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Entretien avec Patrick Messina
08/20/2017


Patrick Messina, bien connu des mélomanes parisiens notamment pour être depuis plus de quatorze ans le clarinettiste solo de l’Orchestre national de France, vient de sortir un disque consacré aux œuvres pour clarinette et piano de Robert Schumann, sans oublier une petite incursion chez Clara (voir le compte rendu). L’occasion pour nous de chercher à en savoir davantage sur ce récital original à plus d’un titre et sur ce musicien timide et avide de découvertes. Rendez-vous donc est pris dans un petit restaurant sicilien sur les hauteurs de Montmartre, auquel on arrive après être passé devant le magasin historique Vandoren (fabricant bien connu d’anches pour instruments à vent): une belle assiette d’antipasti, des fusilli au thon, une bouteille de Barbazzale de l’Etna et la conversation peut commencer...



P. Messina (© Gilles Swierc)


Vous venez d’enregistrer un disque consacré à la musique pour clarinette et piano de Schumann : pourquoi ce compositeur alors que la musique de chambre pour clarinette et piano est, par exemple, plus riche chez Brahms, Weber bien sûr, voire Mendelssohn? D’ailleurs, il y a dans ce disque beaucoup de transcriptions pour la clarinette car ce n’est pas tout à fait un instrument roi pour Schumann (Trauer est une pièce pour piano à quatre mains, les romances de Clara Schumann sont destinées au violon, les trois romances de Robert Schumann sont destinées au hautbois même si l’édition précise que c’est «ad libitum Violine oder Klarinette»)...
L’univers de Schumann me passionne depuis mes débuts, notamment au travers de ses lieder et de ses œuvres pour piano (Carnaval, Kreisleriana, la Fantaisie opus 17...). C’est pour cela que je joue ses Romances et ses Fantaisies depuis longtemps, ayant toujours été attiré par le côté mystérieux de ces pièces, le jeu sur les silences, la douleur qu’elles dégagent. Pour moi, ce sont un peu des lieder sans paroles: j’ai toujours aimé la voix et, la clarinette étant un instrument qui se rapproche fortement de la voix, je réussis ainsi à être un peu le chanteur que j’aurais rêvé être en jouant ces œuvres.
C’est un univers qui me parle également parce que sa tonalité générale est sombre et mélancolique. C’est pour moi une musique du moment, de l’instant, qu’on n’interprète jamais deux fois de la même façon. Les Fantasiestücke par exemple: on les a gravés à plusieurs reprises, chaque mouvement ayant été enregistré cinq ou six fois. On a ensuite dû faire un choix extrêmement minutieux car chaque prise avait sa couleur, son humeur, son climat spécifique.
Alors, pourquoi pas Brahms? C’est un compositeur que j’adore maintenant mais j’ai mis plus de temps à l’aimer et à le comprendre. Schumann me parait moins structuré, il vous laisse davantage de liberté dans l’interprétation: on s’y sent beaucoup plus libre. Bien sûr, j’ai beaucoup joué les deux Sonates et le Trio avec violoncelle de Brahms; j’ai longtemps repoussé l’idée d’enregistrer ces pièces mais j’en ai à présent très envie.


Quand on écoute ce disque, finalement, ce qui retient le plus l’attention, c’est peut-être davantage Clara que Robert car ces Drei Romanzen opus 22 sont absolument formidables: comment avez-vous été amené à découvrir et jouer ces œuvres composées à l’origine pour le violon (Josef Joachim en étant le dédicataire)?
Je connaissais ces Trois Romances interprétées par des violonistes. Je me souviens avoir entendu ma femme les jouer et avoir été tout de suite conquis car on y retrouve toute la beauté, toute la limpidité de l’univers de Schumann. Par ailleurs, elles ne nous posèrent aucune difficulté de transposition, sachant qu’en plus, il n’y a pas de jeu sur des doubles cordes, la sonorité très poétique de la clarinette convenait bien. C’est pour ça qu’on a eu envie de les enregistrer.


