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10/05/2019 Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 6, 69, 119, 132, 141, 162, 175, 180, 199, 208, 213, 216, 460 et 481 Jean Rondeau (clavecin)
Enregistré à La Chaux-de-Fonds (7-11 janvier 2018) – 81’
Erato 0190295633684
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 6, 18, 43, 69, 119, 161, 170, 179, 234, 273, 384, 477, 487, 501, 502, 544 et 550
Pierre Hantaï (clavecin)
Enregistré à Haarlem (juin 2018) – 78’26
Mirare MIR422
Sélectionné par la rédaction
«Zones»
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 25, 87, 119, 122, 208, 215, 248, 253, 262, 264, 402, 474 et 516
Lillian Gordis (clavecin)
Enregistré à Paris (juillet 2018) – 80’45
Paraty 919180 (distribué par PIAS)
«Complete Keyboard Sonatas Vol. 22»
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 56, 83, 97, 131, 154, 178, 204a, 204b, 228, 248, 267, 285, 300, 305, 321, 338, 352 et 367
Eylam Keshen (piano)
Enregistré à New Haven (9-11 juin 2016) – 72’13
Naxos 8.573713
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 8, 9, 30, 43, 44, 97, 132, 133, 203, 208, 209, 213, 380 et 435
Alberto Urroz (piano)
Enregistré à Grenade (2-4 septembre 2017) – 73’48
IBS Classical IBS242018
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 146, 239, 342, 454, 466 et 491
Luciano Berio: 6 Encores
Franz Schubert: Moments musicaux, D. 780
Jörg Widmann: Idyll und Abgrund
Andrea Lucchesini (piano)
Enregistré à Lucques (1er-3 octobre 2017) – 79’24
Audite 97.704
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 6, 14, 25, 27, 32, 45, 69, 105, 106, 107, 109, 113, 115, 125, 172, 192, 193, 196, 206, 211, 212, 214, 242, 244, 247, 253, 258, 260, 268, 302, 308, 343, 404, 405, 414, 431, 438, 443, 447, 461, 462, 468, 469, 474, 477, 491, 521, 526, 531, 534, 535 et 545
Lucas Debargue (piano)
Enregistré à Berlin (15-23 septembre 2018) – 235’06
Coffret de quatre disques Sony 19075944462
Sélectionné par la rédaction
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 58, 69, 82, 87, 92, 93, 183, 263, 276, 281, 283, 284, 287, 288, 294, 328, 415, 417 et 513
Nicola Reniero (orgue)
Enregistré à Desenzano del Garda (18-19 juillet 2016) – 73’13
Brilliant Classics 95817
Domenico Scarlatti: Sonates Kk. 35, 61, 73, 77, 78, 81, 85, 88, 89, 90 et 91
Pizzicar Galante: Anna Schivazappa (mandoline, direction), Ronald Martin Alonso (viole de gambe), Daniel de Morais (théorbe, guitare), Fabio Antonio Falcone (clavecin, direction)
Enregistré à Parme (5-9 septembre 2017) – 60’12
Arcana A115 (distribué par Outhere)
Clavecin, piano, orgue et même mandoline, quand ce n’est pas le violon, la guitare, la harpe ou le saxophone: Scarlatti n’en finit pas de fasciner les musiciens et de livrer, au fil des interprétations, son infinie richesse. Le point sur l’actualité scarlattienne à quelques semaines d’un «Scarlatti Night Fever» qui rassemblera le 26 octobre à la Maison de la radio trente musiciens parmi lesquels Karol Beffa, Bertrand Cuiller, Lucas Debargue, Frédérick Haas, Anne Queffélec, Kenneth Weiss et le Quatuor (de saxophones) Xasax.
