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Entretien avec Momo Kodama
12/15/2013


Bien qu’étant, avec Akiko Ebi, la plus parisienne des pianistes japonaises, Momo Kodama (née en 1972) demeure assez peu connue du public de la capitale. Il est vrai que malgré un récital au festival Chopin à Bagatelle en 2008 et un concert dans le cadre du Festival d’automne la même année, puis le Concerto de Martinů et le Concerto de Mozart avec sa sœur Mari (née en 1967), l’épouse de Kent Nagano, au Théâtre des Champs-Elysées respectivement en en 2009 et en 2010, elle se produit plus souvent en région, notamment dès 2004 à la Folle Journée de Nantes puis en 2009 au festival de La Roque d’Anthéron, et, surtout à l’étranger, où ses partenaires se nomment Renaud Capuçon, Charles Dutoit, Isabelle Faust, Seiji Ozawa, Xavier Phillips, André Previn, Christian Tetzlaff...


La sortie chez ECM de son nouvel album, «La Vallée des cloches», consacré, bien sûr, à la France et au Japon, offre l’occasion de mieux faire connaissance avec une artiste vraie et sensible – «vraiment» et «sensibilité» sont d’ailleurs les deux mots qui reviennent le plus souvent durant l’entretien qu’elle a accordé à ConcertoNet.



(© Marco Borggreve)


Qu’est-ce qui vous a conduit à apprendre la musique, et plus précisément le piano? Est-ce l’exemple de votre sœur aînée, elle aussi pianiste?
Ma mère était professeur de piano. Nous sommes venus en Allemagne, à Düsseldorf, quand j’avais 1 an. Il y avait toujours du piano à la maison, ma mère jouait alors encore du piano et j’ai commencé tout naturellement à l’âge de 3 ans, comme apprendre à se laver les mains ou à se brosser les dents. Au début, j’ai au un très bon professeur, qui était étudiante en pédagogie musicale: j’étais un peu un sujet d’expérimentation pour elle! On a commencé non pas par le solfège mais par une approche très imaginative du piano, par les images – le staccato, par exemple, c’était une grenouille qui saute ou des doigts qui marchent sur le clavier – mais aussi par des exercices pour assouplir les épaules et éviter toute tension superflue. Ensuite, j’ai appris les notes et le solfège, mais je trouve que pour un enfant de 3 ans, c’était une très bonne manière de commencer le piano: j’adorais les cours de piano, que j’attendais impatiemment chaque semaine.


Vous n’avez donc pas commencé de la même manière que votre sœur.
Ma sœur avait commencé au Japon avant moi, de façon plus classique, avec des professeurs japonais.


Vous donnez assez régulièrement des concerts avec votre sœur. Avez-vous parfois été tentée de former un duo à l’image de Katia et Marielle Labèque?
Même si quelqu’un nous a dit que cela ferait «M&M», on n’a jamais pensé à cela. (Rires). Nous ne jouons ensemble que depuis une dizaine années, trois à cinq fois par an, et ce rythme me convient. C’est désormais plus facile, car même si elle voyage beaucoup, ma sœur habite elle aussi désormais à Paris. Nous adorons jouer ensemble, car nous sommes très différentes mais nous avons les mêmes goûts, nous nous complétons et nous travaillons bien en répétition – comme nous nous connaissons vraiment très bien, nous ne nous gênons pas pour dire vraiment les choses! A chaque fois, c’est une grande joie, mais nous avons toujours été très indépendantes.


