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Entretien avec Hervé Niquet
10/15/2012


Hervé Niquet répond aux questions de ConcertoNet à l’occasion des 25 ans de son ensemble Le Concert Spirituel et de la parution chez Glossa d’une anthologie de deux disques ainsi que d’un nouvel enregistrement de Sémiramis de Catel (Must de ConcertoNet).



(© Eric Manas)


Vous avez créé Le Concert Spirituel en 1987 avec des collègues des Arts Florissants notamment: pourquoi? Car William Christie a quand même une âme de défricheur, de découvreur du baroque (Atys!). Est-ce que vous n’aviez pas assez avec lui ou est-ce que vous aviez envie d’explorer d’autres répertoires ou d’interpréter des morceaux par vous–même?
J’ai effectivement beaucoup travaillé avec Bill, ayant d’ailleurs participé aux quarante premières représentations d’Atys en tant que chanteur dans le chœur. Puis ayant une formation pluridisciplinaire de claveciniste, organiste, dans le chant etc., j’ai eu envie, à un moment, de voler de mes propres ailes et, avec des amis des Arts Florissants, nous avons créé cet ensemble qui a aujourd’hui 25 ans et avec lequel nous avons et continuons de mener des aventures formidables. 25 ans, pétard!


Comment se passe le choix des œuvres? C’est vous qui soumettez vos découvertes aux musiciens du Concert Spirituel ou bien en parlez-vous entre vous?
C’est moi qui, pendant de très nombreuses années, ai choisi les œuvres que nous allions jouer. J’ai beaucoup écumé les bibliothèques, les archives et j’ai ainsi trouvé quelques merveilles que nous avons exhumées. Au début, c’était surtout des pièces du Grand Siècle (des motets, des messes, des psaumes, ...) puis nous nous sommes diversifiés. Aujourd’hui, je n’ai malheureusement plus le temps de faire moi-même ces recherches mais Le Concert Spirituel bénéficie de deux équipes de chercheurs qui fouinent un peu partout et qui, ensuite, me soumettent leurs découvertes, au sein desquelles je pioche à loisir. Nous sommes également aidés par deux institutions avec lesquelles j’ai tissé des liens étroits au fil du temps, qu’il s’agisse du CMBV (Centre de musique baroque de Versailles) pour la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, ou du Palazzetto Bru Zane pour le répertoire de la fin de la période classique et du XIXe siècle. Quant aux musiciens du Concert Spirituel, s’ils ne cherchent pas eux-mêmes les partitions, ils sont nombreux à avoir étudié l’organologie, l’évolution des clés, de la perce, des archets, etc., et, de ce fait, par une constante confrontation entre leurs découvertes et nos échanges, nous essayons de jouer ces œuvres de la manière la plus authentique qui soit. Les résultats sont parfois au-delà de ce que nous imaginions.


Ainsi, lorsque nous avons donné la Royal Fireworks Music aux Proms de Londres l’été dernier devant 6000 personnes (sans compter les 2 millions d’auditeurs à la radio et ceux qui peuvent visionner des extraits sur Internet), nous pensions être accueillis à coups de bâtons! Pensez! Des Français qui en remontrent aux Anglais en interprétant une de leurs œuvres fétiches avec 18 hautbois, 8 bassons, 9 trompettes, 9 cors, 2 contrebassons, 16 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 4 contrebasses et 2 paires de timbales baroques... car c’était une œuvre de plein air et les moyens instrumentaux étaient conséquents! Eh bien, ce fut un vrai triomphe et, là aussi, une vraie découverte pour une bonne partie du public qui ne savait pas que l’on pouvait donner ainsi cette musique. De même, lorsque nous avons interprété la Messe de Striggio avec sacqueboutes et cornets à bouquin, nous avons beaucoup travaillé sur la voix de l’époque, sur l’accompagnement. Le résultat a, là aussi, été bien au-delà de nos attentes. Il faut dire que nous avons auditionné 273 chanteurs du monde entier pour en sélectionner 60; on a passé deux jours entiers sur la seule émission de la voix, nous avons également beaucoup travaillé sur la rythmique: ce qui est intéressant, c’est de constater qu’il n’y a pas tant de liberté pour l’interprète. Il faut suivre les indications du compositeur car il a souhaité avoir quelque chose de précis en écrivant sa partition: plus que jamais, il faut lire d’abord, interpréter ensuite.


