händel avec la soprano Elly Ameling ou du Cinquième Brandebourgeois gravé avec Leonhardt en 1965?
Oui! Ce sont les disques du Collegium Aureum consacrés aux suites pour orchestre de Lully, de Rameau et de Purcell qui m’ont touché lorsque j’avais 10, 11 ou 12 ans. Ce furent également les disques édités chez Deutsche Harmonia Mundi qui m’ont marqué. Quant à Harnoncourt, je pense à ses Brandebourgeois, à plusieurs autres disques consacrés à Bach (les Suites pour orchestre, les deux Passions selon saint Jean et saint Matthieu, la Messe en si) mais j’ai aussi le souvenir de leurs Quatre Saisons, de leur disque consacré à Schmeltzer, d’un disque de musique de consorts allemands du XVIe siècle, des suites pour orchestre d’Alcione qui avaient été enregistrées en concert dans les années 1970...


Puisque j’évoquais le nom de Milton Scheuermann tout à l’heure, pouvez-vous nous parler de ce personnage qui a été important dans votre formation?
C’est une personne que j’ai rencontrée à la Nouvelle-Orléans, à la fois flûtiste à bec et claveciniste. J’ai travaillé avec lui quand j’étais jeune. Il a dirigé un ensemble amateur qui existe toujours d’ailleurs, le New Orleans Musica da Camera, qui était spécialisé dans le répertoire médiéval, celui de la Renaissance et celui de la musique baroque. C’est lui qui m’a poussé à jouer de divers instruments alors que j’étais flûtiste à bec et claveciniste de formation. Tout ce que j’ai appris à l’archet pour le violoncelle, je l’ai ensuite détourné pour le rebec, la vièle mais j’ai joué aussi de l’organetto, du régale, des percussions, du cromorne, de la harpe... et j’ai aussi commencé à constituer ma bibliothèque alors que j’étais encore très jeune.


Une bibliothèque de partitions, de traités d’interprétation et de livres relatifs à l’histoire de la musique...
Oui.


Même si vous avez donc pratiqué plusieurs instruments, vous êtes reconnu comme claveciniste: pourquoi avoir choisi cet instrument?
Le clavecin était le plus réussi!


Oui, parce que vous avez dit un jour que vous étiez un flûtiste raté, un violoncelliste raté et un claveciniste un peu moins raté...
Exactement! Le répertoire pour flûte à bec est très large mais relativement limité en tant qu’instrument soliste; quant au violoncelle, c’est surtout un instrument de basse continue. En ce qui concerne le clavecin, c’est un instrument dont le répertoire couvre quatre siècles de musique et c’est un instrument de super soliste. Par ailleurs, j’étais assez doué pour cet instrument; pour progresser, il a donc bien fallu que j’abandonne les autres instruments qui m’intéressaient et j’ai finalement privilégié le clavecin de façon assez naturelle.


Est-ce que la rencontre d’Albert Fuller en décembre 1971, là aussi à la Nouvelle-Orléans, a été importante pour vous pour choisir et continuer votre apprentissage du clavecin?
Albert était un «philosophe musical». On connaît des musicologues, des historiens, des musiciens complexes, des musiciens simples également mais cette idée de «philosophe musical» m’a toujours attiré. Les exemples à suivre sont les écrits de Harnoncourt, de Landowska, de Gould, de Brendel, autant de livres que j’ai lus quand j’étais très jeune; le résultat de tout ça c’est le Memorandum XXI [recueil de textes et d’entretiens avec Skip Sempé]. L’idée de penser à la musique, de réfléchir sur l’interprétation est assez répandue mais la démarche qui consiste à écrire sur la musique, c’est autre chose qui nécessite un véritable talent. La plupart des musiciens n’ont pas l’idée d’écrire sur la musique: ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas mais ils ne font pas la démarche. Ils parlent certes de musique avec leurs collègues et leurs élèves mais ça en reste souvent là.


Et écrire sur la musique pour vous, puisqu’on en a parlé tout à l’heure, c’est de la transmission ou de la diffusion?
C’est tout à la fois! Ecrire, c’est aussi un moyen d’identifier les tendances d’un compositeur ou d’un style, d’identifier les tendances de «notre» style maison qui fascine aujourd’hui beaucoup de monde. Les gens qui écoutent la musique ne comprennent pas forcément comment je gère le son ou la résonance d’un clavecin. Ils entendent quelque chose bien sûr comme l’orchestre Capriccio Stravagante Les 24 violons mais ils ne comprennent pas du tout comment sonnent par exemple la section de basse, les clavecins ou les luths; vous savez, il y a des gens, des élèves qui passent à la maison et qui sont étonnés que les clavecins sonnent ici comme sur le disque, que rien n’est boosté, que la basse n’est pas artificiellement augmentée... Par la suite, tout ce qu’on a fait avec les violons, les différentes tailles de violons, les violoncelles, les violones... a conduit à obtenir une table sonore de référence qui est très riche, notamment par ce qu’elle est à la fois très sonore mais aussi très transparente. On a beaucoup cherché pour obtenir ce son: on ne l’a pas créé d’un jour à l’autre car, même si l’idée a toujours été là, la réalisation a pris du temps.


Alors que vous auriez pu rester aux Etats-Unis, vous êtes venu en Europe pour étudier avec Gustav Leonhardt que vous avez entendu pour la première fois en 1976 (un concert entièrement dédié à Bach) et pour qui vous avez joué lors de classes de maître aux Etats-Unis en 1979. Quel rôle a joué Leonhardt dans votre formation et dans votre approche de la musique: a-t-il été la figure la plus marquante pour vous?
Tous les trois en fait ont été des figures marquantes!


