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Entretien avec Emmanuel Pahud
10/15/2013


Soliste du Philharmonique de Berlin, cofondateur de Musique à l’Empéri, Emmanuel Pahud (né en 1970) a collectionné les honneurs (concours de Duino, Kobe, Scheveningen et Genève, Victoire de la musique, nomination dans l’ordre des Arts et des Lettres) et édifié une discographie aussi abondante qu’éclectique. Il retrouve chez Warner Classics un partenaire de ses jeunes années au Conservatoire, le guitariste Christian Rivet, pour un album, «Around the World», qui se veut un voyage non seulement dans l’espace mais aussi à travers le temps (voir ici).



(© Lutz Voigtländer/Warner Classics)


Commençons par votre dernier disque «Around the World» consacré à de très nombreuses pièces pour flûte et guitare. Tout d’abord, comment doit-on traduire «Around the World»: littéralement «A travers le monde» ou également «A travers les âges»? Car en jouant des œuvres relevant à la fois de l’époque baroque et de la musique contemporaine, on se rend compte que la flûte comme la guitare sont véritablement des instruments universels.
Oui, vous avez compris le sous-entendu. La langue anglaise se prête assez volontiers à ce double langage; moi qui travaille depuis des années avec un chef [Simon Rattle] et des musiciens anglais, je dois d’ailleurs toujours me demander «qu’est-ce qu’il n’a pas dit qu’il fallait que je comprenne?». Cet enregistrement est très riche d’histoires. Certes, on effectue un voyage mais pas seulement dans les âges en passant du baroque au contemporain. Mais on a également, dans la pièce de Maurice Ohana, une référence très claire à une forme ancienne du flamenco, ce prélude de guitare instrumentale se tournant également vers la Renaissance. La pièce d’Elliott Carter fait pour sa part référence aux sonnets de Pétrarque. On a donc dans ce disque des références et des liens culturels qui vont au-delà de la notion pure de voyage autour du monde. Car ce disque est également un voyage humain: tous ces compositeurs ont le même système de notation, le même langage musical, qu’ils s’appellent Astor Piazzolla ou Ravi Shankar.
C’est également bien sûr une rencontre humaine car il s’agit là d’un répertoire que je connais depuis que j’ai rencontré Christian Rivet lors de nos études au Conservatoire. Dans ce disque, on a volontairement laissé de côté des grands morceaux classiques comme ceux de Giuliani ou d’autres, déjà enregistrés, et on a cherché à véritablement montrer la diversité du répertoire pour flûte et guitare. Alors certes, on peut avoir dans ce disque des noms qui font peur: quand on voit que des pièces sont signées Rivet, Hosokawa, Carter ou Ohana, on se dit que ça va être un disque de musique contemporaine. Mais pas du tout: c’est de la musique populaire, comme chez Bartók également. C’est donc, vingt ans après notre rencontre avec Christian Rivet, un album presque rétrospectif sur notre parcours musical: comme vous le voyez, ce voyage est vraiment pluriel, puisqu’il est aussi bien historique que musical, mais aussi subjectif et éminemment personnel.


En cherchant un peu, on se rend compte que les partitions pour flûte et guitare sont finalement assez nombreuses: comment avez-vous découvert ce répertoire relativement spécifique et très méconnu car, en premier lieu, en musique de chambre, on écoute plutôt le répertoire pour flûte et piano, pour flûte seule...?
Effectivement, ce répertoire est encore assez peu connu. Mais c’est là que le concert et le disque se différencient. S’il existe de très nombreux albums pour flûte et guitare, on n’entend que très rarement ce répertoire en concert. Avec Christian Rivet, on fait entre cinq et vingt concerts par an depuis plus de vingt-cinq ans; on explore toujours ce répertoire dont on ne s’est jamais lassé. C’est ensemble que nous avons découvert ce répertoire sachant que lorsque nous étions étudiants, des gens comme Alexandre Lagoya ou Jean-Pierre Rampal avaient donné à ce duo d’instruments ses lettres de noblesse: on avait donc, à cette époque – ça a un peu changé depuis – d’assez nombreuses occasions d’entendre de la musique pour flûte et guitare. De l’autre côté de l’Atlantique, il y a beaucoup plus de productions, d’enregistrements, de concerts, mais c’est souvent dans un cadre plus intimiste, dans des petites salles, dans des églises à l’occasion du concert du dimanche, où les gens se réunissent assez spontanément autour d’une flûte et d’une guitare. Mais nous avons eu l’expérience avec Christian, en jouant en Europe dans de grandes salles comme le Casino de Berne, dans de grandes salles du Japon, qu’il n’y avait aucun problème; à partir du moment où l’acoustique est bonne, le discours musical passe sans difficulté.


