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11/19/2022
« A Tribute to Pauline Viardot »
Christoph Willibald von Gluck : Orphée et Eurydice : « Qu’entends‑je ?... Amour, viens rendre à mon âme » (orchestration Berlioz)
Vincenzo Bellini : I Capuleti e i Montecchi : « Se Romeo t’uccise un figlio » & « La tremenda ultrice spada »
Jules Massenet : Marie‑Magdeleine : « O mes sœurs »
Fromental Halévy : La Juive : « Il va venir ! »
Gioacchino Rossini : Il barbiere di Siviglia : « Una voce poco fa » – Semiramide : Ouverture & « Bel raggio lusinghier »
Gaetano Donizetti : La Favorite : Ouverture & « L’ai‑je bien entendu ?... O mon Fernand... Venez cruels »
Hector Berlioz : Les Troyens : « Ah, ah, je vais mourir... Adieu fière cité »
Charles Gounod : Sapho : « Où suis‑je ?... O ma lyre immortelle »
Camille Saint‑Saëns : Samson et Dalila, opus 47 : « Samson recherchant ma présence... Amour, viens aider ma faiblesse »

Marina Viotti (mezzo), Les Talens lyriques, Christophe Rousset (direction)
Enregistré au Conservatoire Jean‑Baptiste Lully, Puteaux (novembre 2021) – 78’02
Aparté AP290 (distribué par [integral])


Must de ConcertoNet





Révélée entre 2014 et 2018 par divers concours (Mâcon, Genève, Lausanne, Operalia), la mezzo‑soprano franco‑suisse Marina Viotti a pris le temps de mûrir son premier disque. Celui‑ci est pourtant presque l’œuvre du hasard, car c’est Christophe Rousset qui en a eu l’idée et l’a proposée à la chanteuse, dont le profil n’est pas banal : issue d’une célèbre famille de musiciens, elle a longtemps chanté toutes sortes de répertoires, du jazz au métal en passant par la chanson française, avant de revenir à l’opéra, ce qui en fait une figure originale, éclectique, dotée d’une très forte personnalité... comme Viardot justement.


Compositrice, pianiste, cantatrice, et muse d’Halévy, Meyerbeer, Berlioz et Saint‑Saëns, la seconde fille de Manuel García avait, elle, exercé une influence considérable sur son temps : elle avait encouragé Gounod, Massenet et Fauré, et tenu un salon dans son hôtel particulier du 9e arrondissement où tous les grands artistes de son époque se pressaient. Pour ce qui est de sa voix, Berlioz écrivit dans le Journal des Débats en 1839 : « La voix de Mlle Garcia, égale dans tous les registres, juste, vibrante et agile, s’élève du fa grave au contre‑ut soit deux octaves et une quinte et cette étendue est déjà immense, puisqu’elle réunit trois genres de voix qui ne se trouvent jamais ensemble : le contralto, le mezzo‑soprano et le soprano. »


C’est dire si sur le plan strictement vocal, un hommage à Viardot relève du défi osé, voire péremptoire. Il y a une vingtaine d’années, un authentique contralto d’agilità comme Ewa Podles aurait sans doute pu y prétendre, elle qui a endossé un certain nombre des rôles tenus par l’illustre aînée, comme Rosine, Orphée et Dalila. Récemment, en 2021, Aude Extrémo, mezzo dramatique au grave de contralto, lui a rendu hommage dans un récital avec piano diffusé en direct de Venise, interprétant des mélodies de Viardot, ainsi que des extraits de rôles que celle‑ci avait chantés, de Massenet et Meyerbeer à Saint‑Saëns.