Parlez-nous de la composition du Concert Spirituel: s’agit-il de musiciens permanents ou de musiciens qui jouent à droite et à gauche et qui se réunissent épisodiquement? Sur quels critères effectuez-vous vos recrutements? Par ailleurs, de quels moyens financiers disposez-vous?
Nous avons les deux. Certains musiciens du Concert Spirituel sont là depuis le début de l’aventure et forment effectivement le noyau de notre ensemble. Mais, selon les œuvres à donner, nous recrutons également des musiciens supplémentaires, toujours les mêmes, pour enrichir nos effectifs. Chacun est animé de l’envie de découvrir des œuvres qu’il n’a que peu ou jamais jouées et cet enthousiasme est permanent.
Quant à nos moyens financiers, ils sont fragiles mais la culture, de manière générale en France, est dans une situation difficile. Nous avons des mécènes et des partenaires solides (Air France, Fondation BNP-Paribas, Fondation Bru). A ce titre, je ne peux que me féliciter de la rencontre que j’ai faite il y a plus de 25 ans avec Jean et Nicole Bru, grâce auxquels le Concert Spirituel existe aujourd’hui. Mais il faut veiller à ce que les subventions publiques demeurent. J’enrage quand je constate que des ensembles sont très bien subventionnés (tant mieux pour eux!) mais qu’ils ne servent aucunement notre répertoire. Que les Allemands jouent du Bach ou du Mozart, très bien mais en France nous avons également un magnifique répertoire musical qui ne demande qu’à être redécouvert: il faut que les pouvoirs publics essaient d’appuyer nos initiatives en ce sens, qui, seules, permettront à notre musique de ne pas totalement tomber dans l’oubli.


Peut-on dire que, pour vous, le maître-mot, c’est la fidélité? Fidélité à une équipe (même si vous dirigez d’autres orchestres), à un répertoire (la redécouverte de la musique française même si le baroque a laissé place à des aventures dans le préromantisme et même au-delà car vous avez dirigé Offenbach à Nantes, Debussy et Ravel), à des lieux (Opéra Comique, Versailles et le CMBV, Montpellier), à des partenaires (Glossa), à des sponsors (la Fondation Bru et le Palazzetto Bru Zane)? Cette sécurité vous permet-elle de mener à bien tous vos projets?
C’est vrai que les partenariats tissés il y a 25 ans demeurent et se sont renforcés avec le temps. Mais, au-delà du plaisir et de la joie des rencontres, je vois avant tout dans la fidélité un moyen de mener des projets à bien. Le fait que nous nous connaissions, que nous sachions comment les uns et les autres travaillent nous permet d’aller plus vite, de nous comprendre à demi-mot, de ne pas se perdre en explications inutiles. Quand j’appelle René Koering, en 10 minutes, tout est réglé: chacun sait ce qu’il veut, comment on peut le faire mais c’est vite fait et ça marche. De même, avec mes musiciens, même si on ne s’est pas vu pendant un, deux voire quatre mois, le fait que nous nous retrouvons nécessite à peine quelques minutes pour que nous puissions jouer comme si nous ne nous étions jamais quittés. Ainsi, hier [dimanche 7 octobre], nous avons donné un concert dans la très belle église Saint-Mathurin de Larchant (dont l’architecte est d’ailleurs le même que celui de Notre-Dame de Paris), où nous avons interprété aussi bien du Vivaldi que la Messe à quatre voix Laudate pueri Dominum de Pierre Hugard: ce fut un concert tout à fait exceptionnel! Le public était venu en masse et chanteurs et musiciens jouaient avec une conviction qui n’aurait pu exister si nous ne nous connaissions pas aussi bien.



