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Entretien avec Roger Muraro 09/15/2015
Le nom de Roger Muraro (né en 1959), élève d’Yvonne Loriod, est associé, bien sûr, à celui de Messiaen, au concert comme au disque, et, plus généralement, à la musique du XXe siècle (voir ici). S’en tenir là ne serait pas infâmant, tant s’en faut, mais ce serait oublier que le vainqueur du concours Liszt de Parme (1981) et quatrième prix du concours Tchaïkovski (1986) est aussi un interprète apprécié, entre autres, dans Mozart (voir ici) ou dans Liszt, auquel il a consacré un disque en 2010 (Decca).
C’est à ce compositeur qu’il revient pour son premier enregistrement chez La dolce volta (voir ici, occasion pour ConcertoNet de l’interroger, quelques minutes seulement après son récital du 28 juillet dernier en l’abbaye de Fontdouce, où il avait notamment donné la transcription par Liszt de la Symphonie fantastique de Berlioz: le pianiste français revient sur cette partition fascinante et sur sa passion pour Liszt, mais aussi, bien sûr, sur Messiaen. Virtuosité, perfectionnisme et insatisfaction affleurent également dans cet entretien dans lequel il évoque, pour conclure, l’évolution de ses relations avec les maisons de disques.
R. Muraro (© Bernard Martinez)
Le programme de votre nouveau disque associe des œuvres originales de Liszt, la Sonate en si mineur et la Fantaisie et Fugue sur le thème BACH, à des adaptations du Vaisseau fantôme et de Tristan. Quelles sont les raisons qui ont présidé à ce couplage?
J’ai en effet choisi des «clins d’œil» à des compositeurs que Liszt a aimés et qui sont autant de sources d’inspiration que l’on retrouve, en filigrane, dans la Sonate. Il y a certes une dimension d’improvisation dans la Fantaisie et Fugue mais ce sont des improvisations qui tournent toujours évidemment autour de ces quatre notes et on peut considérer que la Sonate se décline aussi en deux – ou trois, selon les exégètes – thèmes principaux, autant d’idées qui sont ensuite reprises différemment, sous un aspect profond, léger, virtuose ou cantabile: c’est l’esprit d’une cellule qu’on prend et qu’on développe, pour créer un univers qui reste cellulaire et en courbes.
En outre, dans la Fantaisie et Fugue, il y a une certaine modernité dans les harmonies, avec ces successions de septièmes diminuées qui donnent par moments l’impression que la tonalité est totalement absente. De même, je vous mets au défi d’essayer d’établir des repères de tonalité dans le petit fugato de la Sonate: on se situe dans le même type de cheminement, constamment avec des septièmes diminuées.
Il y aussi un «petit fugato» dans le finale de la Symphonie fantastique. Vous venez de jouer en concert la monstrueuse transcription que Liszt en a réalisé en 1834: à la même époque, quand il compose ses propres œuvres, elles sont généralement brillantes et virtuoses, mais très loin de ce qu’on entend dans cette transcription, antérieure même à celle des Symphonies de Beethoven. Comment cela se fait-il?
Liszt, bien entendu, était alors le seul à pouvoir jouer ce qu’il écrivait. Pour lui, le travail d’appropriation et de réécriture de cette œuvre fut probablement un merveilleux outil pédagogique. Je ne connais pas de peintre, à quelque époque que ce soit, qui n’ait pas copié les maîtres pour travailler, pour approfondir sa technique... Je pense que Liszt a lui aussi tiré un énorme profit à transcrire, par exemple les Symphonies de Beethoven: il a ainsi appris le texte, la structure, le langage, les qualités mais aussi les défauts des uns et des autres. Il n’avait que 19 ans quand il a entendu pour la première fois la Symphonie fantastique: impossible d’imaginer que seulement trois ou quatre ans plus tard, il ait pu rédiger une pareille symphonie! Ce travail de réécriture d’un texte originellement non destiné au piano a été extrêmement formateur pour lui. Les œuvres originales qu’il a écrites pour la suite sont, si j’ose dire, plus «élégantes», mais dans cette transcription, c’est tout Berlioz!