Oui, mais c’est quand même Leonhardt dont vous avez été le plus proche...
Oui, tout à fait. Gustav Leonhardt était un vrai ami, on s’est beaucoup vu et c’était vraiment quelqu’un de remarquable. C’était un excellent musicien, un très bon professeur, «assez avare de mots» comme dit mon ami Pierre Hantaï. J’étais assez fasciné par ce trait de caractère et, d’ailleurs il était lui-même un peu fasciné par moi car j’étais tout le contraire! Nous étions vraiment très différents; alors que j’étais un Américain très jeune, un peu rustre je suppose, lui était un musicien d’une autre génération, plus âgé que moi, Européen, collectionneur d’objets d’art... Or, même si nous étions différents, nous avions une passion commune pour la musique, pour les beaux instruments, pour le clavecin bien sûr, surtout lorsqu’il était très sonore. C’est sans doute pour ça que je n’ai jamais eu peur de Leonhardt. Mais il n’était pas attaché à la musique qu’on pratiquait: ça m’a donné un peu de courage pour poursuivre. Je me souviens d’un soir où nous étions au Conservatoire, aux Etats-Unis, avec un groupe d’amis, pour écouter un disque de Dietrich Fischer-Dieskau. Un ami, très bon chanteur, baryton-basse, nous a alors dit qu’il n’aurait jamais une aussi belle voix mais qu’il aimait tout autant la musique et le lied que lui: cela seul suffisait à le satisfaire. C’est en entendant cette remarque que j’ai appris qu’on pouvait être satisfait de différentes manières. Ce n’est pas seulement la notoriété, une grande carrière, le fait de donner 150 concerts par an qui donnent satisfaction: on peut être tout aussi content grâce à quelques amis musiciens, même en ne donnant que peu de concerts ou en ne réalisant que peu de disques.


Vous êtes reconnu comme un interprète privilégié du répertoire français pour clavecin (Chambonnières, Louis et François Couperin, Rameau, Duphly, Forqueray...): là aussi, comment avez-vous découvert ce répertoire spécifique?
Par le disque là aussi, notamment grâce à l’intégrale des œuvres de Rameau pour clavecin enregistrée par Albert Fuller dans les années 1960; il a réalisé six disques remarquables sur des instruments construits par William Dowd à Boston. Je me souviens également de son intégrale Rameau gravée sur trois vinyles ainsi que de ses trois disques de sonates de Scarlatti aussi: de superbes disques là encore. C’était sans conteste le meilleur claveciniste aux Etats-Unis. C’est lui qui a fait appel à Jaap Schröder, qui est lui-même arrivé aux Etats-Unis avec un violon baroque mais aussi un archet de violon baroque et c’est lui qui, via une académie qui se tenait dans le Massachussetts, a appris à tout le monde à jouer du violon et de l’alto baroques.


Même si vous avez par exemple enregistré Scarlatti, pourquoi avoir privilégié le répertoire français pour clavecin alors que, par exemple, vous n’avez pas beaucoup enregistré Bach mais pas du tout, sauf erreur, Händel par exemple?
Händel, j’aime pas! [Rires]


De manière générale ou seulement pour le clavecin?
De manière générale; en fait, Händel ne me fascine pas. Parfois il y a des choses comme ça, des musiciens qui ne sont pas fascinés par Josquin des Prés, qui me fascine, ou par Guillaume de Machaut, qui me fascine, ou par Guillaume Dufay, qui me fascine... On ne peut pas être fasciné par tous les compositeurs: c’est le cas de Händel mais aussi de Haydn ou de Mozart. Il y a un style de pensée musicale entre la mort de Bach et les années 1800-1810 qui ne m’intéresse pas trop: c’est une esthétique en terme de composition qui ne m’attire pas. Mais pour tout le reste en revanche, c’est plus qu’un intérêt! La plupart des musiciens trouvent que cette musique de la période classique est assez confortable: avant il y a la musique baroque; avant la musique baroque, il y a on ne sait pas trop quoi; après, on trouve les romantiques, puis le XXe siècle... On pense ainsi que la meilleure introduction pour les gens qui ne connaissent pas trop la musique, c’est un quatuor ou la Quarantième de Mozart, ou la Neuvième de Beethoven: moi, je trouve que ce n’est pas la meilleure voie pour introduire quelqu’un à la musique classique.


Pour vous, vaut-il mieux avoir une approche chronologique?
Non, pas chronologique, mais je crois que le répertoire le plus séducteur et aussi le plus exotique, c’est la musique soit instrumentale, soit vocale du XVIe siècle. Je suis convaincu qu’entendre de la polyphonie de la Renaissance sonner dans une église en pierre est beaucoup plus saisissant qu’entendre une Cinquième ou une Neuvième de Beethoven dans une salle moderne. Car tout cela est aussi une question de salle ou d’atmosphère.


Pourtant, c’est plus abrupt comme musique!
Oui, mais c’est ça que je trouve vraiment sensationnel dans le répertoire du XVIe siècle. Vous voyez, quand je veux me détendre, j’aurais tendance à mettre un disque de l’Ensemble Huelgas de Paul van Nevel plutôt qu’un disque d’une symphonie de Mozart.


Si l’on revient au clavecin, est-ce que vous trouvez que le répertoire français pour clavecin possède une identité propre, évidemment au-delà des différences entre Chambonnières, d’Anglebert, Louis Couperin...?
Mais qu’est-ce-que ça veut dire exactement?


Y a-t-il en quelque sorte un style reconnaissable, une métrique habituellement adoptée, d’autres points communs?
Le décor! J’ai toujours maintenu – j’ai toujours trouvé devrais-je plutôt dire, «maintenu» c’est peut-être un peu trop prétentieux ou trop dur – que la musique française de la fin du XVIIe siècle et de presque tout le XVIIIe est un exercice en décor. Il y a dans cette musique une profondeur, une légèreté, une rhétorique, une spécificité, un son, une courbe, un phrasé qui sont très particuliers à la musique française. Dans la musique française, on peut avoir par exemple une phrase d’une note, de deux notes, de trois notes (c’est également le cas dans la musique italienne du XVIIe siècle), mais ce ne sont jamais des «sous-phrases»: ce sont de vrais effets mais où la phrase ne dure qu’une, deux, trois ou quatre notes. Tout est possible en musique française! Et on peut avoir également des petites coupures comme ça... [il chantonne]. La musique française ne peut pas vivre sans tous les silences au sein de l’articulation: c’est quelque chose d’essentiel. De toute façon, je suis obsédé par la rhétorique, par l’idée que la musique raconte une histoire. En tant qu’instrumentiste, on est face à une musique où il n’y a pas de mot. Donc n’importe quelle pièce que l’on peut jouer, qu’il s’agisse d’une fantaisie de Byrd, d’une pièce de clavecin de Couperin ou de Rameau, d’une partita de Bach, on est vraiment dans un Lied ohne Worte, dans une chanson sans paroles où il faut tout de suite savoir imaginer de quoi il s’agit, même en l’absence de texte.