Quels sont les pédagogues qui vous ont marqué?
Après l’Allemagne et la Suisse, je suis arrivée à Paris à l’âge de 10 ans et j’ai tout de suite commencé avec Germaine Mounier. Elle ne prenait pas d’enfants à cette époque-là, mais elle m’a très gentiment accueillie et elle m’a fait travailler sans assistants: cela veut dire que je la voyais toutes les semaines et j’ai appris toute ma base musicale et technique avec elle. Elle me faisait travailler tout – gammes, arpèges: j’ai fait beaucoup d’Etudes de Czerny, mais j’adorais ça, et j’ai fait aussi Bach, Chopin... Elle m’a vraiment donné de solides références dans des styles très variés et elle m’a également appris à être très fidèle au texte, à lire ce qui est écrit – elle était très sévère là-dessus.
Après avoir achevé le Conservatoire, j’ai travaillé avec plusieurs pianistes, comme Tatiana Nikolaïeva. Je la voyais plusieurs fois par an, mais chacune de ses classes ouvrait tellement d’horizons que je travaillais ensuite durant des mois sur ce qu’elle m’avait dit. Elle avait une telle personnalité que le simple fait de la côtoyer et de la voir jouer de près était déjà enrichissant. Ce que j’ai appris de plus important avec elle, c’est qu’elle avait un son extraordinaire dans une pièce, entourée de seulement dix personnes, aussi bien que dans une salle de 3000 personnes: elle venait parfois aux répétitions et me donnait des conseils dans la salle même, afin que je m’adapte aux différentes salles. Elle m’a sensibilisé à cette question, car il ne s’agit pas simplement de jouer plus fort dans une plus grande salle, mais de prendre en compte l’acoustique.
Ensuite, j’ai beaucoup travaillé avec Vera Gornostaïeva, qui avait longtemps été l’assistante de Neuhaus. C’était une pédagogue très intense, à la russe: elle s’exprimait de façon très imagée, les leçons duraient 3 ou 4 heures et elle n’y parlait pas seulement de piano, mais aussi de philosophie, de littérature... Elle a élargi ma palette sonore et j’ai ajouté des facettes à mon jeu, en travaillant par exemple Tchaïkovski et Rachmaninov, ce que je n’avais pas du tout eu l’occasion de faire jusqu’alors.
Après, j’ai rencontré Murray Perahia: c’est instinctivement que j’avais jusqu’alors fait beaucoup de choses et il m’a appris l’analyse schenkérienne. J’étais fascinée, car c’était une façon d’analyser le pourquoi et le comment, et cela a équilibré les influences que j’avais précédemment reçues. Ensuite, j’ai souhaité retourner intensément à la source de Bach et je l’ai fait avec András Schiff, qui m’a beaucoup apporté.
Enfin, j’ai rencontré Colette Zérah, qui m’inspire toujours beaucoup, grande pédagogue à l’immense culture, élève d’Eduard Steuermann et de Lazare Lévy.


C’était finalement pour vous le retour à la tradition française enseignée par Germaine Mounier. Vous-même, enseignez-vous également?
Pas pour l’instant, même si j’ai déjà trouvé passionnant de donner des classes de maître: il faut essayer de comprendre les problèmes des élèves, toujours différents. Je me suis rendue compte que j’expliquais une chose durant toute la journée, mais que quand je travaillais ensuite pour moi le soir, je faisais un peu les mêmes fautes! (Rires). C’est un éternel processus de renouvellement et d’analyse de ce qui se passe dans la tête de chacune et de chacun. Mais l’enseignement demande un investissement important, si l’on a une classe au Conservatoire, et on ne peut pas faire les choses à moitié. Il faut du temps, mais peut-être plus tard, oui.


Comme Akiko Ebi, vous êtes née à Osaka, mais vous résidez en France depuis de nombreuses années. Ce fut au début le choix de vos parents, mais qu’est-ce qui vous a ensuite engagé à rester en France et à Paris? La musique? La langue? Le mode de vie? La ville? Ses habitants – bien qu’ils aient assez mauvaise réputation?
Un peu tout cela, et je ne trouve pas que les Parisiens aient mauvaise réputation. En fait, je me sens très bien à Paris: c’est une grande ville qui a encore conservé des artisans, des petits magasins, des conversations dans la rue, par exemple avec des commerçants; chaque quartier est un petit village et on peut aller à pied partout. A chaque fois que je pars en voyage et que je rentre à Paris, je trouve que c’est une belle ville, quelle que soit la lumière, qu’il y ait du soleil, de la pluie ou du brouillard. J’ai mon appartement et mon piano ici, et je m’y sens complètement chez moi.


Qu’est-ce qui vous parle et vous attire dans la musique française, et plus particulièrement dans Messiaen, que vous avez beaucoup joué et enregistré?
J’ai commencé très tôt à écouter et à jouer Messiaen, quand j’avais 12 ou 13 ans, mais de façon très naturelle: pour moi, c’était comme jouer Debussy ou Ravel. Je trouvais ses couleurs et ses harmonies tellement fascinantes, et il y a aussi toujours quelque chose d’optimiste et de lumineux, comme un espoir – même en temps de guerre, le Quatuor pour la fin du temps offre beaucoup d’espoir. C’était ma première impression, puis j’ai mieux compris pourquoi ces multiples accords colorés se tenaient et faisaient sens, grâce au rythme, et j’ai également découvert qu’il était inspiré par sa foi et par la nature. C’est une musique qu’on reconnaît tout de suite et qui parle vraiment aux êtres humains, et j’ai voulu savoir d’où venait la splendeur de cette musique. Je trouve aussi que son expression est très osée: il ne dit pas les choses à moitié, il y a une énergie très directe, une grande puissance, des harmonies très fortes à ressentir.