Vous avez nécessairement effectué un choix dans ce disque et dû renoncer à certaines pièces: le Rondeau hongrois, opus 28 d’Ernst Krämer, le Duetto concertante de Herbert Baumann, l’Entracte de Jacques Ibert, Distribuição de Flores ou Bachianas basileras n° 5 de Villa-Lobos, le Grand duo concertant, opus 85 de Mauro Giuliani, la Sonatine opus 205 de Mario Castelnuovo-Tedesco... Comment vous y êtes-vous pris pour faire le choix des pièces enregistrées sur ce disque?
Malheureusement, on est toujours plus ou moins limité par le format du disque compact alors que cela va rapidement devenir un anachronisme, si cela ne l’est pas déjà; en l’occurrence il fallait faire des choix car on ne pouvait faire un fourre-tout d’un concept que l’on souhaitait ainsi formaliser. Comme j’avais déjà enregistré l’Entracte d’Ibert ou des pièces de Takemitsu pour flûte et harpe, nous avons préféré ne pas réenregistrer ces pièces ici. J’avais en revanche déjà enregistré Piazzolla avec Manuel Barrueco – donc un autre guitariste – mais dans un de ses albums: j’intervenais en tant qu’artiste invité, donc dans un contexte différent. Ceux qui auront cet album au complet et qui iront en plus chercher les bonus tracks sur Internet pourront également écouter Villa-Lobos ou Ibert en complément des pièces qui figurent sur ce disque. Mais il fallait faire des choix; c’est toujours douloureux mais je pense que nous avons gardé là les insacrifiables; ça ne veut pas dire pour autant que les autres étaient sacrifiables...


Il y a donc des pièces qui sont plus insacrifiables que d’autres?
Voilà... Par exemple, quand on a enregistré deux ou trois pièces de duos de Molino, il n’a fallu en garder qu’une seule, ce qui nous a ensuite permis de consacrer ces 3 minutes là à Hosokawa. Et puisqu’on avait déjà un compositeur d’Amérique latine avec Piazzolla, on a préféré garder au complet l’Histoire du tango, qu’il a écrite à la fin de sa vie, à Paris, et donc sacrifier les miniatures de Villa-Lobos, qui sont de toute façon disponibles par ailleurs si l’on souhaite les entendre. C’est donc une forme de compromis. C’est aussi un choix artistique puisqu’avant d’éliminer certaines œuvres, nous les avons enregistrées; nous n’avons donc pas effectué de choix en amont mais après les avoir gravées et écoutées pour voir si ça marchait ou pas, si une pièce était essentielle ou non pour l’esprit de ce voyage – et voilà comment s’est finalement opérée la sélection.


En dépit des nombreuses pièces que vous aviez à votre disposition, vous avez parfois préféré jouer des transcriptions, comme cette Sonate HWV 360 de Händel, habituellement interprétée par une flûte à bec, un orgue et un violoncelle: pourquoi?
On programme parfois aussi des sonates de Bach, ou la Sonate pour flûte seule de Bach, œuvres que j’ai enregistrées également. Cette œuvre-là, de Händel, est assez particulière puisque c’est la première œuvre que j’ai jamais jouée en public: vous voyez combien ce disque est donc également un voyage personnel! J’étais gamin et j’avais donné cette Sonate dans le salon de la maison de mon premier professeur de flûte. J’avais donc un souvenir très fort de cette œuvre et, en dépit des enregistrements de spécialistes que j’ai pu écouter par la suite, rien ne m’a rappelé cette émotion et ce souvenir de cette Sonate. C’est pour cette raison qu’en tenant compte également du fait que la guitare (à travers le théorbe ou la guitare baroque) était très présente à cette époque et que les intonations et la palette du traverso peuvent être assez bien reproduites à travers la flûte instrument moderne, nous avons décidé de jouer cette Sonate. Il ne faut pas oublier que c’est une œuvre de jeunesse de Händel, alors que ces sonates figurent dans le même recueil que des œuvres plus tardives, ce qui peut prêter à l’amalgame. Or, cette pièce de jeunesse de Händel a été composée par un compositeur qui est déjà un excellent organiste mais qui va surtout bientôt devenir un immense compositeur d’opéras; or, je trouve que la partie de ligne chantée que l’on entend au début chez la flûte associée à la guitare, qui sonne davantage d’ailleurs comme un luth ou un théorbe, se prête finalement assez bien à notre interprétation.


