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10/01/2025 « Doppelgänger »
Robert Schumann : Dichterliebe, opus 48 [1] – Dichterliebe, opus 48 : 1. « Im wunderschönen Monat Mai », 2. « Aus meinen Tränen spriessen », 3. « Die Rose, die Lilie, die Taube, die Sonne », 4. « Wenn ich in deine Augen seh’ », 5. « Ich will meine Seele tauchen » & 7. « Ich grolle nicht » [2] – Kerner-Lieder, opus 35 [1]
Franz Schubert : Schwanengesang, D. 957 [3] – Herbst, D. 945 [3] – Sonate pour piano en si‑bémol majeur, D. 960 : 2. « Andante sostenuto » [3] Jonas Kaufmann (ténor), Helmut Deutsch [1, 3], Jan Philip Schulze [2] (piano), Claus Guth (mise en scène), Mathis Nitschke (musique originale, composition sonore), Michael Levine (décors), Constance Hoffmann (costumes), Urs Schönebaum (lumières), Mark Grey (son), orca film (vidéo), Sommer Ulrickson (direction des mouvements)
Enregistré à Munich (19 mars 1994 [2]), à Herrsching am Ammersee (16‑24 avril 2020 [1]) et à New York (22‑28 septembre 2023 [3]) – 68’ (CD) +83’ (DVD)
CD et DVD Sony Classical 19439781382

Ce doublé de Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch sera certainement un des événements discographiques de la rentrée : il offre le premier cycle Les Amours du poète (et en prime la suite des Kerner-Lieder) de Schumann par le ténor allemand (quelques versions de concert antérieures sont cependant disponibles sur internet) et le film d’un spectacle new‑yorkais de Claus Guth en 2023. Les deux interprètes s’y livrent à une version dramatisée du Chant du cygne de Schubert.
Les lieder de Schumann qui ont été enregistrés pendant la période de confinement en avril 2020 dans une maison privée – les deux artistes s’expriment longuement sur les circonstances singulières de cet enregistrement dans l’épais livret – sont probablement avec certaines captations vidéo de la même époque consultables sur YouTube, ce que Jonas Kaufmann a chanté le mieux depuis longtemps. La voix claire, reposée, semble avoir rajeuni de vingt ans. La ligne vocale et la dynamique des nuances sont miraculeusement contrôlées dans ces deux opus et Jonas Kaufmann y délivre le plus poétique des messages avec une légère touche de tristesse dans les Kerner‑Lieder. L’accompagnement d’Helmut Deutsch est sans surprise celui d’un des meilleurs pianistes du moment pour ce répertoire, d’une intelligence musicale, d’une finesse de style exemplaires et d’une absolue beauté sonore
Le ténor a tenu à ajouter à ce programme quelques extraits d’un Dichterliebe enregistrés en 1994 à l’époque où il étudiait le lied dans la classe d’Helmut Deutsch à l’université, accompagnés au piano par Jan Philip Schulze. Le son est celui d’une cassette privée DAT et on laisse au ténor faire dans l’interview du livret, l’autocritique de sa voix de l’époque, pas encore conquise dans le registre aigu. Mais l’interprétation de ces six lieder montre avec évidence le grand artiste qu’il allait devenir. L’auditeur comparera sans peine les deux versions.
Le spectacle « Doppelgänger » a été créé à l’initiative de Pierre Audi, disparu cette année, alors directeur artistique du Park Avenue Armory, l’ancien arsenal new‑yorkais transformé en lieu de spectacles. Claus Guth avait eu l’idée de dramatiser certains lieder du Chant du cygne de Schubert, cette collection de pièces très tardives du compositeur sur des poèmes de Ludwig Rellstab et Heinrich Heine qui ne constituent aucunement un narratif comme les cycles Le Voyage d’hiver ou La Belle Meunière. C’est précisément l’idée de claus Guth de leur donner une unité dramatique en imaginant une mise en scène.
Qu’on nous permette de ne pas être d’accord avec Jonas Kaufmann quand il déclare dans le livret que la mise en scène de Guth a transformé cette collection en un véritable cycle. Le Voyage d’hiver a connu avec plus ou moins de bonheur quelques essais de mise en scène, ce cycle s’y prêtant avec une ébauche de narration, un climat narratif plutôt, qui circule d’un lied à l’autre. Aucun des lieder du Chant du cygne, même placés comme ici dans un ordre différent, ne peut prétendre à raconter une histoire cohérente.
Avec son esthétique d’hôpital de guerre (la Première Guerre mondiale, semble‑t‑il), sa soixantaine de lits de fer blanc bien alignés, une vingtaine de danseurs et le piano de concert trônant en plein milieu, on a peine à être convaincu par l’étrange spectacle qui se déroule. Selon le texte des poèmes, le ténor, que l’on amène du front, blessé, déambule dans ce lieu (le public est placé de part et d’autre de la scène centrale) et une curieuse chorégraphie essaye d’illustrer avec force bruitages, éclairages et passages d’avions, les derniers instants d’un soldat promis à la mort.
Quelques moments sont assez forts. Comme l’ouverture de la salle à la rue new‑yorkaise pour « Die Stadt » puis le retour du chanteur suivi de son double pour le « Doppelgänger » final. Un autre grand moment est l’interruption de toute action pour permettre à Helmut Deutsch (dont ce sont les absolus débuts de pianiste soliste) d’interpréter magnifiquement l’Andante sostenuto de la Sonate D. 960, la poignante dernière sonate de Schubert. Le superlatif accompagnateur qui s’est refusé jusqu’alors à jouer en soliste pourrait bien rivaliser avec les plus grands...
Olivier Brunel
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