Back
11/13/2001 Otmar Schoeck : Penthesilea Yvonne Naëf (mezzo) : Penthesilea - James Johnson (baryton) : Achille - Renate Behle (soprano) : Prothoe - Susanne Reinhard (mezzo) : Meroe - Stuart Kale (ténor) : Diomède. Orchestre Symphonique de Bâle, Choeur Philharmonique Tchèque de Brno, Mario Venzago (direction). 2 CD Pan Classics n° 510-118.
Un électroschoeck venu d'Helvétie.
Le temps est venu pour Penthesilea (1923~1925, révisé en 1927) de sortir de son inexplicable purgatoire, et de rejoindre le (Pan)théon lyrique des hauts chefs d'oeuvre méconnus du XX° siècle, aux côtés de Lear (Reinmann), Flammen (Schulhoff) , Der Kaiser von Atlantis (Ulmann), Der ferne Klang (Schreker) - ces trois derniers appartenant au courant "Entartete Musik". Alors, grâce à l'initiative audacieuse de Pan Classics, élisons sans ambages Otmar Schoeck (1886-1957), compositeur suisse incontournable comme Arthur Honegger, Frank Martin ou Rolf Liebermann. As génial de la mélodie, ce magnifique musicien est l'auteur inspiré de quelque trois cents Lieder, transfigurés par le talent d'irrésistible conteur de Dietrich Fischer-Dieskau.
De plus, il a écrit huit opéras, dont Vénus, de facture plutôt classique, au lyrisme sage, post-schubertien par endroits. A l'époque où il s'empare du drame enfiévré qui narre les amours tumultueuses de la reine des Amazones avec le bel Hellène, Achille, au cours du siège de Troie, l'ami Otmar traverse une double et grave crise existentielle : déboires sentimentaux et remise en cause artistique. Lui, le dernier des mohicans romantiques se sent "obsolète", voire égaré devant la montée en puissance de l'Ecole de Vienne. A l'instar d'un Giordano, qui éprouve également le besoin impérieux de renouveler son esthétique musicale à l'aune des critères instaurés par ladite Ecole (écouter à ce sujet son ultime et passionnant opéra : Il Re (1929) chez Dynamic, débarrassé de toute scorie sentimentalisante) ; le Suisse explore - à titre expérimental - de nouveaux rivages et crée un chef d'Suvre unique d'une incomparable beauté.
Or, grâce à Gerd Albrecht, qui est à la Musique ce qu'Indiana Jones est à l'Archéologie, grand défricheur de continents perdus devant l'Eternel, l'on disposait déjà d'une version de qualité (Orfeo 1982 - live) - avec deux atouts de premier plan pour les protagonistes principaux : l'immense Helga Dernesch et Theo Adam. Mais si Albrecht tire l'oeuvre vers une approche crépusculaire post-romantique, option défendable, en gommant l'aspect rugueux et les multiples aspérités de la partition ; Mario Venzago privilégie a contrario une lecture délibérément moderniste, novatrice, avant-gardiste même - l'opéra pourrait avoir été composé de nos jours. Lecture également synthétique convoquant Elektra, Moïse et Aaron, les Choéphores (D. Milhaud), avec ici et là un souffle roussélien.
La comparaison avec Elektra s'impose ; mais Penthesilea est une Elektra puissance vingt, plus sauvage, plus dévastatrice. Un maelström étourdissant, une déflagration sonore à la tonalité éradiquée ! L'orchestration est insolite : deux pianos omniprésents (référence aux Noces de Stravinsky ?), quatre violons, quatorze altos, douze violoncelles, dix contrebasses, une dizaine de clarinettes et un usage immodéré des percussions. Quant aux voix ! Schoeck les martyrise, sans la moindre silhouette de concession. Si Penthesilea était un paysage, ce serait une impressionnante paroi montagneuse abrupte, avec des à-pic vertigineux, entourée d'une épaisse jungle à la touffeur suffocante. Le rôle titre exige un authentique et endurant mezzo-soprano dramatique au format wagnérien et au tempérament de tragédienne hors norme, style Callas, Gencer ou Mödl - et se paie en outre le luxe de cumuler les difficultés vocales caractérisant les trois rôles respectifs de femelles hystériques du monument de Strauss
Yvonne Naëf (excellente Anna aux côtés de la Didon de Deborah Polaski au festival de Salzbourg l'an passé), au timbre moiré d'une rare somptuosité, s'acquitte avec brio de cette mission presque impossible - et ne souffre en rien de la comparaison avec son illustre devancière. Le baryton James Johnson, sa voix de bronze, insolente de santé, dessine un parfait Achille, altier, arrogant, et en même temps charmeur. Les autres personnages, plus anecdotiques, n'appellent que des éloges. Idem pour le choeur, irréprochable, extrêmement sollicité ; si Gerd Albrecht est indispensable pour découvrir ce joyau, même si sa direction s'avère légèrement édulcorante ; il faut se précipiter sur la flamboyante version Venzago, et cueillir ce dahlia noir, "fleur de perfection divine". Essentiel pour avoir le ticket Schoeck. En attendant - peut-être - l'enregistrement de Massimilla Doni, homme libre, mélomane curieux, tu chériras Penthesilea !
Etienne Müller
|