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06/14/2020 «French Piano Rarities»
Claude Debussy : Etude retrouvée – Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon
Olivier Messiaen : Morceau de lecture à vue – Des canyons aux étoiles: 4. «Le Cossyphe d’Heuglin» & 9. «Le Moqueur polyglotte» – La Fauvette passerinette
Pierre Boulez : Prélude, Toccata et Scherzo – 12 Notations – Une page d’éphéméride
Maurice Ravel : Menuet en ut dièse mineur Ralph van Raat (piano)
Enregistré au Muziekgebouw d’Amsterdam (27-29 août 2018) – 75’57
Naxos 8.573894 – Notice (en anglais et en français) de Ralph van Raat
Ralph van Raat (né en 1978), pianiste et musicologue néerlandais, s’intéresse tout particulièrement, en tant que concertiste, aux compositeurs contemporains et aux compositeurs actifs au siècle dernier. Il tient à sensibiliser un public de plus en plus large à la grande diversité et aux beautés de leurs œuvres. Dans ce but, Raat les aborde de manière classique, soignant la structure et le phrasé sans chercher à en accuser les aspects les plus innovateurs mais sans pour autant les gommer. Ses études auprès de Claude Helffer à Paris et de Pierre-Laurent Aimard à Cologne lui ont certainement permis d’affiner son approche de la musique française, et plus précisément son approche des œuvres de Messiaen et de Boulez au cœur du programme qu’il présente aujourd’hui. Tous les deux étant, dans un sens, ses héritiers indirects, Debussy s’impose en ouverture. L’originalité recherchée du programme tient en la rareté relative des pièces élues: d’une minute à peine, une esquisse de Ravel datant de 1904 mais connue seulement depuis 2007 vient tout naturellement en conclusion.
Tout à fait différente de l’avant-dernière des Etudes de 1915, «Pour les arpèges composés», L’Etude retrouvée de Claude Debussy (1862-1918) en serait une première version abandonnée qui ne fut «retrouvée» et éditée qu’en 1977. Pour bénéficier d’un sort semblable, la miniature Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon (1917) dut attendre 2001. Raat adopte un style souple et délié pour les ruissellements de l’étude, alors qu’il livre la touchante miniature, plus intériorisée, avec un recueillement teinté de regrets. Souplesse et nostalgie conviennent aussi à l’élégant Menuet impromptu de Maurice Ravel (1875-1937), qui, par ses modulations, remet en mémoire le plus vigoureux Menuet antique de 1898.
En introduction à Olivier Messiaen (1908-1992), le pianiste néerlandais livre avec douceur le rare Morceau de lecture à vue (1934), son thème célèbre devenu, en 1944, le lumineux «thème de l’amour mystique» des Vingt Regards. S’imposent ensuite deux des cinq volets constitués uniquement de chants d’oiseaux du cycle Des canyons aux étoiles (1971-1974). Ce sont les seuls du programme qui relèvent d’une œuvre plus vaste et les seuls de ce vaste cycle à être destinés au piano seul. La Fauvette passerinette, pièce indépendante de 1961 termine cet aperçu essentiel du style oiseau, contrapuntique et atonal, du compositeur. Si certains pianistes, dont Yvonne Loriod, accentuent l’énergie intense des oiseaux et la détermination de leur chant et donc toute la modernité originale du piano de Messiaen, Raat lisse légèrement le phrasé, privilégiant l’idée de leur fragilité aérienne tout en donnant une touche d’espièglerie extatique à leur chant et une vigueur nécessaire aux rythmes surprenants, aux trilles abrupts et aux clusters inattendus. Il soigne, comme il se doit, les différences de timbre aux moments les plus denses.
Comme l’écrit Jonathan Goldman, «la musique de Boulez présente un monde de contrastes qui transcendent l’unité fondamentale de son matériau de départ». Bien que ne paraissant plus à son catalogue officiel, Prélude, Toccata et Scherzo en témoigne, dans une certaine mesure, dès 1944. Ralph van Raat obtint la partition presque oubliée de Pierre Boulez (1925-2016) à la Fondation Paul Sacher à Bâle et il en présente ici le premier enregistrement mondial. Pièce conséquente par sa durée, son premier mouvement aux touches de jazz et évocateur de gamelan, laisse ressurgir l’influence qu’exerçaient Jolivet et Honegger sur un très jeune Boulez mais la suite de plus en plus construite dévoile la possibilité d’un devenir autre. Sur les douze notes de la gamme chromatique, la «Toccata» crée tout un monde fantasque où le développement d’une idée ne laisse en rien prévoir la nature de l’idée qui s’y enchaîne. Le «Scherzo» fait jouer à cache-cache deux tempos contrastés qui pourraient déjà se résumer en «temps lisse» et «temps strié». L’éloquente prestation de Raat en plaide bien la cause.
Le génie de Boulez, c’est d’intellectualiser et de construire et de produire néanmoins une musique poétique d’apparence spontanée, qui ouvre en permanence sur l’expectative. Bien que la version pour grand orchestre des Notations (1945) soit plus connue que la version originale pour piano restée longtemps dans les tiroirs, celle-ci vient en illustration parfaite des qualités du compositeur alors en pleine évolution. Douze variations sur les intervalles d’une série de douze sons comptant chacune douze mesures pourraient n’être qu’aridité, d’autant plus que chaque variation commence par une note de la série, passant dans l’ordre de la première à la douzième. L’esprit créatif du jeune Boulez en fait une merveille. Il alterne le contemplatif et le vif. Il colore les climats, accordant à chacun en titre un adjectif évocateur – fantasque, hiératique, mécanique, scintillant, puissant et âpre, par exemple. Temps striés ou lisse, résonances composées ou respectées, tout n’est que magie et grâce à Raat la magie opère.
Boulez compose une dernière page pour piano cinquante ans plus tard. Les contrastes et les jeux sur la résonance y sont encore d’une importance capitale. Joyau de la collection, Une page d’éphéméride s’affirme toute étincelante sous les doigts véloces d’un pianiste encore une fois convaincu et convainquant. In fine, le récital de Ralph van Raat, c’est une aventure à tenter. Il s’impose au curieux par son programme et au mélomane par sa sensibilité musicale.
Le site de Ralph van Raat
Christine Labroche
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