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04/08/2022
Giuseppe Verdi : La traviata : Récitatif et air « E strano!... Ah, fors’è lui » – Les Vêpres siciliennes : « Ami, le cœur d’Hélène » – Otello : Acte IV (début) – Il trovatore : Acte I, scène 1 – Wolfgang Amadeus Mozart : Don Giovanni, K. 527 : Récitatif et air « Don Ottavio, son morta!... Or sai chi l’onore » & Récitatif et air «Crudele?... Non mi dir» – Giacomo Puccini : La bohème : « Sì. Mi chiamano Mimì » – Antonín Dvorák : Rusalka, opus 114, B. 203 : « Měsícku na nebi hlubokém » – Franz Lehàr : Die lustige Witwe : « Es lebt’ eine Vilja »
Rachel Willis‑Sørensen, Olivia Kahler (sopranos), Jonas Kaufmann, Giovanni Sala (ténors), Coro del Teatro Carlo Felice di Genova, Orchestra del Teatro Carlo Felice di Genova, Frédéric Chaslin (direction)
Enregistré à l’Opéra de Gênes (juillet 2021) – 76’
Sony Classical B09SVJ8T85


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Après avoir remporté le concours Hans Gabor Belvedere en 2011 puis le concours Operalia en 2014, la soprano américaine Rachel Willis‑Sørensen s’est vite établie comme une des artistes lyriques les plus recherchées au monde, principalement dans le répertoire de Mozart, Verdi et Strauss, par des maisons comme le MET, Covent Garden, le Liceu de Barcelone, le Staatsoper de Munich ou celui de Vienne. Ces succès lui valent aujourd’hui de débuter une collaboration avec Sony pour son premier album en solo, après avoir accompagné Jonas Kaufmann (voir ici) sur l’album « Wien » et dans la tournée qui a suivi sa sortie. Ce premier enregistrement de studio arrive sans doute à point nommé pour fixer un certain nombre de témoignages de l’artiste dans des rôles qu’elle a rodés sur scène. Car ce disque « carte de visite » n’a pas pour objectif d’explorer des répertoires originaux mais bien de témoigner de l’interprétation que l’artiste a laissée dans certains des rôles qu’elle a marqués de son empreinte.


Et ce parcours n’avait rien de tout à fait évident. Il débute par Violetta, un rôle étrenné par la soprano à Bordeaux en 2020, alors que bien des observateurs ne l’y imaginaient pas forcément, puisque très rares sont les sopranos dramatiques à s’y risquer, dans la mesure où il demande une virtuosité dont celles-ci sont assez rarement capables. Et dès ces premières plages s’impose une évidence : la qualité d’interprétation de l’artiste américaine repose sur la conjugaison de deux facteurs fondamentaux, outre la beauté intrinsèque du timbre, doré, profond, lumineux, et si capiteux dans le grave. D’abord, une attention aux mots qui permet une véritable incarnation des tourments de l’héroïne ; ensuite une virtuosité surprenante pour un instrument de cette ampleur, qui permet de développer cette incarnation avec une formidable personnalité vocale et musicale. Il faut dire que Sony a par ailleurs offert à son interprète des conditions artistiques excellentes pour mener à bien ce projet. Frédéric Chaslin, à la tête de l’Orchestre du Théâtre Carlo Fenice de Gênes (un ensemble sans doute trop rarement utilisé par les multinationales pour ce genre d’enregistrement) est un atout considérable, tant l’osmose entre le chef et la soprano paraît évidente, sur le plan des tempi adoptés comme pour la qualité des atmosphères créées par les musiciens italiens, nous aurons l’occasion d’y revenir.


L’attention aux mots, d’abord : dans des pages aussi fréquentées que celles‑ci, elle est essentielle pour donner à l’auditeur l’impression de redécouvrir l’œuvre. Ainsi, dès les tout premiers mots du récitatif, qu’il ne s’agirait surtout pas de négliger, « E strano! », la surprise se mêle à l’angoisse, et on entre de plain‑pied dans le drame. La diction parfaite de l’interprète n’est qu’un des éléments de construction de l’héroïne, dont les émotions s’agencent de façon naturelle et immédiatement sensible : « esser amanta amando » prend une couleur particulière, entre espoir et crainte, tandis que les premières fusées virtuoses s’envolent, menant l’héroïne, par gradation, à décider de se lancer dans la voie de son autodestruction. Mais auparavant, les diminuendi et messe di voce auront exprimé l’incrédulité comme l’émergence de l’espoir de Violetta. Les « croce » sont aussi tranchants que les « delizia » sont épanouis, et le récitatif se conclut par un trille avant l’envolée à l’aigu, laissant l’auditeur presque aussi sonné que l’héroïne. Quelle suspension ensuite dans les arpèges de violoncelles, qui laissent Violetta au bord du gouffre, hésitante avant de faire le grand saut ! Quelle tension dans la retenue avant que le « Gioire » ne retentisse, comme une délivrance mais aussi comme l’acceptation d’une fuite en avant éperdue ! La cascade des vocalises ensuite, sur un large ambitus, mène à un « Sempre libera » où les cordes rappellent ironiquement l’ambiance de la fête derrière « deh volar », en contrepoint de l’intervention de l’Alfredo de Giovanni Sala, jusqu’à ce que s’envole le contre‑mi libérateur.