Dans le livre La Cause des musiciens de Jérôme Bloch (2009, Respublica), à la question «Votre plus grand souvenir (comme artiste»), Christian Rivet répond: «Rue de Madrid, au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, en 1985, une rencontre et première lecture aux côtés d’Emmanuel Pahud: un dialogue en mouvement qui ne reposait sur aucun faux-semblant» (pp 264-265). Vous souvenez-vous de cette rencontre – je crois que c’est grâce à Aurèle Nicolet que vous vous êtes connus?
Tout à fait. Je connaissais Aurèle Nicolet car c’était un camarade de classe et d’enfance de mon premier professeur de flûte; il venait chaque année faire des masterclasses au Conservatoire de Paris et il avait repéré Christian Rivet lors d’une de ces sessions et lui avait dit «Tu devrais jouer quelque chose avec Emmanuel Pahud», pensant que ça pourrait donner quelque chose et, effectivement, des affinités sont immédiatement nées. J’étais alors en plein développement, je ne savais pas où j’atterrirais, je ne savais pas qu’un jour je succèderais à Aurèle Nicolet à la Philharmonie de Berlin, mais on sent qu’on a des affinités avec certaines personnalités. Et Aurèle Nicolet, qui a formé plus de cent cinquante flûtistes dans le monde, qui occupent aujourd’hui presque tous des postes majeurs dans les grands orchestres d’Europe, d’Asie et d’Amérique, a indéniablement cette sensation: lorsqu’il a perçu que notre duo pouvait marcher, il nous a très fortement encouragés. Nous nous sommes donc produits plus que n’importe quel autre duo d’étudiants aux concerts de midi, aux concerts hors les murs, dans une FNAC, à gauche ou à droite... Christian et moi avons découvert ce répertoire de cette manière, petit à petit; nous avons développé nos connaissances, nous avons d’ailleurs parfois eu recours à des formations improbables pour jouer certaines pièces (guitare, piccolo et trombone) et c’est parti comme ça...


Vous vous connaissez depuis presque trente ans: alors pourquoi un disque ensemble seulement maintenant? Est-ce pour des raisons pratiques – vos emplois du temps respectifs... – ou aviez-vous besoin de cette maturation pour enfin franchir le pas de l’enregistrement?
Il existe des logiques commerciales également. Les maisons de disques appartiennent à des grands groupes qui ont besoin d’un retour sur investissement, avec une certaine obligation de résultat. Heureusement, le classique se porte plutôt pas mal par rapport à la musique en général, mais il a fallu effectivement mûrir ce programme, convaincre les organisateurs de concerts, les maisons discographiques en utilisant ma popularité. J’avais mis la barre assez haut en présentant Mozart avec Abbado et le Philharmonique de Berlin et cela m’a permis ensuite de décliner certains répertoires plus difficiles, plus confidentiels pour faire partager cette saveur et ces rencontres qui sont pour moi exceptionnelles. Après des albums consacrés à la musique de Bach, à des airs d’opéras, qui sont peut-être plus porteurs auprès du grand public, après le grand coup consacré au tricentenaire de la naissance de Frédéric Le Grand, qui a été célébré bien évidemment en Allemagne (Postdam, Berlin...) mais aussi dans tous les pays voisins puisque ce souverain a touché la culture de l’Europe tout entière, c’était le bon moment pour profiter de cette lancée pour présenter des choses très colorées mais très différentes.
Et, c’est peut-être un hasard, mais c’est également à ce moment-là que l’on a désormais pu croiser Christian Rivet comme compositeur; ça aussi, il a fallu qu’il le mûrisse! Et travailler tout ce répertoire pour flûte et guitare avec quelqu’un qui a désormais également le regard et la démarche du compositeur a changé notre perception des choses, imposé une nouvelle intensité; je crois que, finalement, il y avait une certaine urgence à faire ce disque maintenant. C’est comme une fleur qui, enfin, éclot...



