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Disparition de Thomas Brandis et Rainer Kussmaul 04/06/2017
Le hasard est comme ça: facétieux ou cruel selon les circonstances, en tout cas par définition imprévisible... C’est ainsi qu’il a voulu qu’à trois jours d’intervalle, deux anciens Konzertmeister du Philharmonique de Berlin nous quittent, tournant un peu plus la page de deux époques glorieuses de l’orchestre (Karajan pour le premier, Abbado pour le second).
T. Brandis (© Musikhochschule Lübeck)
Car Thomas Brandis, décédé le 30 mars 2017, a sans aucun doute incarné, en tout cas contribué à incarner l’ère Karajan de l’orchestre. Né à Hambourg le 23 juin 1935, il se met au violon assez jeune, étudiant tout d’abord à la Musikhochschule de Hambourg avec Eva Hauptmann (1894-1986) avant de partir à Londres en 1957 où il suit les cours de Max Rostal (1905-1991). Après avoir remporté le premier concours international de l’ARD, il enchaîne les postes à responsabilité: violon solo de l’orchestre Bach de Hambourg (Hamburger Bachorchester) en 1957, violon solo de l’Orchestre symphonique de Hambourg deux ans plus tard, il devient premier violon solo de l’Orchestre philharmonique de Berlin le 1er janvier 1962, succédant ainsi à Siegfried Borries (1912-1980), poste qu’il ne quittera que le 31 août 1983. Partageant les fonctions avec Michel Schwalbé et Leon Spierer, il assume avec une autorité naturelle le poste qui lui est confié, rappelant à l’occasion ses servitudes: «Quand l’orchestre était en tournée à Venise par exemple, tout le monde en profitait pour aller nager au Lido mais moi, en tant que premier violon solo, je devais surtout dormir et travailler. Même si nous ne faisions pas autant de concerts que les violonistes du rang, nous devions être irréprochables à chacune de nos participations» confiait-il à la journaliste Ariane Todes. Faisant le lien entre l’orchestre et le chef, imposant les traits d’archet, indiquant l’usage plus ou moins important du vibrato selon la partition jouée, Brandis fut rapidement reconnu pour ses talents exceptionnels. C’est ainsi qu’il joue les redoutables solos de la Sérénade «Haffner» de Mozart ou d’Ainsi parlait Zarathoustra et Till l’espiègle de Richard Strauss sous la direction de Karl Böhm (Deutsche Grammophon) ou du Benedictus de la Missa solemnis de Beethoven sous la baguette de Herbert von Karajan (tant au studio chez EMI qu’en concert, au Festival de Salzbourg), pouvant également jouer le Concerto pour violon et orchestre en mi majeur de Bach sous la baguette de Klaus Tennstedt (Testament). Et d’un flegme à toute épreuve: Daniel Barenboim a raconté (A Life in Music) comment Itzhak Perlman qui avait cassé une corde dans le troisième mouvement du concerto de Tchaïkovski lors d’un concert à la Philharmonie de Berlin (celui-ci ayant été donné deux fois, les 15 et 16 novembre 1986) donna son Stradivarius à Brandis et prit le violon de ce dernier pour continuer: Brandis changea la corde mais finit le concert avec le violon du soliste, Perlman devant se «contenter» du violon du Konzertmeister!
Concertiste et premier violon solo réputé, Brandis fut également un chambriste de haute volée, ayant affûté ses armes à Hambourg alors qu’il était encore étudiant au sein du Junges Hamburger Streichquartett et surtout du Brahms Trio avec lequel il se fit une solide réputation. En 1976, il franchit le pas et crée le Brandis Quartett Berlin qui, pendant plus de vingt ans, s’impose comme un quatuor de première qualité avec ses fidèles compagnons, Peter Brem en second violoniste, Wilfried Strehle à l’alto et Wolfgang Boettcher au violoncelle. Ils gravent ainsi les quatuors de Beethoven (chez Harmonia Mundi) et de Schubert bien sûr mais aussi le Quintette pour deux violoncelles (avec Wen-Sinn Yang en second violoncelle) sans oublier Mozart avec ses comparses du Philharmonique de Berlin (le Quintette avec clarinette avec Karl Leister, le Quatuor avec hautbois avec Lothar Koch ou le Quinette avec cor avec Gerd Seifert) ainsi que des pages plus rares comme le Premier Quatuor de Schulhoff ou le Quatrième de Hindemith. Enfin, dernière corde à son arc, Thomas Brandis a acquis une réputation universelle de pédagogue qu’il exerça tant à la Berliner Hochschule, où il eut par exemple Renaud Capuçon comme élève, qu’à la Musikhochschule de Lübeck, où il fut professeur invité de 2002 à 2015 ou à la Royal Academy of Music de Londres. De 2001 à 2004, il dirigea en outre l’Académie d’orchestre de Claudio Abbado à Ferrare, en Italie.