Vient alors l’aria la plus originale du programme, celle d’Hélène en français dans Les Vêpres siciliennes, qui montre que Rachel Willis‑Sørensen est capable de s’adapter à bien des langues et des styles. Elle rappelle elle‑même dans le livret du disque que la proposition pour chanter ce rôle l’avait prise au dépourvu, en 2018, et qu’elle a foncé, alors qu’elle devait l’interpréter presque au pied levé  le résultat est absolument époustouflant, tant la qualité du français proposé est grande, permettant ici encore l’émergence des émotions du personnage, tandis que la perfection technique est là pour permettre cette émergence. Sur un tempo retenu, presque contracté, les « je t’aime » débordent du cœur comme d’un trop‑plein, l’adieu d’Hélène à Henri s’exhalant dans une longueur de souffle impressionnante, les piani aigus semblant distiller l’âme de l’héroïne, jusqu’à une descente chromatique phénoménale, et un trille apaisé, puis un dernier « mourir en t’aimant » d’une justesse qui étreint. L’impact dramatique se nourrit ici autant de l’éclat virtuose que de la profondeur émotionnelle, alliées avec une rare efficacité.


Le ton est donné. Et ce n’est pas Don Giovanni qui nous fera redescendre de ces cimes. En duo avec l’Ottavio de Sala, Rachel Willis‑Sørensen entame le récitatif avec une urgence, une volubilité des mots qui expriment toute l’horreur de la vision du cadavre paternel qui étreint Donna Anna : ici encore quelle éloquence chez les cordes génoises, qui tissent une trame dramatique tendue et finement colorée ! Les larmes affleurent dans les inflexions éperdues de la fille du Commandeur, mais sans le moindre excès de pathos dans l’expression des « duol » et « infamia » qui déchirent le cœur d’Anna. Et dans l’aria, « Or sai chi l’onore », Rachel Willis‑Sørensen évite l’écueil des excès de dynamique si longtemps infligés par tant de soprani. Seule ou presque depuis l’exemplaire Frida Leider, la soprano américaine sait peindre la protestation de vengeance de la femme bafouée sans aucun fortissimo, contenant la rage du personnage et la rendant d’autant plus émouvante, mais elle y ajoute également des variations dans les vocalises qui expriment mieux que l’on ne l’a jamais entendu l’exaspération de l’héroïne.


Et il nous reste à entendre un « Non mi dir » complet, où le récitatif déjà culmine sur le si bémol pianissimo d’« Abbastanza per te », déchirant. Et l’aria, où Frédéric Chaslin, dans un tempo ample, met autant en valeur la tendresse des bois (même le basson, rarement entendu ici !) et la lumière des cors que le soyeux des cordes, trouve son acmé dans les vocalises finales : qui depuis Elisabeth Grümmer a mis autant d’émotion dans les notes piquées de « Pietà di me »  ? Et qui sait ainsi délivrer les trilles qui font les pleins et déliés de cette émotion, autour de vocalises ourlées avec autant de soin que de fantaisie et surtout de délicatesse au service de l’émotion ?


Mais si Rachel Willis‑Sørensen a pu roder sa Donna Anna en de multiples occasions dans des productions importantes, elle n’a fait sa prise de rôle de Desdémone à Vienne qu’après les sessions d’enregistrement du disque. Et on a peine à le croire, tant sa maîtrise de la longue scène de l’acte IV est stupéfiante. Grâces soient rendues encore à Frédéric Chaslin qui peint l’atmosphère moite et sourde d’angoisse qui ouvre la scène : le hautbois initial, absolument parfait de grâce, tend la main aux autres bois pour des volutes empreintes de désespoir, jusqu’à ce que les cordes tissent l’ombre pour servir d’écrin au récitatif : magnifique ! Gorgée d’émotion contenue, la voix de la soprano émerge alors, dans le dialogue introductif avec l’Emilia d’Olivia Kahler, rejointe par l’intense vibration du violoncelle délicatement entouré par les violons dans « Senti. Se pria te morir dovessi ». Quelle pudeur ensuite chez la soprano dans le reste du récitatif où Desdémone a l’« anima piena di questa cantilena »  ! Les « Salce », bien différenciés, sont le miroir de l’âme vacillante de l’épouse sacrifiée. De superbes volutes de cordes encore ponctuent « Scorreano i rivi », mettant d’autant plus à nu les « Salce » auxquels ne répond, de plus en plus faiblement, une ultime fois, que le hautbois. Suit l’« Ave Maria », et le timbre de Willis‑Sørensen y distille une lumière intense, comme éclairé de l’intérieur, son étoffe moirée seyant idéalement au personnage, résolu et d’une totale pureté d’âme dans l’anticipation de sa fin, que le pianissimo final rend plus urgente et angoissante, sur un miroitement de cordes divin.