(© Lutz Voigtländer/Warner Classics)


N’y avait-il pas un danger que les pièces choisies ne mettent trop souvent la flûte en exergue, au détriment de la guitare, ne serait-ce que par la sonorité même de la flûte? Alors que là, en plus d’une occasion, c’est presque la guitare qui fait figure de premier instrument, la flûte étant l’accompagnatrice, notamment dans L’Aube enchantée de Shankar? Dans le choix des œuvres, avez-vous également dû porter attention à cet équilibre entre les deux instruments?
Depuis que j’ai quitté le Conservatoire, étant désormais à la fois soliste, chambriste et musicien d’orchestre, j’ai en permanence le challenge d’être soliste pendant la durée d’un concerto, pendant la durée d’une phrase dans une symphonie, cette phrase venant de quelque part et allant ensuite quelque part – je ne suis donc plus tout à fait seul à jouer –, soit d’être au service des instruments autour de moi, en ayant une fonction plus harmonique ou contrapuntique. Ce n’est donc pas un phénomène nouveau pour moi, ni pour Christian Rivet d’ailleurs qui pratique toutes les formes et tous les styles de guitare, du virginal anglais au rock des Beatles! S’il y avait dans ces pièces un rapport soliste-accompagnateur, ça aurait été tout à fait inintéressant et ça n’aurait pas mérité d’être monté.
On a donc cherché autre chose et – vous avez raison – dans l’œuvre de Shankar, c’est la guitare, la cithare en fait, qui prend la parole et la flûte qui seconde. Mais la flûte est un instrument moins noble dans la musique indienne puisqu’en pratique, c’est tout le jeu des glissades, des sons entre les notes, la vitesse pour passer d’une note à l’autre qui sont chargés d’expression dans cette musique. Or, la flûte, notamment moderne, est beaucoup plus limitée qu’une guitare ou une cithare pour ce faire. C’est évidemment plus complexe que cela, mais je dois dire qu’en plus, c’est plus facile de jouer ce répertoire sur une flûte indienne où l’on peut découvrir petit à petit les trous et faire certains glissandos alors que, sur une flûte moderne, nos possibilités sont beaucoup plus limitées.


Dans cette pièce de Shankar, la flûte intervient finalement assez tard...
Car dans la pièce de Shankar, c’est en fait une seule cellule d’une page, qui se répète de façon de plus en plus ensorcelée et ensorcelante, et qui conduite a une espèce d’accelerando rythmique, une forme de Boléro à la Ravi Shankar. On retrouve ça également dans la littérature pour tablâs par exemple, qui sont des instruments de percussion. Si la fonction de ligne de basse, de remplissage harmonique à la guitare et la fonction mélodique à la flûte sont préprogrammées dans la plupart des pièces que nous jouons sur ce disque, les compositeurs arrivent tout de même à créer un vrai dialogue.


Dans un précédent disque, «24 ways upon the bells», Christian Rivet avait eu recours à différents instruments – guitare baroque, guitare renaissance et guitare moderne – pour interpréter son parcours musical à travers le monde et les âges. En l’espèce, avez-vous utilisé un seul et même instrument?
Oui, un seul instrument, et Christian également d’ailleurs. J’ai fait toute ma carrière sur un seul instrument, depuis mes débuts. Si vous voulez m’entendre jouer du pipeau, de l’ocarina ou de la flûte à bec, je crois que personne n’en aurait vraiment envie! La flûte sur laquelle on joue aujourd’hui est un instrument très perfectionné, inventé au milieu du XIXe siècle, qui s’est considérablement amélioré avec la facture française d’abord, puis la facture japonaise et américaine, avec une palette très large et qui peut nous permettre d’obtenir des couleurs d’une très grande variété dignes d’un instrument chinois, japonais ou sud-américain. Il faut bien sûr avoir un idéal sonore, mais j’avais déjà remarqué cela avec des flûtistes baroques, notamment Barthold Kuijken ou Stephen Preston par exemple, que j’ai rencontrés assez tôt. Et lorsque, dans un cours, ils prenaient la flûte en métal de l’élève, ça sonnait comme une flûte baroque. Ce qui compte, c’est moins l’instrument que ce qu’on en fait et ce qu’on a envie d’en faire.