(© Step by step productions)


Il y a aujourd’hui une vraie frénésie de recherches et de sorties d’œuvres oubliées. Elle touche aussi bien des compositeurs connus (Vivaldi avec l’aventure menée chez Naïve) que moins connus (Guy van Waas avec Grétry, vous également avec Grétry dont vous avez gravé Andromaque) mais on peut également citer, vous concernant, Proserpine de Lully, Sémélé de Marin Marais, Bouteiller et, tout récemment, Sémiramis de Catel. Comment percevez-vous ce mouvement? Comme le fait que ce n’est pas intéressant de donner une énième version de la Cinquième de Beethoven ou comme un rattrapage de la musique baroque sur des répertoires classique et romantique qui ont longtemps dominé le marché du disque?
Non, pour moi, c’est tout simplement qu’il s’agit d’un répertoire qui n’est malheureusement pas joué et que nous devons défendre avec conviction. A ce titre, je suis extrêmement contrarié quand je constate qu’en France, je suis étiqueté «chef baroque»: il n’en est rien à l’étranger! Certes, je dirige également du Beethoven, du Mozart et quelques autres mais je bénéficie d’une très grande liberté à l’étranger dans mes choix artistiques, que je n’ai étrangement pas en France. Les producteurs sont craintifs car si le public ne vient pas, se dit-il, ce sont les difficultés financières qui se profilent... Or, vous savez, je suis désormais premier chef invité du Brussels Philharmonic et je peux vous dire que ces musiciens ont une soif d’apprendre, de découvrir qui vous rajeunit sans cesse. Un signe qui ne trompe pas, les violonistes ne s’appuient jamais sur le dossier de leur chaise! Nous avons enregistré plusieurs œuvres de musique française (Gustave Charpentier, Camille Saint-Saëns) qui ont ouvert de nouvelles perspectives. Nous avons également gravé des pièces de Léo Delibes et Théodore Dubois; nous venons d’enregistrer des œuvres de Max d’Ollone absolument stupéfiantes de finesse et de recherche mélodique. Dans le cadre de ce travail, je souhaite également faire découvrir certains compositeurs que tout le monde ignore: connaissez-vous Marcel Poot, Théodore Gouvy ou Emile Paladilhe? Enfin, je dois dire que nous bénéficions également pour tous ces projets du concours du Chœur de la Radio flamande, un des tous meilleurs d’Europe, qui est également avide de ce type d’aventures. Et dans le cadre des concerts que nous donnons, l’enthousiasme du public est total. Il faut savoir oser!


Quels sont vos plus grands souvenirs avec le Concert Spirituel? L’écoute d’œuvres en répétition et le fait d’entendre des pièces oubliées depuis des siècles? Des concerts? Des rencontres?
Oh... Il n’y a pas de grand souvenir en particulier... Les grands souvenirs ont pu survenir aussi bien en concert qu’en répétition, à des moments inattendus... Il est vrai qu’entendre une œuvre qui avait été totalement oubliée depuis des siècles – je pense à la Messe de Striggio dont la partition est au sens propre monumentale, ou au Requiem de Bouteiller par exemple – est un moment riche d’émotion. Mais le concert que nous avons donné hier et dont je vous parlais tout à l’heure a été également un très grand moment.


Un mot sur votre dernier opus: Sémiramis de Catel. Comment avez-vous eu connaissance de Catel et pourquoi cette œuvre, si controversée à sa création?
J’ai découvert le nom de Catel par hasard, en voyant notamment son Traité d’harmonie cité ici ou là... Puis, dans le cadre de nos recherches, nous avons exhumé plusieurs partitions dont certaines avaient connu un vrai succès à leur époque – je pense à son opéra Les Bayadères. Et nous avons donc décidé de monter cette Sémiramis à l’intrigue passionnante, où le sang coule sur les murs, où la musique est passionnante et, c’est vrai, dont la création a été extrêmement compliquée.


Vous avez donné en septembre 2012 Theodora de Haendel avec Le Concert Spirituel, après Le Messie salle Pleyel en 2010, et avant le Dixit Dominus en janvier 2013 au Théâtre des Champs-Elysées, et, pourtant, vous semblez regretter la «déferlante Bach, Haendel, Vivaldi» comme vous l’écrivez dans la notice du double album marquant le vingt-cinquième anniversaire du Concert Spirituel: quels sont vos rapports à ce répertoire?
Ah, excusez-moi si je me suis mal fait comprendre! Lorsque je parle de la «déferlante», c’est que je regrette que nos ensembles français ne défendent pas davantage notre propre répertoire. Mais, bien entendu, cela ne doit pas nous empêcher pour autant de jouer également du Vivaldi, du Haendel, du Bach... mais il n’y a pas que ça! Louis Le Prince, Sébastien de Brossard, André Destouches et Robert Gilbert sont tout aussi dignes d’attention. Vous savez, avec Le Concert Spirituel, nous venons récemment d’effectuer une grande tournée en Asie qui nous a conduits à Hong-Kong, Shanghai et en Corée du Sud. Eh bien, nous avons rempli des salles entières avec le Requiem de Bouteiller, le Stabat Mater de Sébastien de Brossard, des pièces de Frémart, Hugard et Charpentier: ce fut un succès incroyable, qui témoigne d’une envie du public. Si l’on ose quelque chose, le public suit!