Sans doute le frémissement juvénile de Mimi est‑il un doux réconfort pour l’auditeur à ce stade de l’écoute. Ici encore, le phrasé de la soprano épouse les émois de la cousette avec une grand finesse psychologique, tandis que Frédéric Chaslin étage les plans qu’une prise de son remarquable magnifie : les cordes restent sensibles sous « Son tranquilla e lieta » et la longueur de souffle de l’artiste américaine fait éclore un « primavere » en pleine lumière de timbre. Sa science du mot rend crédible l’âme simple de l’héroïne puccinienne qui aime la « poesia », tandis que l’ampleur de l’instrument épouse les acmés de l’aria sans rien alourdir grâce à un dosage magistral des dynamiques. Elle laisse la phrase s’écouler avec grâce, sans surligner, tout en pudeur. Dans le duo, où elle est rejointe par Jonas Kaufmann, elle ne se départ pas de sa fraîcheur (« Corioso ! »), contrôlant l’aigu dans les fortissimi où les voix se mêlent, usant habilement d’un grave riche et plein mais sans lourdeur, jusqu’à un ut donné pianissimo. Nous aurions préféré idéalement le duo d’Otello par les mêmes protagonistes, qui aurait sans doute été anthologique. Mais on comprend qu’ils aient voulu défendre le souvenir de la production munichoise qui les avait réunis.


A la fraîcheur de Mimi répond l’exquise délicatesse de la prière à la lune de la Rusalka de Dvorák. Ici à nouveau on est impressionné par l’éclectisme de la soprano : la langue tchèque ne lui pose aucun problème, pas plus que l’expression effusive des humbles espoirs de l’ondine, qui émanent de cette voix à la fois suave et lumineuse, puissante et ductile, à l’unisson toujours d’un orchestre génois en état de grâce, dont les effluves sonores envoûtants font émerger des brumes lacustres les présences elfiques.


La Leonora du Trouvère de Verdi ne convient pas moins bien aux caractéristiques de la voix de notre soprano. L’émerveillement du personnage à l’évocation de son troubadour aimé entre en correspondance avec l’aria précédente, après un récitatif où le grave se trouve mis en situation pour évoquer les dangers affrontés par Manrico : dès l’« aurato sogno », soutenu par le miroitement des cordes et les arpèges tendres de la flûte, l’âme effusive de Leonora s’incarne dans les aigus diminués de « flebili » et « liuto » puis déborde dans les vocalises qui suivent, où le rythme de valse dit tout de l’amour espéré. Magnifique dosage retenu d’« al cor, al guardo estatico » avant que n’explose la cabalette « Di tale amor » en vocalises enivrées, d’une précision diabolique, l’articulation d’« ah si per esso moriro » étant un modèle, avant le trille qui précède le dernier « moriro ». Nul doute que le rôle convient idéalement à cette voix mordorée qui allie comme peu d’autres virtuosité et ampleur, éclat et précision.


Enfin, c’est le lied de Vilja qui conclut l’enregistrement, dans une quatrième langue, et un tout autre style, le style viennois, où Willis‑Sørensen trouve un nouveau terrain d’élection, preuve d’une versatilité peu commune. Plus légère, l’aria n’est pas pour autant aisée à réussir, le souvenir de Schwarzkopf et de bien d’autres soprani planant sur elle. Mais la maîtrise par la soprano américaine de l’idiome allemand est patente (souvenir de ses années à Dresde), et le délicat parfum suranné des opérettes viennoises émane de son chant maîtrisé, qui sait évoquer l’arrière‑plan sans appuyer le trait, et cacher pudiquement le surgissement de l’émotion derrière l’élégance du geste.


Il est bien rare de réaliser un tel coup de maître pour un premier disque. Anna Netrebko n’est aujourd’hui plus seule comme tête d’affiche féminine chez Sony, et on gage que le succès probable de ce disque en appellera d’autres pour Rachel Willis‑Sørensen.


Philippe Manoli

 

 

 

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