Oui, car vous avez en fait toujours été plus attiré par l’instrument que par la voix.
Effectivement! Il ne faut pas oublier que sur ces partitions, les notes sont là mais pas seulement elles: les articulations sont là, les annotations sont là... Tout y est et pourtant, il n’y a pas de texte proprement dit.


Dans le répertoire français du clavecin, Chambonnières, auquel vous avez consacré un disque, occupe une place à part en tant que «père de l’école française du clavecin»: à quoi cela tient-il d’après vous? A sa grande technique, au fait qu’il soit le premier à publier ses grandes Pièces pour clavessin en 1670, ouvrant ensuite la voie à d’autres compositeurs?
Chambonnières est avant tout un illustre inconnu; par ailleurs, il est facile d’être traité de père du clavecin français quand il n’y avait personne avant. [Rires] C’est un bon compositeur mais comme l’étaient également Louis Couperin ou d’Anglebert, mais on ne saura jamais comment ça sonnait en 1670, 1680 ou 1690. On a à disposition des instruments d’époque fabriqués à Paris, à Toulouse ou à Lyon; on a donc le son d’aujourd’hui de ces instruments, qu’ils soient d’origine ou qu’il s’agisse de copies très bien faites par les meilleurs facteurs d’aujourd’hui, qui travaillent avec des acousticiens exceptionnels, et qui sont ensuite joués par des clavecinistes hors pair, spécifiquement en France et particulièrement à Paris. Je suis convaincu qu’il y a davantage de bons clavecinistes en France que dans tout le reste du monde confondu; c’est clair, même si cela n’a pas été toujours le cas mais le clavecin a à l’évidence déménagé d’Amsterdam à Paris, y compris quand Leonhardt était en vie; mais c’est vrai que, par ailleurs, tous les clavecinistes français ont été formés par Leonhardt.


Et pourquoi d’après vous y a-t-il eu ce glissement de la Hollande vers la France?
Il y a eu cette importance amstellodamoise parce que Leonhardt était plus intéressant comme professeur et musicien que les professeurs à Paris. Où que l’on soit, étudier le clavecin était toujours supérieur avec Leonhardt. En Angleterre, par exemple, il n’y a personne: on a un vide quasi total pour le clavecin sauf quelques musiciens comme Carole Cerasi ou James Johnstone. Il y a là-bas très peu de clavecinistes vraiment sensationnels, touchants, qui vous parlent car personne en Angleterre n’a travaillé avec Leonhardt. Les clavecinistes anglais sont restés dans la tradition du chant choral anglais qui n’a pas grand-chose à voir avec la musique baroque ou de la Renaissance qui était jouée au clavecin ou à l’orgue. Mais ce que je dis n’est pas méchant...


C’est un constat?
Non, même pas: cela fait partie de cette idée de «philosophe musical». Cela va au-delà de la simple observation car, avec l’idée de «philosophe musical», on s’intéresse aussi au pourquoi d’une tradition. Les Anglais n’aimaient pas Harnoncourt ou Brüggen, qu’ils traitaient de «maniéristes continentaux» dès les années 1970; maintenant que je suis moi-même un «maniériste continental», j’avoue que je n’éprouve pas plus d’admiration pour la tradition anglaise que lorsque j’avais à 16 ans...