Le pari n’était donc pas gagné d’avance pour Marina Viotti. Mais l’appui des Talens lyriques de Christophe Rousset, dans un répertoire romantique qui ne leur est pas du tout habituel, se révèle être un atout de taille. Dans un récent entretien avec Paul Fourier, le chef expliquait son apport dans ce projet  « On aborde [ces répertoires] par ce qui précède ! Habituellement, un chef d’orchestre qui aborde Rossini peut le voir en référence avec ce qui est plus tardif comme Verdi ou d’autres compositeurs. A l’inverse, nous sommes allés voir le côté avant‑gardiste par rapport à ce qu’il y a eu avant, par rapport à Cimarosa, par exemple qui a ouvert la porte au style rossinien. Gluck est la clé de voûte de l’opéra français qui va suivre et qui sera peu réformé jusqu’à Berlioz. » La mezzo, elle aussi, a entrevu dans cette collaboration une porte d’entrée pertinente : « En fait, je dois dire que j’aborde ces répertoires comme si c’était des créations mondiales parce que c’est neuf pour moi et pour l’orchestre. » Un détail prouve qu’ils se sont d’ailleurs bien amusés à faire ce disque : la photo de couverture est un pastiche des daguerréotypes de l’époque de Viardot.


Ainsi, c’est la fraîcheur de l’interprétation qui domine dans ce récital, alliée aux qualités de timbre et d’incarnation qui sont les atouts maîtres de la diva franco‑suisse. Voix de mezzo colorature voluptueuse dans une mitaine de cuir, la diva rock a plus d’une corde à sa Fender : sur le plan interprétatif, elle allie la fibre tragique (sa récente prise de rôle en Alceste à l’Opéra de Rome en atteste) et la fibre comique (elle fait actuellement sa prise de rôle dans le rôle‑titre de La Périchole au Théâtre des Champs‑Elysées après maintes Rosine).


Cette dernière est peu mobilisée dans le disque : seul le célébrissime « Una voce poco fa » du Barbier de Séville lui permet d’en faire un étalage mesuré. Les instruments anciens des Talens lyriques s’imposent ici par leurs timbres nets, clairs, dans une introduction superbe de cursivité, dégraissée, alerte. La remarquable diction de la mezzo fait mouche, comme sa naturelle maîtrise des vocalises, son instrument faisant preuve d’une évidente aisance dans l’envol vers l’aigu, et elle use d’une longueur de souffle qui ne se démentira pas au cours de tout le disque, très évidente ici sur la variation de « mio sara ». Quelle légèreté de touche dans la cavatine sur « mi lascio reggere », avant un « Ma » malin, jusqu’à un aigu fulgurant sur la répétition de « Prima di cedere » ! Viotti utilise les répétitions pour construire la gradation des intentions de la maligne pupille : celle‑ci se dévoile petit à petit à leur occasion, affirme ses revendications et assoit ses résolutions au fur et à mesure des variations.


C’est donc évidemment dans le lien entre le mot et le son, entre les intentions du personnage et leur traduction émotionnelle dans les sentiments exprimés que Viotti trouve son terrain d’élection, plutôt que dans l’étalage d’une virtuosité ébouriffante.


Dans l’air de bravoure « Amour, viens rendre à mon âme » d’Orphée et Eurydice, présenté bien sûr dans la révision que Berlioz a produite du chef‑d’œuvre de Gluck pour Viardot, avec les variations que la contralto y faisait en son temps, la fureur du personnage apparaît moins clairement que son lyrisme éperdu : si les monstres du Tartare sont ici peu impressionnants, c’est au détour d’« Objet de mon amour » que l’émotion saisit l’auditeur : les mots sont ici pleins d’une ardeur intériorisée qui se mue en pur lyrisme, par la grâce d’un timbre sombre et lumineux à la fois, d’une diction ciselée et d’une capacité stupéfiante de l’artiste à jouer des couleurs de son instrument en fonction de l’affect à exprimer. Le second « je vais te rendre au jour » est comme éclairé de l’intérieur. Plutôt que d’en faire un impressionnant morceau virtuose comme le réalisaient Podles ou Horne, Viotti renvoie l’air à sa destination de quasi‑prière, en s’approchant de la diction racinienne qui fait le prix de sa prise de rôle en Alceste à Rome.


Si dans l’aria « Se Romeo t’uccise un figlio » des Capulets de Bellini, la diction se fait plus mordante, l’ampleur vocale plus franche, c’est par un « deh ti placa, e un altro figlio » délicat que Viotti touche l’auditeur, une intense compassion affleurant dans « troverai nel moi signor », par un subtil jeu sur le clair‑obscur d’un timbre sombre et lumineux.