Vous avez également enregistré un disque avec la harpiste Mariko Anraku, sans compter les réalisations avec votre partenaire au sein du Philharmonique de Berlin, Marie-Pierre Langlamet. Quelles sont les différences de sensation que vous avez pu ressentir en accompagnant de la sorte deux instruments à cordes pincées que sont la guitare et la harpe?
En effet, ce sont des instruments à la fois proches et bien sûr différents. Il y a d’ailleurs tout un répertoire commun qui a été écrit ou arrangé indifféremment pour l’un ou l’autre instrument. Je trouve beaucoup plus de points communs entre Marie-Pierre et Christian ou d’autres harpistes ou guitaristes avec qui j’ai joué qu’entre, par exemple, Christian Rivet et d’autres guitaristes que j’ai entendu jouer mais qui me sont beaucoup plus étrangers dans leur manière de faire. C’est vraiment le rapport humain qui prime sur l’aspect technique et strictement instrumental. Avec Isabelle Moretti ou Xavier de Maistre par exemple, on a là deux exceptionnels instrumentistes mais je n’ai pas joué avec eux, contrairement à Marielle Nordmann; je connais également le harpiste Fabrice Pierre, mais il a plutôt collaboré plutôt avec Patrick Gallois... Il y a des rencontres qui se font comme ça ou pas.
Quant aux différences entre harpe et guitare, elles tiennent notamment à tout le travail qui se fait sur la résonance, sur l’articulation et l’ambitus sur la tessiture; la harpe descend beaucoup plus bas mais devient alors beaucoup plus diffuse, notamment dans l’attaque, ce qui fait que le répertoire de Händel ou de Bach que l’on peut jouer à la guitare ne fonctionne pas toujours pour la harpe. On a donc beaucoup plus de musique romantique avec la harpe, qui a été perfectionnée à ce moment-là, qu’avec la guitare, que l’on retrouve plus facilement dans les répertoires ancien et contemporain.


Lorsqu’on regarde les associations pouvant exister entre instruments, on voit que certaines pièces sont destinées à la flûte et à des percussions – pièces de Claude Lenners, André Boucourechliev, Peter Ablinger, George Crumb...: est-ce une terra incognita pour vous ou bien un répertoire qui vous attire?
Oui, je suis attiré en raison de ma curiosité...


On peut être curieux sans être pour autant attiré!
C’est vrai! Je connais par exemple la Suite en concert pour flûte et percussion de Jolivet... Mais j’ai peu exploré ce répertoire car le percussionniste qui venait au château de l’Empéri, à Salon-de-Provence, nous a malheureusement quitté très tôt, victime d’un cancer il y a maintenant dix ans [Edgar Guggeis, décédé en septembre 2003, à l’âge de 39 ans]. On avait joué des pièces de Bernstein, notamment pour flûte, piano et percussion; cette association a donc été très brutalement interrompue. Or, j’ai des relations très proches avec les gens avec qui je joue, notamment à l’Empéri, où les musiciens ne viennent que parce qu’ils souhaitent faire de la musique ensemble: ils ne perçoivent aucune rétribution et tout se fonde sur le bénévolat. Edgar Guggeis avait un sens incroyable du phrasé, de la liaison, ce qui peut paraître antinomique lorsqu’on parle de percussions; j’en conserve un grand souvenir. C’est quelque chose que je redécouvrirai peut-être plus tard, je ne sais pas où ces voyages musicaux vont m’emmener...


Vous êtes une des flûtes solos du Philharmonique de Berlin depuis le mois d’octobre 1992...
Depuis septembre 1993 en fait; j’ai passé le concours en octobre 1992 mais j’ai commencé en septembre.