Etant au croisement des deux cultures, comment expliquez-vous les affinités réciproques entre musiciens français et japonais – les exemples sont multiples: l’influence du Japon sur Debussy, Ravel et Messiaen, la vénération de Takemitsu pour Debussy, l’affection de Seiji Ozawa pour Messiaen et Dutilleux?
Il y a en commun une sensibilité à une beauté très subtile, suggérée, une pudeur dans la beauté, une certaine spiritualité, une sensibilité à la nature, à sa beauté, aux saisons. En dehors de la musique, il y a aussi bien sûr le sens gustatif et plus généralement un raffinement et un équilibre entre les cinq sens, une conservation précieuse de l’histoire tout en regardant vers le futur.



(© Vincent Garnier)


Le programme de votre tout récent album offre un parcours de Ravel (Miroirs) à Messiaen (La Fauvette des jardins), avec au centre un détour non chronologique par une courte pièce de Takemitsu. Qu’est-ce qui explique le choix des œuvres et l’ordre de leur présentation?
Je voulais absolument enregistrer La Fauvette des jardins, mais comment compléter le programme? Le risque était que les autres pièces, devant cette œuvre imposante, ne ressemblent un peu à des ombres. J’ai pensé à Ravel, car je trouve que sa lumière, surtout dans Miroirs, s’accorde davantage à cette œuvre de Messiaen que les brouillards et les nuages de Debussy: La Fauvette des jardins commence à la fin de la nuit, mais elle est très lumineuse de couleur et d’atmosphère, c’est vraiment le soleil, les montagnes, l’air frais! La nature se reflète dans les trois œuvres du programme, car pour faire le lien entre ces deux œuvres monumentales, après en avoir parlé avec le producteur, Manfred Eicher, nous sommes tombés d’accord sur Rain Tree Sketch de Takemitsu, où l’on retrouve aussi quelque chose des couleurs et de la lumière de Ravel et Messiaen: c’est la même tradition musicale et les accords sont inspirés de Messiaen.


Alors que chez Ravel, c’est plutôt «Oiseaux tristes» qui évoque Messiaen, pourquoi avoir choisi comme titre de l’album «La Vallée des cloches», dernière pièce des Miroirs?
C’était l’idée de Manfred Eicher et j’ai trouvé que c’était une très belle idée. Dans les Miroirs, on finit très souvent par l’«Alborada del gracioso», qui fait beaucoup d’effet, et on oublie qu’il y a «La Vallée des cloches», un bijou, un morceau aux couleurs très subtiles, avec beaucoup de résonances superposées, qui reflète l’atmosphère de tout l’album.


Vous avez enregistré l’intégralité du Catalogue d’oiseaux de Messiaen (Triton): comment situez-vous La Fauvette des jardins, immense pièce de plus d’une demi-heure écrite douze ans après ce gigantesque recueil? Est-ce simplement sa prolongation, son résumé, ou bien Messiaen va-t-il plus loin, offre-t-il quelque chose d’autre?
Je pense que c’est un aboutissement de tout le Catalogue d’oiseaux, peut-être aussi un résumé, mais il y a quand même une évolution et on voit bien qu’il y a quelques années entre les deux partitions. Pour moi, parmi les œuvres de Messiaen, qu’elles soient écrites pour piano ou non, c’est l’une des plus abouties.


On joue beaucoup Messiaen, même des œuvres difficiles ou requérant les effectifs les plus importants, mais La Fauvette demeure assez peu connue et n’est pas souvent donnée ou enregistrée.
On a peur de l’aborder, car elle dure plus de 30 minutes, mais qui passent finalement assez vite, même si elle décrit toute une journée. C’est une œuvre très difficile à jouer, car la fauvette est très bavarde, et quand il y a une fauvette à la main droite et une fauvette à la main gauche qui se parlent quelquefois en communiquant entre elles, quelquefois en se coupant la parole, en termes purement techniques, la coordination des deux mains est l’une des choses les plus difficiles que j’ai faites jusqu’à maintenant.


Pourquoi avoir préféré Rain Tree Sketch, dédiée à Maurice Fleuret, à Rain Tree Sketch II, écrite dix ans plus tard à la mémoire de Messiaen?
J’ai trouvé que Rain Tree Sketch II était un peu trop dans l’atmosphère de «La Vallée des cloches», tandis que Rain Tree Sketch me paraît davantage un hommage à Messiaen.