Cette capacité à émouvoir est particulièrement sensible dans l’air de Méryem « O mes sœurs » de l’oratorio Marie‑Magdeleine de Massenet. Viotti apporte au texte une lumière touchante, une émotion simple, grâce à la texture moirée de son timbre alliée à une diction extrêmement claire et expressive sur l’ample legato déployé. La précision des attaques, le jeu de colorations délicates sur la nuance piano apportent à « s’abandonner mon cœur », aux « r » légèrement roulés, une délicatesse qui rappelle Crespin. Est‑il si facile d’exprimer ainsi la douceur idéalement sur le mot « douceur » à la reprise, avec une pudeur extraordinaire de sentiment ? C’est la retenue qui prime dans « quel espoir me soutient ! », exhalé comme dans un souffle qui s’éteint. Voilà une émotion parfaitement dosée sur un texte où la ferveur religieuse repose sur une grande simplicité.


La même recette s’applique à l’air de Rachel « Il va venir » de La Juive, bien plus célèbre que le précédent : d’abord Viotti use d’une diction très précise, posée sur un souffle très long dans « Cependant il va venir ». Si l’aigu n’a pas la largeur de celui du falcon ici requis, la clarté des voyelles fait encore merveille, et permet l’émotion qui repose sur une tension/suspension entretenue avec finesse dans le rythme (rythmes pointés des cordes à la pointe de l’archet) en parallèle avec la voix, qui joue de multiples couleurs sur la répétition d’« il va venir » jusqu’au frémissement sur les dernières phrases. Le pari est réussi : faire entendre des airs célèbres comme s’ils étaient neufs.


Nous nous étendrons moins sur l’air de Dalila, placé à la fin du disque, où l’expression est aussi fine, et l’ambitus crânement assumé, mais où le manque d’ampleur se fait plus sentir, sans parler d’une once de monstruosité qui aurait donné toute sa dimension à la traitresse Philistine.


Un paragraphe entier ne suffirait pas pour décrire l’importance que revêt la direction de Christophe Rousset à la tête de sa phalange d’instruments anciens dans ce disque. Certes la réussite n’est peut‑être pas totale : les Enfers d’Orphée semblent en carton‑pâte, lorgnant plutôt du côté des toiles de Cicéri... Mais Rousset impressionne par les couleurs étonnantes de ses instruments et la rigueur des rythmes choisis : dans l’ensemble il réussit plus dans le versant lyrique aussi, comme Viotti. L’Ouverture de Sémiramis sonne comme on ne l’a jamais entendue, même si cors naturels restent très à la limite de la justesse. Et ici les tutti sont parfaitement dramatiques, tels des coups de poing. Les ostinati sont pleins d’urgence, les cordes claquent, comme les cymbales, le tout formant un vrai orage, éclairci de lignes délicates de vents, avec des crescendi denses mais aux pupitres équilibrés. L’Ouverture de La Favorite étonne tout autant ; la pédale initiale a rarement été ainsi mise en valeur : quelle polyphonie de cordes ensuite, très étagée ! Les coups de boutoir enfin creusent l’aspect dramatique de la pièce jusqu’à la fugue finale, d’une cohésion impressionnante.


Dans « Bel raggio lusinghier » de la même œuvre, notre mezzo persiste dans son objectif de revivifier l’interprétation d’arias rabâchées. Sous l’égide d’une superbe diction et grâce à éventail remarquable de couleurs, elle atteint encore à l’émotion : voilà la reine babylonienne transie, face au retour envisagé de son fils ! La précision des attaques et l’attention aux mots font tout le prix de « piacer ». On fond devant l’impressionnabilité de « langui », comme devant l’abandon de « O come respiro ! ». Et un impressionnant legato permet la caractérisation du voluptueux élan de « di gioia ed amor ». Chapeau !
Puis on monte encore d’un cran peut‑être dans la caractérisation et l’émotion pour les héroïnes finales, Léonor de La Favorite, Didon des Troyens et Sapho.