Le legs discographique de Thomas Brandis
Ayant parcouru un très riche répertoire en qualité de Konzertmeister des Berliner Philharmoniker, Thomas Brandis a également en qualité de soliste enregistré un nombre conséquent de disques. C’est tout d’abord dans le domaine de la musique baroque que l’on croise son nom, de Vivaldi (où il dirige du violon le Philharmonique de Berlin en 1980 dans les Concertos n° 5 à n° 7 tirés de L’Estro armonico, Leon Spierer dirigeant pour sa part les Concertos n° 8, n° 10 et n° 12, Deutsche Grammophon) à Couperin (notamment les Quatre concerts royaux dans un disque édité chez Archiv Produktion où il joue aux côtés du flûtiste Aurèle Nicolet, du hautboïste Heinz Holliger ou du bassoniste Manfred Sax) en passant par Bach (rappelons donc le disque dirigé par Tennstedt chez Testament) et Händel (citons aussi bien un sans doute incroyable Apollo e Dafne sous la direction de Gunther Weissenborn avec Agnes Giebel et Dietrich Fischer-Dieskau en solistes qu’un disque d’airs du compositeur saxon chantés par Catarina Ligendza sorti en 1977, Deutsche Grammophon). Mais c’est dans le domaine classique qu’il reste le plus incontestable, avec notamment une très belle Symphonie concertante de Mozart sous la direction de Böhm (avec Giusto Cappone en alto solo, l’enregistrement datant de 1966) et une Serenata notturna des plus ravissantes tardivement gravée par Karajan en septembre 1983, couplée avec un très beau Divertimento K. 334 (deux disques Deutsche Grammophon). N’oublions surtout pas la Missa solemnis de Beethoven à laquelle on a déjà fait allusion, superbe réalisation de Karajan pour EMI de 1974, où Brandis s’illustre magnifiquement dans le Benedictus, ainsi que le magistral Zarathoustra de Böhm, là aussi un incontournable de la petite étiquette jaune. Outre les quatuors de Beethoven (édités les uns chez Harmonia Mundi, les autres chez Nimbus Records), citons parmi ses enregistrements les plus réputés la Sonates D. 574 de Schubert réalisée en 1997 avec le pianiste Bruno Canino (Nimbus Records) et surtout, chez Brahms, les Premier et Deuxième Trios avec piano enregistrés en mars et septembre 1981 et les trois Quatuors avec piano avec les altiste et violoncelle solos du Philharmonique de Berlin Wolfram Christ et Ottomar Borwitzky, Tamás Vásáry tenant la partie de piano (Deutsche Grammophon). Enfin, pour les curieux, pourquoi ne pas aller écouter la version pour trio de la Deuxième Symphonie de Beethoven, Thomas Brandis étant ici épaulé par Wolfgang Boettcher au violoncelle et Eckart Besch au piano (Archiv Produktion)?
R. Kussmaul
Trois jours avant la disparition de Thomas Brandis, c’était un autre ancien Konzertmeister de l’Orchestre philharmonique de Berlin qui disparaissait en la personne de Rainer Kussmaul. Né le 3 juin 1946 à Schriesheim, petite ville à l’est de Mannheim et au nord de Heidelberg, Rainer Kussmaul suit ses premiers cours de violon dès l’âge de huit ans avec son père, Willy Kussmaul, qui était lui-même violon solo de l’Orchestre du Théâtre de Mannheim. Il étudie ensuite à la Stuttgarter Musikhochschule avec Ricardo Odnoposoff (1914-2004), virtuose connu notamment pour avoir remporté en 1937 le deuxième prix du concours Ysaÿe derrière un certain David Oistrakh... C’est à cette époque que Kussmaul remporte le prix Mendelssohn de Berlin ainsi que plusieurs autres distinctions, et qu’il fonde le Stuttgarter Trio (avec le violoncelliste Claus Kanngiesser et la pianiste Monika Leonhard) qui se voit couronné en 1969 par le prix international de l’ARD. On peut dire que Kussmaul est alors un «baroqueux» au sens plein du terme, jouant du violon baroque et enregistrant un répertoire peu connu: les Concerts royaux de Couperin sont gravés pour Musica Rara en avril 1967 (avec Helmut Lissok au violoncelle, Joachim Starke à la flûte et Klaus Preis au clavecin) puis c’est au tour d’Albinoni (Concerto a cinque opus V n° 5, Concerto pour violon et cordes en ré mineur et deux sonates enregistrées en février 1968 avec l’ensemble Das Heidelberger Kammerorchester et publiés chez l’éditeur Da Camera Magna), d’Evaristo Felice dall’Abaco (Concerto opus 6 n° 2 pour violon et cordes, Helmut Müller-Brühl dirigeant pour l’occasion le Kölner Kammerorchester, édité chez Musica Mundi) de Giuseppe Tartini fin octobre 1975 et de divers concertos de Telemann, Reichardt et Tartini avec la Capella Clementina dirigée là encore par Müller-Brühl en 1980.
