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05/17/2025
Franz Liszt : Années de pèlerinage, S. 160, 161 & 163 – Venezia e Napoli, S. 162
Roger Muraro (piano, harmonium)
Enregistré au Studio Gepetto, Jugy (octobre 2023) – 171’
Coffret de trois disques Alpha Classics 1075 (distribué par Outhere)





Les enregistrements intégraux des Années de pèlerinage ne sont pas légion, de sorte qu’on ne peut que se réjouir de voir un artiste aussi intègre et polyvalent que Roger Muraro aborder cette somme sans équivalent dans la littérature pianistique. Inspiré par les paysages contemplés au cours des voyages avec Marie d’Agoult, nourri par la contemplation des chefs‑d’œuvre picturaux et par les lectures faites durant ces « pèlerinages » sentimentaux, mais surtout sublimé par le génie instrumental et l’imagination du compositeur, le cycle représente une quintessence du romantisme, au carrefour de tous les arts, qui demande un interprète doté à la fois de moyens à la hauteur de ses exigences.


Dans une note d’intention intéressante, Roger Muraro présente le recueil comme « une œuvre de l’intimité universelle, où le romantisme exacerbé résonne dans l’âme de chacun de nous ». La formule semble judicieuse : la flamboyance et la griserie pianistiques ne sont ici aucunement une fin en soi (si tant est qu’elles le soient jamais chez Liszt), mais bien le moyen d’atteindre au sublime et à l’extase. Néanmoins, la volonté d’insister sur la nature intime et méditative du pèlerinage conduit Roger Muraro, de manière apparemment délibérée, à s’engager trop avant dans le refus de la virtuosité et du spectaculaire. « Si “Orage” devient un exercice d’octaves de haute voltige, quel intérêt ? Il s’agit d’un orage, de coups de vent tout autant que de tumultes intérieurs » note‑t‑il ainsi avec pertinence. Certes, mais cette évocation des orages extérieurs et des tourments intérieurs vécus par Liszt lors de sa traversée de la Suisse romantique est aussi un « exercice d’octaves de haute voltige », dont il ne faut selon nous surtout pas atténuer l’impact et la violence. C’est malheureusement ce que fait Muraro dans sa lecture de cette cinquième pièce de la Première Année : si sa nature atmosphérique est bien rendue, la pièce manque de mordant et de grondant, abordée qu’elle est avec une certaine retenue et des rallentados qui menacent de réduire à l’anecdotique la tempête instrumentale et métaphysique.


L’exemple d’« Orage » est révélateur des qualités et des défauts qui se rencontrent tout au long des deux premiers cahiers. Muraro y fait le choix d’un son épanoui et velouté, de tempos prudents (« Après une lecture du Dante » étiré sur plus de 18 minutes !), de timbres très cultivés. Le pianiste a manifestement envie de prendre son temps au long de ce voyage, de souligner la beauté des récitatifs, la profondeur enveloppante des basses (y compris en arpégeant certains accords dans « Chapelle de Guillaume Tell » ou dans « Vallée d’Obermann ») et la liquidité des aigus, notamment dans « Au Lac de Wallenstadt » et « Au bord d’une source ». Cette approche placide a pour elle le mérite de l’originalité et n’est pas sans attraits. Quelques moments sont franchement réussis, par exemple l’entrée en matière d’« Obermann », prise pianissimo et avec beaucoup d’attention aux détails, « Le Mal du pays », dont la modernité s’incarne en ses unissons bien soulignés et ses silences soigneusement calculés, ou encore le début des « Cloches de Genève », dont les tintements revêtent une poésie appropriée au sous‑titre souvent oublié de la pièce (« Nocturne ») avant de laisser l’hymne mélodique s’épanouir avec sérénité.