Toute la démesure de Berlioz, en effet, mais on entend déjà des prémices de la Sonate, des Etudes d’exécution transcendante...
Je pense que c’est une œuvre-clef dans la production lisztienne, car on touche ici au caractère fondamental de Liszt, qui était un homme extrêmement curieux des autres, de la musique, de la littérature, des artistes de son époque… Son attitude nationaliste après la Révolution hongroise de 1848, quand il monta sur scène avec le sabre, participant de l’identité même de sa patrie tout en étant peut-être plus français et germanique que hongrois, cette générosité, l’amour qu’il pouvait porter à ses contemporains – je n’en connais pas beaucoup comme lui: je peux seulement faire un parallèle, un siècle plus tard, avec le travail d’ouverture et les conseils qu’Olivier Messiaen a donnés aux élèves de sa classe de composition. Dans le domaine de la musique, il me semble que ce sont les deux seuls exemples qui me viennent à l’esprit.
On vous associe presque toujours immédiatement à Messiaen: c’est à la fois juste – car vous l’avez beaucoup joué et enregistré, après avoir eu la chance de travailler avec lui – et injuste – car vous défendez tout aussi bien beaucoup d’autres compositeurs, Liszt, par exemple, auquel vous venez de consacrer un deuxième disque. Qu’est-ce qui attire un grand interprète de Messiaen vers Liszt, dont la musique est parfois jugée trop extérieure ou virtuose?
Au-delà de l’immense ouverture d’esprit qu’ils ont en commun, je me souviens de la définition que donnait Marc Pincherle de la virtuosité: il l’assimilait en effet à la générosité. La virtuosité, ce n’est pas épater les autres, ce qui serait de l’exhibitionnisme, mais le don total de soi, dans l’instant. Quand on joue par exemple «Regard de l’Eglise d’amour», le dernier des Vingt Regards de Messiaen, si l’on se met à penser à soi ne serait-ce qu’une seconde, ce n’est même pas la peine de jouer une pièce pareille. Il en va de même au moment de se lancer dans La Fauvette des jardins, que je considère comme un sommet de la littérature pour piano du XXe siècle et comme l’œuvre maîtresse de Messiaen – et que je vais remettre à mes programmes, car je m’inquiète qu’elle ne soit plus jouée. Si cette pièce est très difficile, il faut cependant y trouver l’aisance, le moyen de parler avec volubilité, sans peine, c’est un geste musical – comme toujours chez Messiaen (et chez Liszt) rien n’est difficile ou scabreux, tout est écrit dans le sens de la nature, à la différence de Prokofiev, par exemple.
Schumann, dont vous venez aussi d’interpréter les Scènes de la forêt, est également assez «scabreux».
C’est beaucoup moins évident que Liszt, en effet, mais on est guidé par la musique, on se plie à l’esprit schumannien, tellement merveilleux qu’on se dit «Tant pis, je vais arriver à trouver». Cela étant, il est vrai que ces pièces-là demandent plus de maturation, un autre cheminement.
Pour en revenir à Liszt et Messiaen, ils ont aussi en commun la dimension de l’espace sonore, même si le texte n’est pas du tout le même: au point culminant de la Sonate en si mineur, on embrasse le monde.
Quand vous abordez les transcriptions de Liszt, recherchez-vous à restituer une sonorité orchestrale ou bien les considérez-vous essentiellement, voire uniquement, comme des partitions pianistiques?
La réponse est très facile car je me suis toujours trompé à chaque fois que j’ai voulu faire de l’orchestre au piano. Mais c’est une erreur par laquelle on est obligé de passer: en effet, on ne peut pas jouer si l’on n’a pas connaissance du son que l’auteur a voulu utiliser, à l’origine, pour décrire tel état d’âme, par exemple. C’est donc fondateur, mais une fois qu’on le sait, on l’intègre et après, on joue l’œuvre au piano. Combien de fois ai-je entendu la «Mort d’Isolde» par l’une ou par l’autre, de même pour la Symphonie fantastique... C’est d’ailleurs curieux, car entre la version de Charles Münch et celle de Colin Davis, il y a tout un monde – bizarrement, cette seconde version m’a été plus profitable pour mon travail, car elle est plus structurée. Mais Münch donne peut-être à l’œuvre le caractère qui convient...