Une chose à laquelle vous êtes très attaché dans l’interprétation, c’est la résonance; cela se remarque autant dans votre jeu soliste (La Marche des Scythes de Pancrace Royer par exemple où l’entremêlement des voix est extraordinaire, Les Baricades mistérieuses de François Couperin, le deuxième Prélude» ou la Sarabande tirés de la Suite en ut majeur de Chambonnières). Pouvez-vous nous en parler et, notamment, nous dire si vous considérez la résonance au sens strict du terme ou si cela implique d’autres aspects dans le jeu à adopter?
La résonance est due à deux choses: d’une part l’utilisation du bois dans un instrument acoustique grâce à des luthiers ou des facteurs d’instruments absolument extraordinaires et, d’autre part, l’amplification sans électricité. Le résultat de tout ça, c’est que n’importe quel instrument de musique conçu par un génie qui est fait en bois, qui dépend de la lutherie, sonne mieux, surtout dans les mains de quelqu’un qui adore la résonance; lorsqu’en plus, on peut jouer de cet instrument dans une salle de concert qui flatte la résonance, on a un son qui sublime véritablement l’instrument. C’est pour ça que j’utilise souvent la salle Erard, qui est tout simplement sensationnelle pour la résonance. Sébastien Erard était un facteur de pianos, de harpes, et il n’a évidemment pas créé de salle d’exposition pour ses instruments avec une mauvaise acoustique; il a au contraire conçu une excellente acoustique grâce à un plancher entièrement en bois mais qui est vide en-dessous, un «vide sanitaire» comme on dit en architecture, où il n’y a rien: tu tapes sur le truc et ça sonne comme un tambour! Le résultat est que les musiciens avec leurs instruments et le public avec ses chaises en bois s’installent sur une sorte de table d’harmonie qui est déguisée en parquet en chêne; et c’est ça qui fait la résonance. Et le fait est que le son s’amplifie ainsi sans effort.
Une autre chose, c’est que les gens font souvent la remarque qu’un clavecin sonne un peu comme la pédale droite d’un piano parce qu’il diffuse énormément de résonance, même lorsqu’il s’agit d’une œuvre de Royer ou d’une sarabande de Louis Couperin qui est pourtant plus lente et dépouillée. Et en fait, j’ai fait une découverte sensationnelle il y a deux ou trois semaines avec ce clavecin [il désigne un des trois clavecins de son salon], que j’ai trouvé en 1977 à Seattle. C’est le premier clavecin que j’ai acheté dans ma vie sans le voir au préalable. Quand j’ai rencontré Leonhardt pour la première fois, je lui ai demandé s’il y avait d’autres facteurs aussi talentueux que Martin Skowroneck car, pour cet instrument qui est une copie jumelle d’un clavecin qui appartenait à Leonhardt, il fallait compter treize ans d’attente! Je lui ai donc demandé si quelqu’un d’autre que Skowroneck faisait d’aussi bons instruments; il m’a répondu de façon assez bizarre, me disant que pas vraiment en fait mais qu’il avait tout de même entendu parler de quelqu’un d’exceptionnel qui ne fabriquait pas beaucoup d’instruments mais dont il avait vu deux ou trois réalisations qui étaient presqu’aussi bien faites que celles réalisées par Skowroneck. C’est un facteur d’instruments qui n’a jamais rencontré Skowroneck mais qui a beaucoup travaillé sur la collection des instruments qui se trouve au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg où sont entreposés de nombreux instruments de musique, notamment des clavecins comme celui-ci par exemple [il montre un autre de ses trois clavecins], qui est à l’origine un instrument sicilien du XVIIe siècle (1687), et à la Russell Collection d’Edimbourg, qui a des clavecins absolument exceptionnels, très bien restaurés; pendant des années, cette collection a été gérée par un très bon ami à moi, John Barnes, qui est mort maintenant, et par Grant O’Brien, qui est l’autorité mondiale sur les instruments de Ruckers et plus largement sur tous ceux qui étaient fabriqués à Anvers. Leonhardt me parlait donc de ce facteur d’instruments, Edward Turner, et de cet instrument qui était à Vancouver, au fin fond de l’ouest canadien; je l’ai donc acheté, l’instrument est arrivé par avion, on a défait la caisse et ça a tout de suite sonné comme un instrument de Skowroneck, avec le même genre de toucher, le même genre de facture, le même souci de travail sur le bois comme cela se faisait traditionnellement aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais, sur ce clavecin, l’octave est très grande! Donc, quand j’ai dû préparer des programmes à Utrecht, ou ici à la salle Erard, consacrés à Byrd et Frescobaldi, j’ai été obligé de travailler comme un idiot sur ce clavier avec une octave un peu plus grande que sur les autres clavecins que j’ai ici à la maison. Et en travaillant comme un idiot, j’ai appris quelque chose de totalement surprenant: j’ai été obligé de revoir tous mes doigtés pour les passages rapides. Et à un moment, je me suis arrêté et me suis rendu compte que l’idée de la résonance à laquelle je suis si attaché vient de l’idée que j’ai seize doigts au lieu de dix! Parce qu’un claviériste normal a dix doigts et l’évidence qui vient à son esprit, c’est qu’il y a cinq doigts donc cinq notes à disposition dans chaque main donc dans chaque partie. Et là, je me suis mis à penser en termes d’octave et non de quinte ce qui m’a automatiquement obligé à adopter, non pas une intuition mais, comment dit-on ça, une autre manière de penser au clavier: et c’est pour cela que, quand je joue, cet instrument sonne ainsi!


Ce que vous avez découvert là va-t-il vous obliger à repenser tout votre répertoire et à tout revoir à l’aune de cette découverte?
Non car c’est juste une question de doigtés.


Oui, d’accord, mais peut-être que ces changements de doigtés vont vous ouvrir de nouvelles perspectives en termes de sonorités ou de phrasés?
Non, parce qu’en fait, cela me permet uniquement de jouer correctement sur cet instrument. C’est quelque chose de purement mécanique; c’est une octave qui est plus large mais maintenant je comprends mieux pourquoi j’ai ce son: parce que j’ai à l’esprit l’idée que je peux tenir à la fois seize notes et pas seulement dix, ce qui ouvre de nouvelles perspectives même si ce n’est qu’une idée. Mais comme Fuller le disait toujours, «Fantaisie preceeds reality»! On pense comme ça ou on ne pense pas comme ça: et les gens qui ne pensent pas comme ça te demandent «What does it mean?» et, là, tu ne peux que répondre «Think about it»... Il n’y a rien de plus à répondre finalement car toute explication raterait l’effet.


Vous avez également fait référence, dans l’interprétation, au répertoire des «diminutions», qui renvoie lui-même aux ornementations en musique. Quelle place accordez-vous là aussi aux ornementations, notamment au clavecin, puisque dans certains disques, vous avez choisi de vous faire parfois accompagner par une viole alors que vous jouez en principe des pièces pour clavecin seul?
On parle beaucoup de style, de style baroque, de style Renaissance ou on entend des gens qui demandent «Est-ce qu’il connaît le style d’untel ou untel?»... Bon... Quelqu’un qui joue sur instrument moderne doit-il connaître tout Lully, Rameau, Couperin, acheter des livres d’interprétation, lire les livres d’Harnoncourt, acheter des disques? Peut-être mais en fait, c’est surtout l’expérience avec les partitions qui donne le sens d’une direction et qui vous sert comme musicien. Car une ornementation, une diminution, en fait, on la voit! Elles sont écrites par le compositeur, elles figurent sur la partition mais il faut aller très loin dans la lecture. Ce n’est pas seulement dans les tables d’ornements, dans les traités d’interprétation ou dans les marques sur les partitions que l’on trouve les ornementations; c’est surtout à force de lire, de fréquenter, de digérer une grande quantité de partitions que l’on a connaissance des ornementations. Par exemple, les meilleurs diminutions du XVIe siècle, on ne les trouve pas chez Girolamo Dalla Casa, Francesco Rognoni, Silvestro Ganassi, Diego Ortiz ou dans les traités de diminutions des violonistes, flûtistes ou cornistes, mais on les trouve dans les œuvres pour clavier de Byrd: les variations et les sections variées des pavanes et des gaillardes notamment, car c’était un musicien et un claviériste absolument sensationnel. Tout est là. Si on joue les pavanes et gaillardes composées entre 1575 et environ 1600, on a tout l’art de la diminution du XVIe et du tout début du XVIIe siècle devant les yeux et sous les doigts. Encore une fois, on ne trouvera pas cela dans des traités ou des petits Que sais-je? consacrés à l’art de la diminution ou de l’ornementation: on le trouve dans les exercices et les œuvres des compositeurs. Chez Byrd par exemple, il n’y a pas de signe sur la partition pour indiquer un trille ou quelque chose comme ça. C’est écrit tel quel; c’est pour cela qu’il faut savoir lire la musique, ce que j’ai d’ailleurs très peu fait... J’étais très mauvais en lecture, assez lent, pas nécessairement bête, je dirais plutôt pathétique que bête... [Rires] Mais je portais surtout mon effort sur le son et sur les ornements qui étaient une sorte de «cache-misère» pour compenser le fait que je ne savais pas trop lire la musique.


