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Harmonies franco-allemandes 01/24/2013
Chefs d’Etat, gouvernements et parlementaires au grand complet assistent à un concert. Le doute n’est pas permis: le cinquantième anniversaire du traité de l’Elysée est célébré non pas à Paris mais à Berlin, dans les amples volumes de la Philharmonie, inaugurée en cette même année 1963. Car si nul ne peut nier que les deux nations se soient rapprochées depuis lors, les différences n’en demeurent pas moins: ainsi n’imagine-t-on pas la musique dite «classique» conviée à de telles festivités si elles avaient été organisées en France. Décidément, le Yalta de la culture européenne reste toujours aussi prégnant: de ce côté-ci du Rhin, la littérature, de l’autre, la musique.
On n’ose imaginer le casse-tête auxquels ont été confrontés les programmateurs de cet événement. Pas difficile, certes, d’écarter l’Ode à Napoléon (1942) d’Arnold Schönberg ou la Troisième Symphonie «Sinfonia brevis de bello gallico» (1919) de Vincent d’Indy. Mais ensuite? Il faut d’emblée saluer la courtoisie très diplomatique de la puissance invitante – 35 minutes de musique française pour 10 minutes de musique allemande. En d’autres temps, on eût commandé à un Milhaud quelque cantate de circonstance, mais il faut sans doute aujourd’hui tenir compte des restrictions budgétaires. Place, donc, au grand répertoire.
Beethoven (Ouverture d’Egmont) et Saint-Saëns (Troisième Symphonie): le moins que l’on puisse dire est que le choix des compositeurs représentant chacun des deux pays ne s’est pas porté sur des personnalités particulièrement francophile, pour l’une – point n’est besoin de revenir sur l’histoire tumultueuse des relations entre le génie de Bonn et Bonaparte devenu Napoléon – et germanophile, pour l’autre – l’auteur du Carnaval des animaux s’est illustré, après la guerre de 1870, comme l’un des animateurs les plus déterminés du courant qui, autour de la Société nationale de musique nouvellement créée à cette fin par ses soins, visait à contester la suprématie des musiciens allemands.
Mais la relation franco-allemande, même en musique, est suffisamment ancienne pour suggérer des lectures plus subtiles de ce concert. C’est d’abord la présence de Marek Janowski, excellent, une fois de plus, à la tête de son Orchestre radio-symphonique de Berlin. Né à Varsovie en 1939 d’un père polonais qu’il perdit durant la Seconde Guerre mondiale, le chef allemand fut aussi, de 1984 à 2000, le directeur musical du Philharmonique de Radio France: il lui fit jouer, voire découvrir, Beethoven, Brahms, Wagner, R. Strauss, Hindemith, Blacher, bien sûr, mais aussi Berlioz, Ravel, Messiaen, Dutilleux et certains autres Français (Chausson, Dukas, d’Indy, Jolivet, ...) trop rarement mis à l’honneur dans leur propre pays. Et il fut suivi, pour le meilleur et pour le pire – mais c’est bien le propre d’un mariage comme celui qui unit l’Allemagne et la France –, par Christoph Eschenbach à l’Orchestre de Paris puis Kurt Masur au National.
Echange de bons procédés: à Bayreuth, le Ring du centenaire (1976) avait été confié à une équipe entièrement française, autour de Patrice Chéreau et Pierre Boulez, qui réside de longue date à Baden-Baden. Aujourd’hui, à Baden-Baden (François-Xavier Roth) comme à Sttutgart (Stéphane Denève), c’est un Français qui est à la tête de chacun de ces deux orchestres de la Radio de l’Allemagne du sud-ouest (SWR). Plus lointainement, c’est François-Antoine Habeneck, fils d’un violoniste allemand, qui, dès 1828, fit découvrir à Paris et même à l’Europe entière, sous l’admiration de Berlioz et de Wagner, les Symphonies de Beethoven avec la Société des concerts du Conservatoire. Et Saint-Saëns, qui, à l’âge de 10 ans, connaissait déjà par cœur les trente-deux Sonates de son aîné, écrivit des Variations sur un thème de Beethoven. Surtout, en essayant de dépasser le modèle allemand, dans sa Symphonie avec orgue comme dans d’autres œuvres, il avoue ainsi en creux son admiration pour ce modèle, sinon sa dette à son égard.
Et que penser cet «hymne européen» – l’arrangement (purement instrumental) par Herbert von Karajan du thème de l’«Ode à la joie» de la Neuvième Symphonie – pour conclure? Avant tout, en retenir un moment d’émotion, l’un des rares de cette journée inévitablement compassée. Etait-ce prévu? Toujours est-il que toute l’assistance s’est levée. L’Allemagne donne-t-elle ainsi le la au reste de l’Europe? Mais si l’art allemand paraît avoir le dernier mot grâce à Beethoven, c’est pour exalter ce qui dépasse le nationalisme et ce qui fut l’antagonisme héréditaire avec la France. On ne sait quel sens le concept d’Europe pouvait avoir du temps de Beethoven et Schiller et encore moins quel sens il pouvait avoir pour eux, mais y eut-il musicien plus européen que Liszt, à la mémoire duquel est dédiée la Troisième de Saint-Saëns?
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