En fait, ces Trois Romances frappent par leur originalité: on ressent plus d’audace que chez Robert (le début de la première pièce, où le piano est rêveur, presque nonchalant avant le «véritable» début de l’œuvre; l’incursion de la clarinette dans le registre aigu que l’on retrouve dans la deuxième Romance; les trilles et appogiatures dans la deuxième Romance toujours avec une fin en pied de nez ou clin d’œil; une troisième romance où le piano semble davantage fourmiller d’idées que dans les autres pièces de ce disque): qu’en pensez-vous?
Oui, je suis assez d’accord. Dans les pièces choisies, j’ai été fasciné par la simplicité du discours de Robert Schumann alors que chez Clara, quelque chose de plus complexe semble se dessiner. C’est un peu plus construit peut-être... En tout cas, ce sont des pièces d’une très grande délicatesse qui laissent un peu moins de liberté aux interprètes (sauf dans la première des Drei Romanzen) et qui requièrent un travail technique plus exigeant mais sans doute un peu moins de fantaisie et d’imagination.
Ces pièces ont été plus difficiles à enregistrer notamment pour des problèmes de tempo et des difficultés spécifiques au souffle et aux respirations, la partition étant notamment très délicate dans les suraigus. En fait, je ne voulais pas qu’on entende de la clarinette mais une voix. Je ne sais pas si vous connaissez le dernier disque de Billie Holiday (Billie in Satin), chanteuse que j’adore: on entend clairement qu’elle n’y arrive plus «comme avant», sa respiration est lente, sa voix est rauque, c’est douloureux et pourtant, elle dégage une incroyable émotion car on a l’impression qu’elle ne s’adresse qu’à vous. C’est un peu ce qu’on a voulu reproduire ici. Max Ciup, notre ingénieur du son, a placé les micros très près de la clarinette car je voulais qu’on entende justement ces respirations, le souffle et même, par moments, une certaine résistance. Les murmures, les chuchotements, les non-dits: c’est ce que j’aime et c’est ce qui m’intéresse, comme si l’on demandait au public de faire un effort pour bien écouter. La clarinette comme une voix...


Quelle est la difficulté de ces pièces car c’est, semble-t-il, moins la technique (sauf peut-être la troisième des Fantasiestücke qui appelle une certaine fougue, un réel l’emportement) que le sens de la respiration et le climat propre à chaque partition?
En fait, tout est technique. Certaines difficultés sont assez visibles (les arpèges, les intervalles dans les Fantasiestücke) mais la principale difficulté consiste en fait à oublier la technique pour ressentir avant tout le moment présent. A une époque de ma vie, j’ai fait du théâtre et je me suis intéressé à la méthode Stanislavski qu’on adopte à l’Actors Studio: il ne faut pas jouer mais devenir à proprement parler le personnage, se l’approprier, intégrer totalement le texte afin de mieux s’oublier au moment de jouer. C’est exactement la même chose ici.


A titre de liberté interprétative, dans les Märchenerzählungen, la deuxième est indiquée sehr markiert et là on l’entend, alors que cela transparaît au disque beaucoup moins dans la quatrième, pourtant également marquée sehr markiert: pourquoi cette différence d’approche?
C’est vrai qu’il y a une différence entre les deux mais c’est voulu. Pourquoi a-t-on joué cette quatrième pièce de façon moins martiale? Tout simplement parce que, prise au pied de la lettre (on a essayé!), cela ne veut rien dire: la musique devient totalement incompréhensible. Ces pièces datent de 1853, peu avant l’internement de Robert Schumann, à un moment où son esprit est en fait déjà ailleurs et donc un jeu qui obéirait strictement aux indications de la partition ne fonctionnerait pas bien. Cette pièce est déjà monstrueusement difficile pour le piano; en rajouter la rendrait insupportable de lourdeur. Chaque pièce possède une véritable individualité et peut être appréhendée indépendamment des précédentes, ce qui fait que le tempo ou les indications portées sur la partition peuvent être regardés avec une certaine liberté.