Néanmoins, l’ensemble de cette Première Année manque trop souvent de relief et d’animation : outre « Orage », « Vallée d’Obermann » semble faire un peu du surplace, tandis que d’autres pièces (« Wallenstadt », « Eglogue » ou la dernière partie des « Cloches de Genève ») restent limitées à leur principe évocateur, « paysager » ou « atmosphérique », sans s’élever jusqu’à la griserie que savent provoquer les plus grands interprètes des Années de pèlerinage. C’est en effet, qu’on le veuille ou non, par la voie abrupte de la virtuosité transcendante qu’il faut chercher à l’atteindre, à la manière d’un Wilhelm Kempff, d’un Lazar Berman ou d’un Claudio Arrau. C’est pour cette raison que quelques scories instrumentales, tels ces staccatos intempestifs dans la mélodie d’« Eglogue » ou ces raidissements soudains dans les passages les plus difficiles de « La Chapelle de Guillaume Tell » ou d’« Obermann » font naître le soupçon d’un petit défaut d’assurance pianistique chez Roger Muraro, défaut difficile à camoufler dans de telles pages.


La Deuxième Année amplifie ces aspects négatifs. Si les pièces méditatives sont séduisantes (« Il Penseroso », accablé à souhait, le « Sonnet CXXIII de Pétrarque », dont le lyrisme paisible s’accorde au jeu de Muraro), la grande fresque de « Sposalizio » manque de définition et d’animation, tandis que la « Canzonetta del Salvator Rosa » est d’une carrure massive et peu allante. La déclamation des deux autres « Sonnets de Pétrarque » est trop courte et un peu noyée : Muraro ne parvient pas à donner vie au chef‑d’œuvre essentiel qu’est le « Sonnet CIV », lui aussi marqué par une maîtrise incertaine et surtout par une atonie contemplative qui contredit fâcheusement le texte de Pétrarque (« Paix je ne trouve et n’ai à faire guerre, et je crains et espère, et brûle et suis de glace... »). Mais c’est surtout la « Dante-Sonata » qui déçoit. Il est certes judicieux de chercher à en atténuer la grandiloquence certaine, mais l’extrême lenteur du tempo n’est ici pas destinée, comme chez Arrau, à laisser le son s’épanouir et s’ouvrir, mais trahit un manque d’ampleur et absence de prise de risques. Si les passages contemplatifs, inspirés par la figure de Beatrice, sont toujours très beaux, cette vision de l’enfer manque de souffle et n’a aucun caractère dantesque, en particulier dans un final passablement éteint.


La fin de l’album est plus réussie. Roger Muraro confie dans la notice son amour pour le supplément à la Deuxième Année qu’est Venezia e Napoli, et cela s’entend, en particulier dans le dernier volet (« Tarantella »), avec une tarentelle assurée, quoiqu’un peu raide encore, et surtout une canzona napoletana d’une volupté merveilleuse, chef‑d’œuvre méconnu auquel il est ici rendu pleinement justice. De même, le style dépouillé de la Troisième Année convient mieux à l’approche de Roger Muraro. Si le choix d’un harmonium aux sonorités pincées pour l’« Angelus » initial, bien qu’autorisé par la partition, lui confère une couleur sulpicienne un peu pénible, et si l’on peine toujours à se passionner pour les trois dernières pièces du recueil malgré la conviction qu’y met le pianiste, les deux thrénodies « Aux Cyprès de la Villa d’Este » sont bien traduites en leurs développements chromatiques et leurs teintes sombres, particulièrement la seconde. Son début rappelle de manière saisissante celui de Tristan, et qui s’épanouit ensuite en des arpèges où Roger Muraro atteint enfin, grâce à sa longueur de son, à cette extase sereine et contemplative caractéristique du compositeur. « Les Jeux d’eaux à la Villa d’Este », sommet de ce troisième cahier, se déploient de même en ruissellements et miroitements qui trouvent leur source dans les profondeurs du clavier ; néanmoins, un tempo une nouvelle fois trop retenu et quelques phrasés prosaïques ne permettent pas de faire oublier le clavier et de changer les cascades de notes en eau lustrale, comme le faisait Claudio Arrau dans son fabuleux enregistrement de 1969.


Ce dernier exemple est éloquent : si l’on ne peut que saluer la cohérence et les mérites de Roger Muraro tout au long de ce cycle monumental, il faut aussi en pointer les limites, qui ne permettent à cette version (qui rappelle à certains égards celle de Nicholas Angelich) de s’élever à la hauteur des plus grands enregistrements, ceux de Kempff, Arrau, Brendel... pour certaines pièces du cycle, ou ceux de Lazar Berman ou Aldo Ciccolini pour l’intégrale.


François Anselmini

 

 

 

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