Si vous dites que les ornementations sont écrites et qu’il faut bien souvent s’en tenir à ce qu’a écrit le compositeur, quelle est de ce fait la liberté de l’interprète? Peut-il ajouter quelque chose de son cru ou, par fidélité et respect de la partition, s’en tenir là?
On peut toujours ajouter quelque chose: c’est juste la question du goût, qui peut être bon ou mauvais. Mais cela aussi, c’est écrit dans les partitions. Quand un compositeur ornemente beaucoup, comme Bach dans le deuxième mouvement du Concerto italien par exemple, les ornements pouvaient être totalement écrits mais si l’on feuillette les œuvres de Frescobaldi, on voit au contraire les endroits où le compositeur laisse volontairement un vide dans la partition ou là où il écrit beaucoup. C’est pour cela qu’il faut connaître énormément, énormément de musique, et les bibles en la matière ne sont pas forcément les traités d’ornementations ou de diminutions! Les bibles sont les œuvres de Monteverdi dans leur intégralité, de Frescobaldi dans leur intégralité, de Byrd aussi notamment pour le clavier, la partie de luth écrite dans certaines œuvres de Dowland comme ses Lachrimae de 1604, le Mori consort classicus de 1599 où l’on trouve une diminution pour le violon, le luth Renaissance, le rebec, la flûte basse mais tout ça ne se digère pas rapidement... Il faut bien compter dix ou quinze ans pour vraiment le mettre en œuvre!


Vous êtes passionné par la facture instrumentale: vous jouez notamment sur des clavecins fabriqués par William Dowd d’après Blanchet ou par Martin Skowroneck d’après Dulcken, Zell ou Vaudry (ce dernier étant d’ailleurs le «petit clavecin rouge» de Gustav Leonhardt dont vous avez hérité après sa disparition). Choisissez-vous tel ou tel instrument en fonction du répertoire que vous allez jouer ou est-ce indifférent?
De manière générale, j’adore les facteurs d’instruments: les luthiers me fascinent. Comme les gens qui font des meubles ou d’autres... Non, ce n’est pas du tout indifférent. Je suis trop gâté en fait car j’ai le luxe d’avoir le choix. J’ai toujours été très privilégié: bien sûr, il a fallu beaucoup travailler mais j’ai également eu, je le reconnais, beaucoup de chance. J’ai toujours eu des clavecins sensationnels. Maintenant, en ayant avec moi un certain nombre de clavecins, je peux choisir l’instrument qui me convient le mieux. En plus, on peut aller chez des amis pour trouver un instrument qui nous conviendrait mieux pour tel ou tel morceau: Olivier Fortin a un clavecin de modèle allemand qui date environ de 1700, Pierre Hantaï en a également un; Olivier possède par ailleurs le «faux» de Leonhardt, le «fameux» Lefebvre daté de 1755, qui était une farce commandée par Leonhardt en tant que farce non pas pour tromper tout le monde mais pour voir qui était trompé par l’instrument. Ce n’est pas la même chose!



S. Sempé (© Marco Borggreve)


Passons maintenant à l’orchestre. Vous créez l’ensemble Capriccio Stravagante en 1986. Pourquoi cette envie de créer un orchestre? Le clavecin seul ne vous suffisait-il plus? Vouliez-vous donner votre propre interprétation de certaines œuvres dont l’interprétation par d’autres ne vous convainquait pas?
J’ai beaucoup aimé le répertoire et le son du Leonhardt Consort et du Musica Antiqua de Cologne. C’était le même répertoire mais ce n’était pas le même son. Et donc, à un moment donné, je me suis fait la réflexion: «Je suis tellement passionné par ce répertoire, par les violons, les violes, alors pourquoi pas?». On a donc effectivement fondé le Capriccio Stravagante en 1986 autour de deux violons, un alto, une basse de viole, un violoncelle et un clavecin. L’effectif actuel de cet ensemble, c’est plutôt deux violons et trois basses de viole. Nous avons donc travaillé pendant quinze ou vingt ans au cours desquels nous avons été très sollicités par des organisateurs de concert et des maisons disques pour faire des projets avec des orchestres baroques. C’est pour ça que j’ai ensuite créé le Capriccio Stravagante Orchestra. Après, puisqu’on avait à disposition un consort de violes ou de flûtes en formation, des cornettistes et des sacqueboutiers absolument incroyables, on a décidé de fonder le Capriccio Stravagnate Renaissance Orchestra en 2002-2003 et on a enregistré en 2004 le disque «Venezia Stravagantissima», qui a permis de faire connaître des sons jusqu’alors totalement inconnus, cet ensemble ayant pour moi le son le plus spectaculaire, un son qui arrache le cœur. Puis nous avons été sollicités par le Festival d’Utrecht, par le Bozar à Bruxelles, par le Festival de Bruges, et finalement par le Centre de musique baroque de Versailles, qui nous a offert l’opportunité de créer un orchestre sur la base des Vingt-quatre Violons du Roi, c’est-à-dire un ensemble d’une quarantaine de personnes. On a donc créé le Capriccio Stravagante Les 24 Violons, dont le but est d’interpréter spécifiquement la musique française en quatre ou cinq parties. Et l’année prochaine, on va lancer le Capriccio Stravagante Orchestra, qui va être un orchestre entre 35 et 50 musiciens, un petit peu sur le modèle de l’Orchestre du XVIIIe siècle de Brüggen, doté d’un son très différent que j’aime beaucoup.
Et maintenant, je veux refaire tous les grands tubes destinés à l’orchestre baroque avec cet orchestre et avec ce son. Je n’aurais pas pu le faire il y a cinq, dix ou même quinze ans... Les gens qui font aujourd’hui ce son, qui ont été formés pour cela au fil du temps n’existaient pas: ils avaient dix ans il y a quinze ans! Cet orchestre, c’est une famille de gens qui s’aiment bien et qui appartiennent à une génération que j’ai en grande partie formée. Il y a eu Pygmalion, Le Caravansérail, ce qu’on appelle entre nous l’«Orchestre baroque du Thalys» puisqu’il y a une sorte d’arc entre La Haye, Amsterdam, Bruxelles, Bruges, Gand, Paris, et qui continue vers le sud, qui a été créé par moi et Capriccio Stravagante. Le son, la liberté, l’amitié, la possibilité de jouer sur les tempi, tout cela vient de notre génération puisque résultant de notre enseignement, de notre manière de traiter la basse, les archets, notre goût commun goût pour le clavecin... Ce n’est pas un secret que Pierre Hantaï et moi avons formé un grand nombre de clavecinistes d’aujourd’hui; il y a également des musiciens spectaculaires comme Jean Rondeau ou Justin Taylor qu’on n’a certes pas formés mais qui viennent ici quand ils ont besoin d’avis ou de petits conseils. Car, quand on vient dans cet appartement, c’est juste du peaufinage: on discute de tel ou tel aspect mais tout cela relève du détail...
Le problème en musique baroque, en musique de chambre et en orchestre, c’est la discipline d’archet: si l’on a l’idée en tête que la main gauche est seulement là pour être opérationnelle, que c’est un outil, il ne faut pas perdre de vue que la poésie est dramatiquement dans l’archet. Il faut donc que l’archet soit très alerte et très agile. Or le problème en musique baroque vient de l’archet: tout ne doit pas forcément être uniforme mais c’est surtout une manière de guider les phrases. Et quand vous voyez Sophie Gent, qui était à l’origine notre premier violon dans les ensembles Capriccio Stravagante et Masques, et qui joue maintenant aussi bien chez Pygmalion avec Raphaël Pichon que chez Caravansérail avec Bertrand Cuiller, c’est quelqu’un qui a fait école sans enseigner: ça, comme on le disait tout à l’heure, c’est la transmission qui se fait au cours des répétitions.