Cela fait donc vingt ans tout juste. Quel bilan en tirez-vous aujourd’hui?
Cet engagement à Berlin s’est fait dans la continuité des études que j’avais suivies avec des maîtres comme Pierre-Yves Artaud, Michel Debost, Alain Marion, puis Aurèle Nicolet, qui m’a préparé au Concours de Genève puis à la place de flûtiste solo de l’Orchestre philharmonique de Berlin. C’est là que j’ai rencontré et joué sous la direction d’Abbado, Ozawa, Haitink, puis j’ai rencontré également Holliger, Boulez, Salonen, tous des musiciens pour lesquels j’ai une très grande admiration. J’ai ensuite développé mes rencontres avec un groupe de musiciens – Eric Le Sage, Paul Meyer, Jean-Guihen Queyras... – avec lesquels je fais de la musique, à Salon-de-Provence l’été puis dans des salles de concert comme chez Jeanine Roze ou à la Cité de la musique. Je suis en formation continue si j’ose dire!
Le répertoire de la flûte étant essentiellement baroque, préclassique, classique et contemporain, l’instrument ayant été à une époque techniquement trop compliqué et acoustiquement raté, il a fallu la nouvelle flûte Boehm pour que l’instrument soit abordable et finisse par s’imposer au bout d’une cinquantaine d’années. C’est une époque où la flûte a été éclipsée au profit d’instruments plus modernes, nouveaux, comme le piano, la clarinette ou le cor, qui avaient alors connu de nouveaux perfectionnements et qui avaient donc ouvert de nouvelles opportunités.


En octobre 2012, vous avez donné le Concerto «La notte» de Vivaldi sous la direction d’Andrea Marcon, qui dirigeait à cette occasion les Berliner Philharmoniker: quels rapports entretenez-vous avec la musique baroque? Vous avez déjà enregistré Bach (père et fils), Vivaldi, Telemann mais aussi Quantz ou Benda: avez-vous d’autres projets en ce domaine – le Concerto de Franz Pokorny, ceux de François Devienne, des pièces de Hotteterre...)?
Tout à fait. Il y a là un répertoire très riche; vous avez cité trois noms mais il y a aussi Boismortier, les Fantaisies de Telemann, Pleyel, qui a écrit de très beaux concertos pour flûte, ainsi que de très nombreux autres concertos de Carl Philip Emmanuel Bach, qui avait composé aussi bien à Postdam qu’à Hambourg; on aura à ce titre une prochaine parution discographique sur l’ensemble de ce répertoire.
J’ai aussi en tête des concertos romantiques écrits pour et par des virtuoses de la flûte; c’est un répertoire important, méconnu mais je sais qu’on va pouvoir le faire. J’ai entamé une collaboration durable avec des personnes comme Trevor Pinnock et l’Orchestre de l’Académie de chambre de Postdam : on va continuer à travailler ensemble. J’ai également beaucoup de respect et d’admiration pour Giovanni Antonini et l’Orchestre de chambre de Bâle, pour Paavo Järvi et la Kammerphilharmonie de Brême, qui ont beaucoup travaillé et renouvelé notre approche de Beethoven: si tout va bien, plusieurs projets devraient donc aboutir...


Pour boucler la boucle, pensez-vous dès à présent à un deuxième volume avec Christian Rivet?
Ce projet a mûri pendant vingt ans; il est né et, même si nous allons aider ce bébé en faisant également des concerts, il va maintenant vivre sa vie... J’ai également très envie de participer à d’autres projets qui permettent notamment une plus grande diffusion des concerts. Quand vous voyez qu’à Berlin, la Philharmonie a mis en place un abonnement sur Internet (Digital Concert Hall) qui, pour 15 euros par mois, vous permet de voir plus de deux cents concerts du Philharmonique sous la direction de Rattle mais aussi d’Abbado, de Karajan et de bien d’autres, c’est absolument merveilleux. Cela permet à tout un public à travers le monde, qui ne peut venir à Berlin – d’autant que les concerts se jouent souvent à guichet fermé –, d’avoir accès à des concerts de très grande qualité. Je connais moi-même de nombreux chefs et solistes qui me disent regarder ces programmes pour voir, en évitant de recourir à l’image figée du disque, comment on se comporte et comment notre interprétation peut évoluer à quelques semaines voire quelques jours d’intervalle selon celui qui nous dirige. Tout ce qui compte, c’est que l’on joue avec le même professionnalisme et la même envie.


Le site d’Emmanuel Pahud


[Propos recueillis par Sébastien Gauthier]

 

 

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