Parfois, on vous sent un brin sur la réserve: par exemple, vous n’accélérez pas beaucoup à la fin de Rasch und mit Feuer (la dernière des Fantasiestücke) alors que l’indication figure sur la partition. Est-ce voulu ou avez-vous senti que c’était assez naturel de la jouer ainsi?
Peut-être... Vous trouvez? On a enregistré plusieurs versions de cette pièce, dont certaines où l’on accélérait davantage mais je ne les ai pas réécoutées ensuite... On aurait peut-être pu aller plus loin dans ce Schneller, je ne sais pas mais en tout cas, ce n’est pas volontaire. On a voulu prendre ce mouvement de façon très vive afin de bien marquer le contraste avec la douceur du deuxième thème puis on a calmé le jeu de la coda car la fin est très lyrique; nous avons souhaité préserver ce caractère en n’accélérant pas trop. Cela vient également du fait que c’est un enregistrement en studio; je me souviens que dans la foulée de la sortie du disque, nous l’avons donnée à la salle Cortot et là, nous avons joué la fin très rapidement parce que c’était assez naturel dans l’urgence du concert où la prise de risque se fait plus naturellement. Lorsque j’ai joué le Concerto de Mozart sous la direction de Riccardo Muti avec le National, au moment des saluts, dans les coulisses, il m’a dit «on va sortir le disque» car, même s’il y avait des petites choses qui auraient certainement pu être plus «propres» , il y avait de la vie et de la spontanéité. On est obligé de s’oublier au concert mais c’est moins simple en studio, surtout quand les micros sont aussi proches de vous! Au concert, il y a une urgence qui fait que c’est soit magnifique, soit un désastre !! En studio, on peut faire et refaire...


1849 est une année fondamentale pour Schumann, particulièrement riche en musique de chambre mais également année où les problèmes psychiques commencent à prendre une certaine importance: pensez-vous que ce soit cette situation «mentale» pourrait-on dire qui se traduit dans certaines pièces (par exemple le passage du la mineur au la majeur dans la première des Fantasiestücke)? Et avez-vous eu besoin, et, de manière générale, avez-vous besoin, de vous plonger dans la vie du musicien que vous allez jouer avant de l’interpréter pour en connaître les ressorts psychologiques, le contexte de composition?
Je ne recherche pas tous les détails de la vie du compositeur car je ne veux pas d’une interprétation trop analytique. En revanche, je me forme l’oreille en écoutant beaucoup les œuvres du compositeur pour mieux appréhender sa façon de faire, ses obsessions et ses marques de fabrique. En amoureux de la musique de chambre de Schumann (notamment ses pièces pour piano et ses lieder), j’ai beaucoup écouté les enregistrements de certains lieder par Dietrich Fischer-Dieskau ou Anne Sofie von Otter, que j’adore, ainsi que certaines de ces œuvres jouées au violoncelle par Yo-Yo Ma, Mischa Maisky ou Sol Gabetta. Cela me permet ainsi de prendre conscience de certaines couleurs ou articulations puis, consciemment ou pas, d’intégrer cela à mon jeu. Il ne faut pas oublier que les gens qui écoutent de la musique se moquent généralement des aspects techniques mais prêtent en revanche beaucoup d’attention au style, à la fluidité: on a surtout mis l’accent là-dessus.


