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A Vienne avec ConcertoNet: Manaho Shimokawa
04/28/2016


La jeune artiste japonaise élucide son apparition aux côtés d’Aleksey Igudesman et déjoue nos a priori sur la diététique des danseuses.


M. Shimokawa Ronnie Boehm)


«Alors comme ça vous connaissez Aleksey?»
Aleksey, c’est Aleksey Igudesman, le violoniste connu pour ses pitreries musicales. Dans son dernier spectacle, une interprète ne figurant pas au programme était mystérieusement intervenue, obligeant le Konzerthaus à compléter en urgence la page web de présentation. Leurs numéros communs tranchaient avec le reste du spectacle par la fraîcheur mêlée de complicité qui se dégageait, donnant une impression d’improvisation au milieu d’une routine bien réglée.


Cette jeune femme se nomme Manaho Shimokawa; c’est elle qui pose la première question de l’entretien, assise bien droite sur sa chaise, réunissant dans sa posture le maintien impeccable des danseuses avec la verticalité gracieuse des Japonaises. Je comprends que la conversation portera autant sur Aleksey que sur elle-même: il est vrai que sans lui nous ne serions probablement pas assis dans ce restaurant thaïlandais, au fond d’une ruelle déserte à quelques enjambées du Naschmarkt.


Arrivée à Vienne il y a sept ans, Manaho (24 ans) préfère s’exprimer en anglais et s’en excuse à demi: «Alors qu’au Japon, la langue est considérée comme une compétence à part entière, l’allemand ou l’anglais ne sont pour moi que des outils pour communiquer. Je n’ai donc pas besoin de les parler parfaitement.» Il faut dire que les inflexions enthousiastes qui accompagnent ses réponses compensent avantageusement les absences de concessions faites à la syntaxe anglaise.


Manaho est danseuse contemporaine et tente d’expliquer ce que cela recouvre: «La danse de ballet a été inventée par les hommes, et vise vers le haut» explique-t-elle à grand renfort de gestes. «Les pionniers de la danse contemporaine étaient en revanche principalement des femmes – elles voulaient libérer le corps des danseurs. Nous passons aussi plus de temps sur le sol. Nous sommes plus grounded! Aujourd’hui les deux disciplines se mélangent, et nous travaillons régulièrement ensemble.» Comme il lui est essentiel de ne pas s’enfermer dans une discipline, elle collabore régulièrement avec des artistes d’autres milieux: une première occasion majeure se présente au concours Fidelio 2011, qui l’introduit au monde des instrumentistes. La même année, elle travaille avec un jeune photographe débutant, Ronnie Boehm: «Ma photo a atterri en couverture d’une plaquette de marketing Orange! J’étais encore au conservatoire, lui simple amateur – on a eu beaucoup de chance. A la suite de cela, Ronnie est passé professionnel et il s’est spécialisé dans les photos de ballerines. Il travaille aujourd’hui avec bon nombre de compagnies de ballet.» Sur le site du photographe, un peu comme dans le spectacle d’Aleksey, la spontanéité vitale de Manaho détonne avec les poses millimétrées des danseuses du Staatsoper qui l’encadrent. Un côté personnage de manga, qui ne se révèle qu’une fois passé sous le vernis de courtoisie japonaise – la danse ou un repas épicé-arrosé étant tous deux des moyens identiquement efficaces pour y parvenir.


Manaho manie désormais sa fourchette avec enthousiasme, commentant la rencontre avec Aleksey: «Nous nous connaissions vaguement de vu depuis le concours Fidelio, mais je n’étais qu’étudiante et lui... c’était la star. Un jour, nous avons chacun couvert une partie de programme: il est venu me voir et m’a proposé de monter un spectacle avec lui. J’ai accepté sans réfléchir.» Pourquoi cet intérêt subit: danse et violon, n’est-ce pas un peu éloigné tout de même? «Aleksey a toujours été très intéressé par la danse et collabore régulièrement avec des chorégraphes – il bouge beaucoup dans ses spectacles, vous avez remarqué? Il est même parvenu à m’apprendre beaucoup de choses dans le domaine de la danse. Nous avons commencé par beaucoup dialoguer, puis avons improvisé ensemble: c’était ce qu’il y de plus facile pour moi. Après tout ce travail préparatoire, créer le spectacle est venu tout d’un coup.»


Manaho retient le garçon qui tente d’emporter nos assiettes, terminant avec plénitude la salade de papayes tout en commandant deux chopes de bière supplémentaires «Gross oder klein?» me demande-t-elle. Pressentant comme un challenge, j’opte pour la pinte; mes préconceptions sur la diététique des danseuses et sur la tenue des Japonais à l’alcool s’éloignent au fur et à mesure de l’apparition de nouveaux plats sur la table. «Je suis workaholic, c’est mon sang japonais – lorsque je travaille je peux oublier de manger ou de dormir» précise-t-elle, me laissant considérer son appétit comme une mesure indirecte de sa charge de travail. «Alexei en revanche est over-workaholic: il ne peut pas se reposer! Il est en permanence en train d’imaginer et de créer – "et si on faisait comme ça, tu ne veux pas essayer maintenant?" Au début de notre rencontre, il m’a proposé une session jam pendant un dîner; j’étais fatiguée et lorsque je lui ai dit que je voulais me reposer, il m’a regardé d’un air si triste et si déçu... depuis je ne refuse plus.» A la sortie du conservatoire, la carrière d’une danseuse est parsemée de doutes: «on vous a appris à danser mais personne ne vous explique comment vous vendre»; la collaboration avec le violoniste a pleinement régénéré sa passion pour le métier.


Nous en venons à son immersion récente dans le milieu de la musique classique. Manaho reconnaît avec candeur être novice: les grands interprètes du XXe siècle restent un continent à découvrir, et elle me fait promettre de lui communiquer une liste des références à écouter. Elle est en revanche intarissable sur les instrumentistes du circuit international actuel – souvent des connaissances d’Aleksey: Julian Rachlin, «meilleur ami et voisin d’Aleksey – il joue aussi de l’alto magnifiquement!»; Yuja Wang, « nous étions au concert ensemble. Elle est adorable... very young!», commentant vraisemblablement la personnalité plus que l’âge de la pianiste chinoise; Vadim Repin: «nous allons avec Aleksey à son festival transsibérien – sa femme est ballerine!». Alors que nous nous éloignons du restaurant, je réalise que cette asymétrie flagrante entre interprètes du passé et ceux de notre époque n’est pas surprenante: n’est-ce pas le contrepoint logique à la définition de danseuse contemporaine?


[Propos recueillis par Dimitri Finker]

 

 

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