Vous êtes très intéressé par la danse et par les ballets: est-ce un des critères qui guident vos choix musicaux? Pouvez-vous nous dire deux mots sur les ballets de Noverre que vous allez diriger en décembre prochain à Versailles?
Oui, c’est vrai que j’ai une vraie passion pour la danse. J’ai travaillé, à mes débuts, à l’Opéra de Paris, donc j’ai eu très tôt des affinités avec ce genre complet qu’est le ballet. J’insiste là-dessus: voir un ballet du seul point de vue scénique sans la musique est inutile; de même, écouter la seule musique sans voir le spectacle dansant sur scène, vous ratez la moitié des choses! Le ballet est donc fort important si on l’entend comme un ensemble, comme un tout. On en a de beaux exemples dans Le Carnaval de Venise de Campra, que nous avons enregistré il y a quelques mois et, effectivement, nous allons donner de très beaux ballets de Noverre au mois de décembre à Versailles: ce sera une belle découverte. Nous allons également enregistrer Dimitri de Victorin Joncières, à Bruxelles, qui est également un magnifique ballet: mais, là encore, qui connaît aujourd’hui ce pauvre Victorin?


Je disais tout à l’heure que l’un des maîtres-mots pouvant vous caractériser, c’est la fidélité: n’est-ce pas aussi le jeu, l’amusement?
Bien sûr que l’amusement est fondamental! Ne nous trompons pas: je travaille toujours sérieusement mais, venez aux répétitions et vous verrez qu’on rit beaucoup. De toute façon, lorsqu’on travaille d’arrache-pied sur une œuvre, il faut ensuite se détendre et prendre du plaisir de manière continuelle. De toute façon, si je ne m’amuse plus, si je ne prends plus de plaisir, j’irai ouvrir mon hôtel à Brive-la-Gaillarde!


Compte tenu de vos goûts (Gustave Charpentier, ...), que pensez-vous de Berlioz? Avez-vous des projets le concernant, par exemple sa cantate La Mort de Sardanapale? De façon générale, quels sont vos futurs projets discographiques: Biber, Cherubini, Grétry?
Ah, si vous regardez mon activité à l’étranger, vous verrez que je suis un grand interprète de Berlioz. Je le dirige notamment beaucoup en Amérique du Sud et tout spécialement au Venezuela où je peux bénéficier de tous les moyens dont j’ai envie et besoin. Si je demande à avoir un chœur de 200 personnes, avec une dizaine de timbales comme ça m’est déjà arrivé, je les ai dans les deux jours. Tout est facile là-bas, notamment parce que la musique classique est considérée comme un véritable moyen d’éducation grâce au Sistema fondé dans les années 1970 par José Antonio Abreu et dont est notamment issu Gustavo Dudamel. Berlioz est donc un ami de longue date et j’ai envie de découvrir davantage ses pièces vocales. Pour Biber, non: certains jouent déjà très bien Biber et je ne trouve rien d’intéressant à ajouter. Pour Grétry, dont nous avons joué il y a peu Panurge dans l’île des Lanternes, je vais continuer de l’étudier. J’ai, en revanche, bien envie de jouer davantage Cherubini, compositeur emblématique d’une époque qu’on connaît encore très mal, notamment son Requiem pour la mort de Louis XVI et ses motets qu’on ne connaît pas. J’ai surtout envie de découvrir davantage tout un pan de la musique italienne avec des gens comme Stefano Fabri, Orazio Benevoli ou Antonio Sacchini. De quoi encore tenir quelque temps!


Le site du Concert Spirituel


[Propos recueillis par Sébastien Gauthier]

 

 

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