Les effectifs ont fortement changé depuis les débuts du Capriccio Stravagante où vous aviez notamment dans vos rangs au tout début Manfredo Kraemer ou Florence Malgoire au violon, Jay Bernfeld à la viole de gambe ou Michel Murgier au violoncelle: comment vous étiez-vous formés à l’époque et comment aujourd’hui recrutez-vous les nouveaux membres du Capriccio Stravagante? Quelles sont par ailleurs les règles de fonctionnement de vos trois orchestres ?
Pas au tout début, en fait...


Pourtant, dans vos disques du début des années 1990, Manfredo Kremer est déjà là!
Oui, c’est vrai mais au tout début, on n’a pas fait de disques pendant quelques années. A l’époque, les membres étaient Myriam Gevers, Simon Heyerick, Galina Zinchenko... des musiciens qui continuent à nous accompagner jusqu’à ce jour, puis ensuite c’est vrai qu’il y a eu des gens comme Manfredo, Pablo Valetti, quelques autres. Le renouvellement de l’orchestre qui était de sept ans est passé désormais à presque douze ans. Ce grand orchestre qui va se créer, c’est le fruit de toute notre génération pas seulement en France mais aussi européenne.


Quand vous évoquez «revisiter des tubes», qu’avez-vous à l’esprit?
La Water Music, la Music for the Royal Fireworks et certains Concerti grossi de Händel, peut-être Les Quatre Saisons, du Telemann...


Du Händel? Pourtant, vous avez dit qu’il ne vous fascinait pas!
Ce qui me fascine, c’est d’entendre cette musique avec le son de cet orchestre, avec un gros effectif. Je n’ai jamais eu d’orchestre proprement dit, quelques violons, une quinzaine de personnes tout au plus. Cela n’a jamais été une idée centrale pour moi, d’autant que ce travail était par exemple effectué par le Musica Antiqua de Cologne qui a travaillé en ce sens, mais mieux que les autres; certains trouvaient ça trop agressif, trop allemand ou je ne sais quoi mais moi, j’ai surtout trouvé ça spectaculaire.


Oui! Et en plus, ils ont défriché tout un répertoire jusqu’alors méconnu avec ces concertos de Heinichen, Dieupart, Quantz...
Parfaitement! Leurs gravures de Buffardin sont également sensationnelles. Mais maintenant, il faut aller encore plus avant. Il y en a aujourd’hui qui trichent, qui trichent bien même mais ce n’est pas la même connaissance, ni la même expérience.


Je reviens quand même sur les compositeurs que vous avez évoqués: c’est très bizarre de citer Händel ou Vivaldi. Pourquoi pas, par exemple, Les Boréades de Rameau ou les Vêpres de Monteverdi qui sont quand même davantage de votre répertoire?
Oui, c’est vrai mais je veux y ajouter des choses que je n’ai jamais faites. C’est pour ça que j’ai aussi en tête des Concerti grossi de Muffat, de Corelli, de Händel, peut-être des concertos pour orgue de Händel pour des amis organistes, des œuvres de Telemann, les Suites pour orchestre de Bach mais jouées par un orchestre de vingt-cinq personnes, avec deux clavecins, des parties de cordes doublées, bref, un orchestre plus grand, plus ample; je pense bien sûr aussi aux suites orchestrales de Purcell, de Rameau, à la musique de ballet de Händel, à Stradella... En tout cas, on a le projet. Et le principe, c’est que tous ces disques seront basés sur des sessions de deux jours; des projets de quatre jours en fait mais enregistrés dans les conditions du concert car il n’est pas possible, en 2017, 2018, 2019 ou 2020, d’embaucher cinquante personnes pendant dix jours pour réaliser un disque. En plus, notre grand avantage, c’est qu’on n’a pas besoin de beaucoup de montage ni de répétition: ce n’est pas du déchiffrage mais c’est une génération qui se connaît, qui connaît l’esprit de cette musique, surtout pour des œuvres connues qui, en plus, ne comportent aucune mise en scène. On se connaît tous: tu sais, il suffit, quand je dirige, que ma main fasse une petite subtilité et tout de suite, l’orchestre répond!