Vous avez étroitement collaboré avec Toshio Hosokawa, dont vous allez prochainement créer quatre des six Etudes à Lucerne. Pouvez-nous parler un peu de sa personnalité et de sa musique? A-t-il lui aussi été très influencé par la France et la musique française?
Il a plutôt été influencé par Takemitsu, de telle sorte que l’influence française sur sa musique est indirecte. Lui-même a travaillé en Allemagne, avec Isang Yun puis Klaus Huber; après avoir étudié la musique allemande et occidentale en général, il est retourné à ses origines japonaises, s’intéressant à la musique ancienne de cour et à la philosophie bouddhiste. Sa musique est donc très inspirée par la culture orientale mais son écriture est occidentale et contemporaine. Il y a aussi une beauté de la résonance, des passages graduels, très subtils, d’une couleur à l’autre.
Ce qui est particulièrement oriental, dans sa musique, c’est la notion du temps: il dit très souvent de sa musique qu’elle est comme une beauté de l’instant, qui vient du néant et repart vers le silence. C’est pourquoi il a peu écrit pour le piano jusqu’à présent, car c’est un instrument sur lequel il est très difficile de produire un son à partir de rien, mais il le réalise comme une illusion et c’est très bien écrit même s’il s’agit de son premier grand cycle pour piano seul – car il a déjà composé pour moi un concerto, Lotus under the moonlight, et un quatuor, Stunden Blumen (pour la même formation que le Quatuor pour la fin du temps), que j’ai tous deux créés.


Connaissant bien le compositeur, dont vous avez donc désormais créé plusieurs œuvres, comment êtes-vous associée à son travail?
Je crois que quand il écrit une pièce, il pense généralement à la personne à laquelle elle est destinée. Je reçois la partition quand elle est finie et il arrive, quand nous la travaillons ensemble pour la première fois, qu’il procède à des modifications, mais davantage en fonction de son œuvre que de moi. Il me demande comment je m’y prends pour faire sonner certains passages et il se rend compte qu’il y a des choses auxquelles il n’avait pas pensé et qu’il trouve très bien.


C’est un privilège pour vous que d’être associée de si près à la naissance d’une œuvre.
En effet, quand je reçois la partition, je suis très touchée, puis quand je la joue pour la première fois devant le compositeur, c’est encore un moment très spécial – paraît-il pour le compositeur aussi – et aussi la première fois que la pièce est jouée en public, car c’est une naissance. Ensuite, l’œuvre évolue et vit, elle est rejouée, y compris par d’autres artistes.


Ne craignez-vous pas qu’on vous réduise à une spécialiste de musique française et contemporaine? Quels sont vos autres compositeurs, pays ou périodes de prédilection? Vous demande-t-on aussi, par exemple, le répertoire germanique ou les concertos russes?
Pour bien jouer la musique contemporaine, il faut aussi bien savoir jouer Bach, Chopin ou Schumann, toute la musique qui a été écrite avant, car il y a une continuité de l’histoire. Ensuite, c’est à chacun de trouver sa préférence. Mais je ne pourrais pas jouer que de la musique contemporaine, de même que je ne pourrais pas m’en passer non plus! C’est un équilibre, et il est très important pour moi de rester en contact avec Bach ou Chopin, qui était mon grand premier amour. Je me rends compte finalement que tout est lié, car à partir de Chopin, il y a une continuité vers Ravel, Messiaen et Hosokawa, tandis qu’il a lui-même été très influencé par Bach et que son étude du contrepoint se retrouve dans ses Nocturnes ou ses Mazurkas.


Après plusieurs albums chez d’autres éditeurs, qu’est-ce qui vous a menée chez ECM? Comment les choses se sont-elles déroulées? Y avez-vous trouvé de meilleures conditions de travail?
Ce fut simplement une rencontre comme une autre, par l’intermédiaire de Manfred Eicher, que j’ai connu à l’occasion d’un concert où j’avais joué le Concerto de Pärt. Il était là et a suggéré que nous fassions quelque chose ensemble. Ensuite, quand j’ai joué le Concerto pour la main gauche à Munich, il est venu et nous avons tout de suite parlé de notre première collaboration.


Etes-vous venue chez ECM avec une idée de programme?
Nous étions d’accord sur la musique française du XXe siècle, mais je lui ai ensuite proposé mon idée et il a donné son accord.


Avez-vous déjà d’autres projets chez ECM?
Nous en parlons, mais nous n’avons pas encore vraiment décidé.


Entre récitals, musique de chambre et concertos, avec des partenaires prestigieux, votre carrière s’est développée de manière équilibrée. Dans les prochaines années, comptez-vous mettre davantage l’accent sur l’un de ces aspects?
Non, toutes ces activités sont différentes et complémentaires, et je trouve le même plaisir dans chacune d’elles.


Vous habitez Paris mais on a trop peu souvent l’occasion de vous y voir à l’affiche. Avez-vous des projets dans les salles de la capitale?
Cela viendra, peut-être en 2015-2016!


Le site de Momo Kodama


[Propos recueillis par Simon Corley]

 

 

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