La courtisane Léonor de La Favorite se tient là devant nous, dès le récitatif incarné, la mezzo étant bien aidée ici par l’orchestre, aux cordes nettes et presque tranchantes. Quelle palette d’émotions exprimées ici, le sens rivé au texte, le trouble de « mon cœur doute encore », l’effusion de « bonheur inattendu », jusqu’à la fureur et au dégoût de « Non, non ! ». « O mon Fernand » s’ouvre avec la pleine lumière de l’éclat d’un « Ah » aigu, tranchant avec le grave poitriné de « ce serait infâme ! », puis l’auditeur est ensorcelé par la pulpe du timbre dans « Fais‑moi mourir » répété avec une gradation de couleurs superbe, accordée à la harpe ! La cabalette « Venez, cruel » éclate ensuite en un fulgurant dépit, dans un ironique rythme de fête, couronné par une fin d’aria martelée d’aigus fulgurants. Viotti donne un extraordinaire relief au personnage, ses splendides couleurs vocales peignant les multiples émotions dépeintes (horreur, résolution, joie morbide de la mort entrevue).


La mort de Didon nous mène peut-être plus haut encore. Le récitatif est poignant, grâce à une diction de tragédienne, surtout de magnifiques consonnes percutantes (« submergée », « mourir non vengée ») en contraste avec des bois doux et compatissants accompagnant la voix sur un tapis de cordes soyeuses. C’est un legato de violoncelle qui sertit « s’il reste dans son âme quelque chose d’humain » avec une finesse dans la diction qui encore rappelle Crespin, comme dans le désespoir figé d’« éternelle nuit », les cordes ici sonnant avec l’absolue rigueur des Parques. La voix se contracte encore avec une délicatesse infinie sur « inutile prière » qui dessine au fusain un désespoir sobre et déchirant à la fois. « Adieu fière cité » est attaqué délicatement, avec une sidérante pureté de ton. « Adieu beau ciel d’Afrique » intériorisé, laisse place au relent du duo d’amour, l’ironique et cruel « ô nuit d’ivresse et d’extase infinie », et on approche ici des Nuits d’été, où l’amertume lézarde la douceur de l’orchestration. Alors fuse l’éclat désespéré de la montée chromatique de « je ne vous verrai plus ». Viotti atteint ici une extraordinaire qualité d’émotion à fleur de lèvres : « ma carrière est finie » est évanescent, entouré cordes phénoménales d’expressivité dans l’extinction. Elle atteint au sublime par la délicatesse même qu’elle y infuse.


Dernière étape : un air si rabâché qu’il devient difficile de faire entendre Sapho derrière la « scie » de sa « lyre immortelle » composée par Gounod. Et Viotti ne quitte pas les sommets, allant peut‑être même plus loin encore, au plus près de la perfection. Après un récitatif où la délicatesse de sentiment se révèle exceptionnelle (« Où suis‑je ? »), la perfection des attaques et la nudité de la diction dans « tout ce qui m’attachait à la vie » mène naturellement à la suspension de « mon cœur de douleur épuisé ». L’intermède instrumental offre des couleurs éclatantes grâce à un savant étagement des cordes, harpe, et vents. L’aria « O ma lyre immortelle » s’ouvre alors. La délicatesse des attaques, le legato infini et la multiplicité des couleurs vocales exposées par Viotti expriment alors pleinement la langueur désespérée mais tenue de la poétesse qui fait ses adieux à la vie. Le mot « douleur » est paré d’une couleur patinée émouvante, et « sous l’onde » émet une lumière aveuglante, paradoxale, celle de l’acceptation de la mort comme une entrée dans la source de lumière. L’éclat d’« aurore », du « gouffre amer » marque l’aspiration ascensionnelle de l’âme de la poétesse vers la lumière, soutenu qu’il est par accompagnement somptueux des bois et vents crépusculaires des Talens lyriques.


Pour un premier disque, on peut dire que Marina Viotti a réussi son pari. Et la voilà qui laisse entendre qu’un deuxième serait en gestation. Nous sommes déjà impatients de l’entendre.


Philippe Manoli

 

 

 

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