Dans un entretien que vous avez eu avec Denis Grenier (Skip Sempé - Memorandum XXI), vous faites référence aux Coryat’s Crudities (1611), ouvrage dans lequel Coryat rapporte qu’une œuvre jouée en Angleterre avec seulement quatre violes l’était à Venise par plus de vingt instruments (dix sacqueboutes, quatre cornets, plusieurs violes...); d’autres témoignages existent, concernant un peu plus tard des interprétations d’œuvres de Händel, Vivaldi ou Rameau. Vous qui êtes très attaché à l’authenticité interprétative, que pensez-vous donc de cette constante volonté d’alléger les effectifs pour interpréter la musique des XVIIe et XVIIIe siècles?
En fait, j’aime les deux, qu’il s’agisse de cinq violes seules ou de tout un orchestre. Je crois qu’il ne faut pas priver le public de pouvoir entendre les deux. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’un grand orchestre baroque sonne merveilleusement dans une grande salle mais on doit aussi jouer parfois dans de petites salles, ce qui nécessite d’adapter les effectifs.


Pourtant, dans votre disque «Divertissements» de Lully, Guillemette Laurens n’est accompagnée que par six musiciens!
Oui, c’est exact mais c’est surtout qu’à l’époque, on n’a pas fait d’enregistrement avec un gros effectif car on ne l’avait pas à disposition...


Dans un entretien réalisé il y a quelques années [en 2014, avec Marcel Quillévéré sur France Musique], vous avez confessé votre admiration pour Carlos Kleiber... Pourquoi lui et, par ailleurs, comment considérez-vous, je ne dirais pas votre métier, mais vos fonctions de chef d’orchestre?
Oui, vous avez raison: il y a une vraie différence entre métier et fonctions. Pourquoi Kleiber? C’était un mystique, qui ne dirigeait qu’un répertoire restreint, qui le faisait avec beaucoup d’exigences et, parfois, je trouve qu’il est un peu comme Horowitz: il a un son qui lui est totalement propre. Il a un vrai génie, un amour pour la beauté du son et je le trouve vraiment irrésistible. Harnoncourt, par exemple, a beaucoup aimé le père mais pas Carlos Kleiber; je ne sais pas pourquoi... Peut-être était-ce trop lisse à son goût? Pour revenir au chef d’orchestre, je crois que le métier de chef commence vers l’âge de 6 ou 7 ans; parce que je crois vraiment que chef d’orchestre est le rêve d’un enfant qui adore la musique. Après, on fait carrière, on fait de vous de jolies photos, des biographies mais tout cela est très planifié: le métier de chef d’orchestre est quelque chose que je trouve finalement très suspect. En revanche, la fonction de chef d’orchestre est pour moi très différente puisqu’il s’agit de mettre l’accent sur la relation de musicien à musicien.


Quand vous êtes chef d’orchestre, vous êtes un musicien parmi d’autres...
Oui, je préfère. Un orchestre pour moi, c’est un petit peu comme entendre Jean Rondeau jouer du clavecin à la maison et ne faire que quelques remarques, juste pour peaufiner: l’orchestre, c’est la même chose. Je préfère peaufiner et travailler calmement, relativement vite, ne pas fatiguer les musiciens, ne jamais élever la voix... Ça, ça vient de Jordi; en répétition, il est toujours très serein car il fait de la musique avec des gens qui se comprennent vite. Dernièrement, on a fait un Fairy Queen à Barcelone avec le Concert des Nations; Jordi m’a téléphoné pour me demander si j’acceptais de préparer les chanteurs pour parfaire leur prononciation de l’anglais. Et il m’a rappelé juste après avoir raccroché pour me dire: «Oui, au fait, j’ai oublié, mais est-ce que ça te dirait de jouer avec nous dans l’orchestre? ». Mais bien sûr! Et les répétitions furent géniales parce qu’on travaille entre amis. Manfredo est là: parfois il pose des questions et Jordi répond du tac au tac sans besoin d’explication inutile et tout fonctionne. Tout le monde peut poser des questions avec Jordi mais seulement s’il a une solution. Si Alfredo Bernardini le hautboïste ou Pedro Estevan le percussionniste a une idée, Jordi laisse faire car il sait que ça va aller dans le bon sens sans qu’on doive l’expliquer vraiment... Alors c’est vrai qu’ensuite, il travaille parfois sur les enregistrements jusqu’à 4 ou 6 heures du matin mais c’est une autre histoire.


Quand vous êtes chef d’orchestre, êtes-vous très directif? Comment abordez-vous votre rôle?
J’ai reçu pour cela les conseils de Gustav Leonhardt. Il m’a tout de suite dit que, déjà, le chef devait mieux connaître la partition que tous les autres devant toi parce que si le chef déchiffre une partition, tout le monde va le savoir. Ensuite, c’est Raphaël Pichon qui m’a appris à battre la mesure, à battre 1, 2, 3 et si nécessaire 4, et surtout de ne pas se regarder dans le miroir car on a tous l’air un peu bizarre quand on dirige. C’est surtout lui qui m’a donné du courage car diriger ne m’a jamais tenté. Je n’y avais jamais vraiment pensé mais, finalement, les offres se sont accumulées et j’ai donc décidé de tenter ma chance. Une de ces offres, ça a été La Pellegrina qu’on a donné en 2009 à Ambronay, concert pour lequel on a embauché le chœur Pygmalion préparé par Raphaël, où il chantait, comme Sabine [Devieilhe] d’ailleurs...