Nommé en 1977 professeur de violon à la Hochschule für Musik de Fribourg, il y dirige notamment une classe de violon baroque où plusieurs de ses étudiants se retrouveront par la suite au sein du célèbre Freiburger Barockorchester. Donnant par ailleurs des classes de maître aux quatre coins du monde, Rainer Kussmaul succède à Leon Spierer comme Konzertmeister du Philharmonique de Berlin le 1er septembre 1993, où il arrive en même temps que Kolja Blacher. C’est donc un homme d’une culture différente des grands orchestres classiques qui est appelé à ce poste par Claudio Abbado, sous la direction duquel il joue notamment la Symphonie concertante de Mozart (aux côtés de Wolfram Christ à l’alto) en octobre 1994 à la Philharmonie de Berlin mais aussi en février 1995 lors d’une tournée des Berliner Philharmoniker au Japon ainsi qu’en avril 1996, lors du Festival de Pâques de Salzburg. Son goût pour la musique baroque lui vaut de jouer également le Troisième Brandebourgeois sous la baguette d’Abbado en mai 1995 ou de donner un récital consacré à Rosenmüller, Corelli et Rossi dans la petite salle de la Philharmonie de Berlin en février 1998, quelques mois avant de quitter son poste au Philharmonique, le 31 août. Entre-temps, en 1995, il fonde les Berliner Barock Solisten dont il est soliste et directeur musical: l’ensemble, rassemblant pour l’essentiel des membres du Philharmonique guidés par un goût et une volonté d’interpréter «autrement» la musique baroque, va rapidement gagner en notoriété et parcourir le monde avec un succès qui ne s’est jamais démenti. Kussmaul, jouant aussi bien un Stradivarius de 1724 qu’un Guarneri de 1692, put ainsi appeler à l’occasion des artistes renommés pour donner des concerts et enregistrer des disques, d’Emmanuel Pahud à Sandrine Piau, de Thomas Quasthoff (qu’on a pu entendre aussi bien à Baden-Baden qu’à Paris) à Bernarda Fink, de Christine Schäfer à Radek Baborak. Couronné par de nombreuses récompenses (un Grammy Award en 2005 pour son disque consacré à des cantates de Bach et deux prix Echo Classic pour son disque Telemann), l’ensemble fut dirigé par Rainer Kussmaul jusqu’en 2015, époque à laquelle il doit se retirer en raison de lourds problèmes de santé. Distingué à titre personnel tant par la ville de Fribourg (il reçoit le prix Reinhold Schneider en 2012) que par les plus hautes autorités allemandes (il reçoit en 2010 la prestigieuse Bundesverdienstkreuz pour ses activités en faveur de la musique allemande), c’est donc à l’âge de soixante-dix ans qu’il s’est éteint le 27 mars dernier. Le 15 avril, des musiciens des Berliner Barock Solisten donneront un concert à sa mémoire en l’église de Baden-Baden: au programme, Telemann et Bach.
Le legs discographique de Rainer Kussmaul
Des Concerts royaux enregistrés comme soliste en avril 1967 aux concertos de Vivaldi captées en novembre 2013 par les micros d’Avi Music, Rainer Kussmaul aura enregistré de très nombreuses œuvres qui, pour la plupart, témoignent de son goût prononcé pour les répertoires baroque et classique. Si l’on souhaite avoir un témoignage de Kussmaul avec le Philharmonique de Berlin, on peut en priorité regarder quelques concerts filmés sous la direction de Claudio Abbado (comme cette géniale «Nuit italienne» captée le 30 juin 1996 à la Waldbühne de Berlin ou ce non moins exceptionnel Requiem allemand de Brahms, donné en concert au Musikverein de Vienne le 3 avril 1997 pour le centenaire de la mort du compositeur) mais aussi écouter la Symphonie concertante de Mozart (Sony Classical). Kussmaul s’est illustré comme soliste à de nombreuses reprises comme on l’a signalé: pour les curieux, pourquoi ne pas écouter les Quatuors avec flûte opus 98 n° 1 à n° 3 d’Anton Reicha (MDG Gold), où le violoniste joue aux côtés de Konrad Hünteler à la flûte, de Jürgen Kussmaul à l’alto et de Roel Dieltiens au violoncelle? Ou cette excellente version du Concerto pour violon et piano de Mendelssohn avec Andreas Staier comme co-soliste (Teldec)? Enfin, comme directeur artistique des Berliner Barock Solisten, on conseillera en priorité le disque consacré à Bach aux côtés de Thomas Quasthoff (Deutsche Grammophon) ou l’excellent disque consacré à plusieurs concertos de Vivaldi (Avi Music).
Sébastien Gauthier
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