... comme s’il était seul au piano...
C’est probablement comme cela qu’il faut la jouer après, ou, en tout cas, qu’on peut la jouer. Mais le faire sans avoir entendu les couleurs et les effets, ce serait tout à fait impossible, sans compter que cela témoignerait d’une inculture totale! Cela dit, c’est difficile, car on lit l’œuvre orchestrale tout en l’écoutant au travers d’une interprétation et c’est seulement après la cinquième ou sixième fois que je l’ai interprétée que j’ai senti que c’était une œuvre écrite pour le piano – on me l’a d’ailleurs dit. Peut-être avais-je alors passé un cap, me permettant de prendre des libertés, comme un chef d’orchestre le ferait lui-même.
Quand on entend la transcription, on se dit souvent qu’on retrouve exactement l’œuvre originale de Berlioz.
Tout à fait! Je pense ainsi à un détail qui n’a l’air de rien: au tout début de la «Scène aux champs», le cor anglais peut soulever un peu la première note [il chante le thème], ce que le piano ne peut évidemment pas. A un moment, j’avais imaginé poser la main dans le grave pour tenir les étouffoirs et créer une sorte de halo mais c’était tellement artificiel que je me suis dit qu’il fallait se contenter de jouer ce passage comme il est écrit. Mais là où je trouve que ce que fait Liszt est magnifique, c’est que pour restituer la réponse du hautbois depuis les coulisses, il fait se tourner le pianiste en confiant la phrase à la main gauche: on se trouve ailleurs, grâce à l’oreille, la position... C’est un détail, mais c’est génial – non pas le fait de se tourner mais d’avoir pensé que cela suggérera peut-être l’effet de la partition originale: je me suis dit tout de suite que c’était évident que cela devait être comme ça. Par moments, Liszt fait se croiser des choses pour que ça sonne comme ça: peut-on arranger? Non, surtout pas, ce serait périlleux!
Cela étant, je dois dire que dans le premier mouvement [il montre la partition, minutieusement annotée], il y a par exemple un passage où les notes des contrebasses sont omises, alors que cela me semble important, car ce sont les derniers sursauts [il énonce le rythme]. Il m’a donc fallu arranger moi-même et, même si l’essentiel y était, il y a plein d’autres détails de la sorte qui n’y étaient pas et que j’ai dû ajouter.
R. Muraro (© Bernard Martinez)
Mais sur quel texte Liszt a-t-il travaillé, dans la mesure où la partition d’orchestre n’avait alors pas encore été publiée?
Liszt a travaillé d’après le manuscrit. Mais ici [il montre un autre passage], on ne peut rien faire de ce qui est écrit: en effet, j’ai pensé que ce n’était pas possible d’omettre les chromatismes du hautbois. J’ai tout retransformé et je ne pouvais pas faire autrement, car sinon, cela aurait sonné creux. Je ne dis pas que c’est bien, ne serait-ce que parce que je ne suis pas un compositeur, mais j’espère simplement qu’au moment où je l’ai joué, on n’a pas senti qu’il y avait ici une faiblesse d’écriture.
De même, dans «Un bal», c’est encore bien là et puis à partir d’ici, c’est fini: il n’y a plus rien [il montre plusieurs portées]. Ce n’est pas grand-chose, deux pages entières d’orchestre, mais avec les violoncelles qui font un petit rappel du thème et le thème principal de la Symphonie qui se trouve au-dessus avec les cordes. C’est magnifique – et voilà d’ailleurs aussi une chose qu’on ne dit pas: on parle de Berlioz, de sa folie, de son orchestration, mais la qualité de la structure de la composition est magnifique, comme la façon dont il arrive à superposer les voix. C’est très moderne et il est donc extrêmement réducteur que de dire que Berlioz est un novateur dans le domaine de l’orchestre: ce n’est pas seulement ça, car je trouve qu’il y a une vraie recherche compositionnelle.
