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02/01/2002 Alexander Gretchaninov Quatuors numéros 2 et 4
The Moscow Quartet Pan Classics n° 510-129
Décidément... Si Pan Classics n’existait point, peut-être faudrait-il l’inventer... Après une Penthesilea de luxe, nouvelle onde de choc - dans le domaine de la musique de chambre cette fois. Tous les amoureux fous de raretés et de quatuors se précipiteront illico chez leur disquaire préféré. Ce serait un crime que de se priver de ces deux fleuves symphoniques pour archets, qui très habilement ont pris les traits de la forme quatuor. Sans recourir au dithyrambe superflu, force est de se demander pourquoi un musicien de cette trempe n’est pas davantage présent.
Un Renoir de la Musique - Moscovite, fils de boulanger entré par effraction dans la composition contre la volonté de son géniteur, qui a préféré pétrir le son plutôt que le froment (se référer à la notice d’accompagnement)et vécu à Paris. D’ailleurs, un peu comme chez Tchaïkovsky, l’on ressent une influence nettement occidentale, surtout dans le premier quatuor de facture très regerienne. Et pourtant... Il est presqu’impossible de le rattacher à un courant musical précis, tant les harmonies en perpétuel miroitement son personnelles ; et l’on perçoit à quel point Gretchaninov est un orchestrateur atypique, redoutablement doué. Il bâtit chacun de ses quatuors comme une symphonie concertante.
Petite digression, et un appel à Pan Classics : que ce label ait l’idée lumineuse de poursuivre la découverte de l’univers - notamment symphonique et lyrique - de conteur merveilleux, lequel , à la manière de Schéhérazade, captive par des enluminures stellaires infinies... Il est difficile de résister à la puissance, à la force de ce qui peut sembler paradoxal dans un « simple » quatuor : cette vague gigantesque qui submerge l’auditeur du premier au dernier accord. Le taxer de post-romantique est réducteur ; dans la première œuvre (1913), il faut noter avec quelle économie de moyens, quelle savante... simplicité, les cordes translucides du Moscow Quartet parviennent à recréer, à partir d’une mélodie enjouée, giocosa, un fascinant chant grave, passionné, à la manière de Bruckner ou Mahler.
C’est le credo de Gretchaninov : aucune concession à la facilité, mais une ascension graduelle vers un idéal de pureté immaculée - un océan de plénitude ; une dimension « mystico-panthéiste » habite en permanence la musique. Les mouvements lents sont des monuments de la littérature chambriste – des lieder erratiques, des romances sans paroles. Il ne faut guère se fier à la première écoute : un peu comme Reger justement, cette musique ne livre ses secrets qu’après une fréquentation assidue… Derrière une apparente désinvolture, se dissimule en réalité une profondeur insondable.
Et le deuxième quatuor offert par les Moscow (1929) est une parfaite illustration de cet axiome, en plus sophistiqué encore que le précédent. La ligne musicale est ici serpentine, sinueuse, brisée par des cassures rythmiques et mélodiques. Quelques giclées ombreuses viennent troubler la sérénité du premier mouvement, et installent durablement une atmosphère d’instabilité : les cordes s’entrechoquent, les unes contre les autres. Le court Allegro vivo est proche de Bartok, avec cependant de curieux accents de country music ! Au début du Lento (quatrième et dernier mouvement), la tonalité chancelle, torpillée par un thème folklorique presque « janacekien ». Un peu comme si la slavité enfouie volontairement, mais fugacement ressentie dans les mouvements précédents, faisait soudainement surface.
Au surplus, l’interprétation du Moscow Quartet est sensationnelle, avec un sens inné de la couleur, une extrême spontanéité, un amour viscéral de ces partitions inconnues, qui transparaît dans la fluidité du discours instrumental. Dans les mouvements rapides, c’est du métal en fusion, un marathon grisant où les thèmes (et ils jaillissent d’abondance) se pourchassent, se croisent et s’entrelacent à un tempo effréné… Avec ce très bel album, à défaut (hiver oblige) de pouvoir gambader dans les vertes prairies ou dans les prés, en attendant la saison nouvelle, l’on saisit que le bonheur est dans le quatuor.
Etienne Müller
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