La musique de chambre, a fortiori en duo ou en trio, nécessite de bien s’entendre avec ses partenaires: comment avez-vous fait la connaissance de Fabrizio Chiovetta et de Pierre Lenert? Dans un entretien au Temps de juin 2016, Fabrizio Chiovetta avouait qu’il savait que son premier disque serait consacré à Schumann et il a d’ailleurs enregistré les Kreislariana: est-ce d’ailleurs lui qui a eu l’idée de ce disque?
La rencontre avec Fabrizio tient du hasard: on s’est rencontré sur un plateau de France Musique. A la demande d’Arièle Butaux, on a joué un extrait de la Première Sonate de Brahms après avoir répété seulement dix minutes: l’entente a été immédiate. Ce que j’aime chez lui, c’est son imagination, la délicatesse et les couleurs de son jeu, ainsi que sa maîtrise du tempo, des silences...
J’ai écouté son disque consacré à Schumann; je cherchais depuis longtemps un pianiste avec qui jouer et enregistrer ce disque consacré à Schumann et il m’a semblé assez évident que cela devait être Fabrizio. Pour vous montrer cette proximité, je prendrai l’exemple de Trauer qui ouvre ce disque: c’est un petit bijou! En fait, on voulait enregistrer l’adaptation de quelques lieder mais on avait un peu de mal à choisir lesquels. Un matin, Fabrizio m’envoie deux liens vers les lieder Trauer et In der Nacht: j’écoute et je l’appelle tout de suite pour savoir s’il avait les partitions. On les a lues en studio et c’était évident qu’on allait les enregistrer. Je suis devenu très vite amoureux de cette pièce, Trauer, qui, pour moi, incarne immédiatement l’univers si singulier de Schumann: l’atmosphère du disque s’impose tout de suite, c’est une pièce marquée par un certain apaisement qui nous a tout de suite touchés, Fabrizio et moi.


Et Pierre Lenert alors?
J’ai connu Pierre grâce à la Fondation Menuhin. J’ai remporté le concours de la Fondation après avoir arrêté la clarinette pendant un peu plus de deux ans et j’ai eu la chance de rencontrer Yehudi Menuhin, de parler avec lui, de lui dire ce que je souhaitais faire, de ma volonté de tout reprendre à zéro... C’est grâce à lui que je suis allé travailler à Cleveland avec Franklin Cohen et c’est sous sa direction que j’ai donné pour la première fois en concert le Concerto de Mozart. Et dans le cadre de cette fondation, j’ai rencontré Pierre, formidable musicien avec qui j’ai joué notamment le Double Concerto de Max Bruch. Nous nous sommes souvent revus à Paris et c’était évident pour moi de faire appel à lui. C’est quelqu’un d’extrêmement doué, toujours très inspiré et instinctif dont la sonorité est ronde, chaude, et qui se rapproche fortement de la clarinette. L’entente entre nous trois a été excellente.


Il y a de nombreux trios pour clarinette, piano et alto: le Trio «des quilles» de Mozart bien sûr mais aussi le Trio opus 264 de Reinecke (1903), les Huit Pièces opus 83 de Bruch (1910), plus près de nous le Trio de Jean Françaix (1990) ou l’American Trio de Thierry Escaich. Avez-vous envie de renouveler cette formation? Pourquoi par exemple ne pas avoir complété le disque avec le trio de Kurtág Hommage à R. Sch. (opus 15d) dont l’appellation était assez naturelle pour figurer ici?
On y a pensé! On a d’ailleurs joué ce sublime trio de Kurtág, notamment lors du concert à la salle Cortot. Mais le disque n’est pas un concert: si l’on voulait garder l’ambiance générale du disque, il ne fallait pas y ajouter le trio de Kurtág qui allait finalement rompre cet équilibre même si, effectivement, en l’enregistrant, on pouvait ainsi boucler la boucle! En tout cas, ce fut un choix difficile d’y renoncer car c’est vraiment une très belle pièce qui rend parfaitement hommage à Schumann. J’espère pouvoir l’enregistrer un jour, et le Trio «des quilles» aussi bien évidemment.