L’harmonie est également recherchée.
Je dois dire qu’elle est particulière et c’est pour cela qu’au départ, j’ai eu un peu de mal à l’apprendre. Je crois même que Berlioz avait demandé des conseils à Chopin, qui était un fabuleux harmoniste. Mais Chopin n’a pas voulu, et c’est d’ailleurs drôle qu’il ait demandé à un pianiste!
Cette transcription est aussi paradoxale de ce point de vue: Berlioz n’était pas pianiste et n’a rien spécifiquement écrit pour le piano.
J’ai joué sa réduction pour piano des Nuits d’été: c’est épouvantable! Quand je l’ai travaillée, j’ai été obligé de changer certaines choses, car je ne pouvais pas tout jouer tellement c’était mal fichu! Il aurait dû confier ce travail à Liszt, qui aurait fait quelque chose de formidable.
Avec ce deuxième disque consacré à Liszt, est-ce le début d’une série?
Non. Je jouerai peut-être encore une pièce de Liszt, mais elle sera intégrée dans un autre parcours. Je voulais faire la Sonate une fois dans ma vie: je l’ai faite... et j’aurais pu la faire mieux encore, c’est sûr. Je l’ai jouée beaucoup en concert quand j’avais entre 20 et 25 ans, puis j’arrêté et je ne l’ai plus rejouée. Ensuite, je l’ai reprise pour trois concerts avant de l’enregistrer. Je l’ai rejouée la semaine dernière et je me suis dit encore une fois que j’aurais dû attendre ce concert pour enregistrer ce disque: à chaque fois, c’est pareil! De même, je regrette d’avoir enregistré trop tôt la Symphonie fantastique, à cause des deux premiers mouvements: le discours de «Rêveries. Passions» est tellement compliqué qu’il était moins bien intégré qu’il ne l’est aujourd’hui et «Un bal», malgré de petits incidents çà et là, a acquis une élégance que je n’avais alors pas encore trouvée. Je regrette cela comme je regrette tous mes disques: je ne regrette pas le produit en lui-même mais je trouve qu’il vient toujours un tout petit peu tôt. Il n’y a pas un disque qui échappe à ces regrets, mais chacun reste quand même une photographie d’un moment.
Vous êtes pourtant suffisamment exigeant avec vous-même pour laisser paraître un disque s’il ne vous satisfaisait vraiment pas.
Vous savez... on ne maîtrise plus rien dans ce métier...
A ce propos, vous rejoignez un nouvel éditeur, La dolce volta.
Du jour au lendemain, Universal m’a remercié, alors que je m’étais engagé, seulement un an auparavant, dans des investissements très importants dans un studio d’enregistrement. Je me suis donc trouvé sans rien mais mon agent, Jean-Marc Peysson, m’a suggéré de rencontrer Michaël Adda [fondateur de La dolce volta]. Je lui ai dit que si je ne devais enregistrer même qu’un seul disque, ce serait dans cette grange où j’ai beaucoup investi et il a accepté.
Le son y est bon, ce qui m’a grandement soulagé, et je crois que c’est le début d’une vraie collaboration. Je ne vais pas continuer à enregistrer comme avant, car de toute façon, il y a trop de disques, mais j’ai un projet qui est en train de se monter et dont la construction demande beaucoup de temps de réflexion. Il y aura un auteur de base, et je suis intéressé par l’histoire politique qui entoure cette période. Comme cela se déclinera en plusieurs volumes, je ne sais pas par lequel je vais commencer, d’autant qu’il y a des œuvres que je ne connais pas, qui ne sont pas du tout jouées ni connues, et qu’il faut que j’apprenne. Il me faut donc un peu de temps, mais ce sera sans doute une série de trois à cinq disques, que je voudrais tous réaliser tranquillement chez moi et chez La dolce volta, car c’est une maison dynamique, qui prend des risques, avec de beaux produits, bien présentés.
Le site de Roger Muraro [Propos recueillis par Simon Corley]
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