Quand on vous écoute, quand on voit la façon que vous avez de travailler, peut-on dire de vous que vous êtes un intellectuel de la musique?
Non! Philosophe, oui! Ça, c’est le mot que j’adore mais intellectuel non. Je crois que parler de philosophe est plus artistique et un peu moins prétentieux peut-être. On a parfois dit que j’étais «élitiste»: oui, j’accepte le mot. Je suis très fier d’être élitiste car j’ai eu un mal fou à faire ma propre éducation, à me prendre en mains pour essayer de comprendre tout seul des choses que je n’avais pas comprises jusque-là, donc qu’on me qualifie d’élitiste, même dans le mauvais sens du terme comme c’est souvent le cas en France, je l’accepte et j’en suis plutôt fier. Je ne suis pas fier de ma discographie ou de certaines options pourrait-on dire mais je le suis d’être un philosophe au sens où je joue avec un jeu basé sur la tradition, sur l’étude, sur la connaissance de ce qui a pu être fait... De toute façon, il faut toujours être fier de quelque chose peut-être...


Comment conciliez-vous ce côté philosophe, où vous avez étudié les traités, où vous avez travaillé les équilibres... et le fait que, quand vous dirigez, vous me semblez plutôt être un chef instinctif, davantage guidé par la mélodie que par la mise en place ou tout autre aspect plus «réfléchi» de la partition?
Tout y mène! Je ne fais pas d’effort. En fait, je guide seulement la mélodie car j’ai toute cette expérience et ces acquis derrière moi. Je suis convaincu que tout répertoire a un modus operandi: une sonate ou une symphonie de Mozart a une structure, très lisible, divisée en sections. La musique baroque, en général, n’a pas cette structure: elle a davantage l’esprit libre comme on peut le voir dans les Vêpres de Monteverdi, dans un concerto grosso ou une sonate de Corelli: il y a une structure mais aussi pas mal d’imprévus avant 1750, imprévus qu’on ne trouve plus après. Haydn, Carl Philipp Emanuel Bach, Mozart: l’imprévu chez eux, c’est quoi? C’est le sforzando, c’est le changement dramatique d’harmonie, ce sont des choses qui choquent mais je préfère largement la façon dont Beethoven choque car je trouve qu’on a véritablement perfectionné l’idée que Mozart ou Haydn avait pu développer. D’ailleurs, l’idée que Mozart est le summum est une chose fausse pour moi; le sommet pour moi, c’est Bach. Je ne vois pas d’autre musicien occidental qui arrive à sa cheville. Il a tellement réussi à construire son propre univers, avec tous ces jeux de chiffrages, de numérologie, tout en étudiant à fond la Bible... Il était tellement obsédé par la manière d’écrire qu’il est allé bien au-delà de la simple structure comme on peut l’entendre dans la Vienne classique. Il dépasse tout le monde. Quand tu écoutes l’art du contrepoint chez Bach, L’Offrande musicale... Alors qu’il faut être obsédé par les règles de ce jeu pour composer la moindre petite chose, lui, il n’a composé que des chefs-d’œuvre.


Peut-être donnerez-vous ses œuvres avec votre nouvel orchestre? D’ailleurs, est-ce également avec lui que vous donnerez l’Orfeo de Monteverdi, qui vous tient tant à cœur?
Non, ce sera avec le Capriccio Stravagante Renaissance Orchestra que j’espère le faire un jour. Mais je ne le ferai pas trop vite! On a eu beaucoup de Monteverdi là, avec l’anniversaire de sa disparition. Et puis, pour l’Orfeo, il faut trouver le bon interprète pour le rôle-titre: c’est très délicat, c’est un vrai choix de philosophe musical car il ne faut pas oublier que le héros ne sait pas s’il aime les hommes ou les femmes... C’est difficile de trouver quelqu’un avec de l’innocence dans l’effet ou le timbre; Jordi a donné l’Orfeo il y a quelques années avec Marc Mauillon. C’était formidable. Dans la plupart des versions que j’ai entendues, les gens ont oublié cette ambiguïté. L’Orfeo, c’est vraiment une œuvre conçue pour un orchestre de la Renaissance. J’aimerais bien aussi Le Retour d’Ulysse dans sa patrie ou Le Couronnement de Poppée mais uniquement au disque: pour la musique, je pense seulement à deux violons, un chitarone et un clavecin. C’est cela qu’on avait en 1640! Et puis, enregistrer ces œuvres avec cet accompagnement instrumental serait un bel hommage à Alan Curtis. J’avais essayé de proposer cette configuration mais cela m’avait été refusé car on préfère de plus gros orchestres, comme l’a par exemple fait Harnoncourt dans les années 1970. Comme il enregistrait pas mal, j’avais demandé à Alan «Mais toi, pourquoi n’essaierais-tu pas de les enregistrer comme ça?». Il m’a répondu qu’en fait, il n’y avait jamais songé... Peut-être donc le ferai-je, mais uniquement au disque. Le disque suffit.


Quand vous dites, «on ne réussit pas à vendre une version avec cinq musiciens et plateau vocal», ce sont les producteurs, en fait, car vous avez toujours davantage fait confiance au public?
Oui, je trouve que le public est beaucoup plus aventureux qu’on ne le pense habituellement. La meilleure preuve à mon sens, c’est notre festival Terpsichore: on a essayé quelque chose de neuf cette année avec un spectacle de danse en ouverture et ça a parfaitement marché. De même, qui aurait l’idée d’assister à des master-classes où je travaille pendant deux heures avec un jeune claveciniste? Et pourtant, on a eu vingt-cinq personnes qui sont restées tout le temps! Le concert pour trois violons avec des œuvres de Marini, Gabrieli, Fontana: on ne sait pas qui sont ces compositeurs et pourtant c’était plein! Le concert Bach: plein là aussi! Et pourtant, on avait la concurrence de Gardiner avec les trois opéras de Monteverdi à la Philharmonie de Paris mais, là aussi, je suis sûr que c’était plein alors que la salle accueille plus de 2000 spectateurs!


Et cette fidélité du public, cela vous encourage, bien sûr?
Oui, il faut être encouragé! Je me souviens par exemple de ce très beau concert consacré au Service funèbre de Rameau, qu’on avait donné deux fois à l’Oratoire du Louvre: c’était plein là aussi alors que l’œuvre était assez difficile! Ce qui est très dommageable, c’est que la télévision n’ait pas été là pour le filmer car on était en plus dans le lieu d’origine de sa création. On a raté là une belle occasion; heureusement, le disque est là...


[Propos recueillis par Sébastien Gauthier]

 

 

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