Vous êtes clarinettiste solo de l’Orchestre national de France depuis juin 2003: d’où vient ce choix de la clarinette ? De votre père sicilien qui, je crois, était clarinettiste amateur?
Oui, c’est ça. Il y a une grande tradition d’harmonies en Sicile et donc un nombre incalculable de clarinettistes! Mon père n’a pas échappé à la règle et jouait dans l’une d’entre elles. Quand il est venu en France, il a continué de jouer au sein de l’harmonie municipale de Nice et il faisait de nombreux remplacements à l’Opéra. Je l’entendais travailler et j’aimais le son de cet instrument. Et puis quand on est enfant, on veut souvent faire comme Papa! Mon frère jouait de la trompette, ma sœur avait choisi la flûte et moi, j’ai finalement pris la clarinette. Peut-être pour passer plus de temps avec lui. Il nous faisait travailler tous les trois, tous les jours.
Comme je vous l’ai dit, j’aime la voix et cela vient certainement de mon éducation. A la maison, on écoutait des chanteurs, tous les chanteurs! De Lucio Dalla à Giuseppe Di Stefano, de Luciano Pavarotti à Sergio Bruni, de Zucchero à Franco Corelli, Plácido Domingo, Mario Del Monaco, Mirella Freni, Maria Callas... tous y passaient! Mais aussi beaucoup de chansons napolitaines, siciliennes et toute cette génération de crooneurs et chanteurs italo-américains comme Tony Bennett, Frank Sinatra, Mario Lanza... Bref, cela influe forcément sur vos goûts et votre personnalité! La clarinette est pour moi l’instrument qui s’approche le plus de la voix: le choix était donc finalement assez évident!


Vous êtes ensuite parti pour les Etats-Unis, notamment Cleveland où vous avez étudié avec Franklin Cohen, et New York, où vous avez joué pendant six ans au sein du Metropolitan Opera: quels souvenirs vous restent en mémoire?
Je suis arrivé à Paris à 14 ans pour étudier au Conservatoire de Paris où j’ai notamment eu Guy Deplus et Michel Arrignon comme professeurs. Après avoir eu mes prix, je ne me sentais pas encore prêt pour une vie de musicien professionnel. Je n’avais pas la culture suffisante et ne me sentais pas à ma place dans ce monde-là. Je devais vivre d’autres expériences. J’ai toujours été attiré par le théâtre et j’adore le cinéma. J’ai passé le concours d’entrée au Cours Florent et à ma grande surprise j’ai été reçu. Ce furent deux ans exceptionnels pendant desquels je fis de belles rencontres, notamment celle de Gérard Oury lors du tournage de La Soif de l’or, film auquel j’ai d’ailleurs participé comme figurant. J’étais fan de ses films et je suis allé le voir avec beaucoup de culot et de naïveté pour lui faire part de mon souhait de faire du cinéma: il m’avait reçu assez froidement. Cependant, lorsque je lui ai dit que je sortais du Conservatoire, on a commencé à parler musique et la tonalité de l’entretien a tout de suite changé. Il m’a dit qu’il avait un projet et qu’il me recontacterait. Puis j’ai attendu, attendu; je n’y croyais plus et, peut-être huit mois après, il m’a écrit une très gentille lettre me disant qu’il se souvenait de moi, me proposant un petit rôle dans le prochain film qu’il allait tourner en Afrique. J’étais fou de joie mais cela n’a pas duré car, une semaine plus tard, j’apprenais sa mort... Je me souviens avoir été choqué, un peu perdu aussi. Ce fut la fin de cette aventure.
Je suis alors retourné vers mon instrument. Pas simple de reprendre après une telle pause mais les sensations sont finalement revenues assez vite! J’ai décidé de passer le concours de la Fondation Menuhin puis je suis parti à Cleveland, où j’ai vécu deux ans, travaillant avec Franklin Cohen. C’est à Cleveland aussi que j’ai rencontré la femme de ma vie. Ensuite nous sommes allés à New York où elle travaillait. J’ai été clarinettiste au Metropolitan Opera pendant six ans, où j’ai profité des plus belles voix comme nulle part ailleurs: un soir, c’était Les Noces de Figaro avec Terfel, Fleming et Bartoli, le lendemain Plácido Domingo dans Otello, puis Luciano Pavarotti dans Tosca... J’étais alors ce qu’on appelle aux Etats-Unis «clarinettiste associé»: il y a des concours d’associés à l’orchestre et on alterne les postes de solo ou du rang avec les titulaires mais la plupart des grands orchestres américains ont une grosse proportion d’«associés». C’est sous ce statut que j’ai eu la chance de jouer sous la baguette de Leonard Slatkin, Valery Gergiev et bien sûr James Levine, qui plus est dans une salle mythique.


De même qu’il existe une école «française» de la clarinette, existe-t-il une école «américaine» qui pourrait par exemple être davantage influencée par le jazz et le métissage et qui a notamment comme représentants Franklin Cohen, Larry Combs ou Stanley Drucker?
Je ne sais pas si on peut dire qu’il existe véritablement une «école américaine» comme il existe encore une «école française». Je dirais plutôt qu’il y a de grands solistes (Franklin Cohen à Cleveland, Stanley Drucker à New York, Ricardo Morales à Philadelphie, Charles Neidich...) qui sont autant de fortes personnalités et qui influencent ainsi d’autres musiciens.
Cela me fait penser un peu à l’école italienne dont les grands représentants sont Alessandro Carbonare, Calogero Palermo ou Corrado Giuffredi. Des clarinettistes qui ont pourtant des conceptions extrêmement différentes de la musique et de la façon de jouer.
L’école française de la clarinette est moins évidente que celle qui a pu exister par le passé avec de grands professeurs et solistes comme Louis Cahuzac, Jacques Lancelot, Guy Deplus, Guy Dangain ou plus récemment Michel Arrignon et tend à s’estomper car, aujourd’hui, tout le monde étudie à travers le monde et les influences sont donc forcément multiples, mais elle existe toujours notamment à travers ce sens très défini de l’articulation, facilement reconnaissable lorsqu’on joue Poulenc ou Debussy par exemple.


Et pourtant, la Rhapsodie pour clarinette et orchestre de Debussy par Cohen, c’est très clair, très analytique. Peut-être parce que c’est Boulez qui dirige?
Oui, peut-être! Boulez, qui a dirigé très souvent l’Orchestre de Cleveland, a sans doute influencé Cohen dans son interprétation. C’est néanmoins une clarinette très sombre et moins brillante que celle qu’on peut entendre chez nous. Mais j’aime beaucoup!


Le jeu est peut-être plus «soliste» en France, plus «velouté» en Allemagne ou en Autriche?
Il y a de ça: on a un jeu un peu clinquant et démonstratif aux yeux de nos collègues étrangers mais ce sont à présent des stéréotypes un peu dépassés et je défie quiconque de reconnaître la nationalité d’un clarinettiste derrière un paravent lors d’un concours!


En fin de compte, on se dit qu’on a de la chance de vous avoir comme clarinettiste en France car vous avez donc failli abandonner la musique pour le théâtre puis, une fois votre parcours de clarinettiste repris, vous avez passé quelque temps à l’Orchestre symphonique de Chicago à l’invitation de Riccardo Muti!
Oui, c’était après avoir joué le Concerto de Mozart avec lui et le National. Ce fut une expérience formidable que de travailler avec cet orchestre sous la direction de Riccardo Muti et, notamment, de Bernard Haitink dans le cadre d’un cycle consacré aux symphonies de Beethoven. J’ai failli y rester mais le rythme (au moins trois concerts par semaine) ne laisse pas beaucoup de temps pour faire autre chose, qu’il s’agisse de faire de la musique de chambre, de l’enseignement... De plus, on n’a plus beaucoup de temps pour sa famille. J’ai donc refusé et je suis resté en France au sein du National. Je pense que Muti m’en a un peu voulu mais il a compris que ma famille était importante. Ma femme et mes enfants sont à Paris, la musique compte mais il est essentiel de se souvenir de ce qui donne du sens à la vie… C’est cela qui nourrit la musique!


[Propos recueillis par Sébastien Gauthier]

 

 

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