Sur un bel instrument de Jonte Knif et Arno Pelto (2006) «inspiré des modèles allemands», Jean Rondeau (né en 1991) arrive comme un chien dans un jeu de quilles. Ebouriffé, cela va sans dire, et un peu chien fou, en vérité. Ca frotte l’oreille, ça réveille l’auditeur entre facéties et sautes d’humeur, reprises variées et ornements très personnels, dans une tornade extrémiste où le plaisir virtuose tend à dériver en surexcitation et en précipitation dans les pages rapides (K. 141, K. 175), à telle enseigne qu’il insère au beau milieu de son récital une plage surprise, un «interlude» de 30 secondes électrique et déjanté comme pour libérer un trop-plein d’énergie. Mais ce serait une erreur que de s’arrêter à cet aspect de l’album, car il n’en recèle pas moins de véritables bijoux, comme la K. 119. Surtout, les sonates de caractère lyrique et méditatif (K. 69, K. 132, K. 199, K. 208, K. 481), beaucoup plus difficiles à réaliser, constituent la majeure partie du programme – d’ailleurs, elles l’ouvrent et le referment. Et là, Rondeau nous emmène très loin, creuse le texte, intensifie l’expression, met en valeur les silences. Un ensemble un peu inégal, par conséquent, mais qui atteint souvent les sommets.
Pierre Hantaï (né en 1964) poursuit son itinéraire, entamé voici dix-sept ans, parvenant avec ce sixième volume de sonates au terme d’une deuxième cinquantaine, soit maintenant un total de cent. Plus encore que le quatrième volume, cette nouvelle livraison réjouit le cœur et l’esprit. L’instrument sonne avec une somptuosité toujours renouvelée, au service d’un Scarlatti inventif et audacieux: le claveciniste français cultive une jubilation aristocratique, d’une grande liberté dans l’ornementation et les cadences mais aussi dans le phrasé, avec ses surprises, à-coups et silences. Entre humour et hauteur de vue, c’est une fête, voire un feu d’artifice, avec quelques fusées particulièrement brillantes (K. 119, K. 487 et la paire K. 501 et K. 502).
Lillian Gordis (née en 1992) a choisi d’intituler «Zones» son anthologie et, comme il y a forcément un concept derrière ce titre, la claveciniste américaine s’en explique en ces termes: «Les sonates, ce sont les vides entre les notes, les barres de mesure décalées, le disque rayé qui tourne en rond. C’est une série d’états d’esprit qui ne devraient pas se suivre, où des silences brutaux et une confusion continue se mêlent comme des expérimentations sur la schizophrénie. Je crois qu’il faut accepter la dysphorie, l’inconfort avec soi-même et les limites du continuum spatio-temporel – et se plonger, se laisser submerger, se noyer.» De fait, le discours apparaît parfois heurté et n’hésite pas à fouetter fort, avec des trépignements véritablement agressifs (K. 119, K. 264). Par cet aspect, on se situe du côté de Jean Rondeau, même si l’énergie semble davantage canalisée, mais l’essentiel n’est pas là dans cet album copieux, qui ne compte pourtant que treize sonates (mais la K. 402 dure à elle seule près d’un quart d’heure), la plupart assez peu connues et présentées en trois groupes de quatre, plus une, le fameux et magnifique cantabile de la K. 208. Sur un instrument de Philippe Humeau (1999) «d’après un modèle allemand» accordé selon un tempérament qui chatouille un peu l’oreille, elle s’investit audacieusement dans les pages lyriques, sans tout à fait atteindre son maître... Pierre Hantaï – la notice précise en effet qu’«à la suite [de ses] encouragements, elle s’installe en France à l’âge de 16 ans afin d’étudier avec lui» – mais d’une façon déjà très prometteuse.
Au piano, l’intégrale Naxos entamée il y a vingt-cinq ans et confiée à de nombreux (jeunes) pianistes en est parvenue à son vingt-deuxième volume. Comme les volumes 15, 16, 17, 18 et 19 précédemment chroniqués, celui-ci, signé Eylam Keshen (né en 1992), est plus que convenable, d’autant qu’on peut supposer que les artistes, surtout à ce stade du projet, n’ont guère le choix des sonates qu’ils interprètent: certains de ses prédécesseurs ont témoigné de davantage de personnalité et l’on peut reprocher au pianiste israélien de manquer parfois de couleur et de fantaisie, mais il n’y a rien ici de répréhensible. Comme le coût de l’album est modique, on en a pour son argent, comme souvent avec cet éditeur.
Alberto Urroz (né en 1970) débute bien, avec une K. 435 fluide et souple, mais la suite déçoit généralement, trop étale dans les très célèbres pièces de caractère lyrique (K. 9, K. 132, K. 208, K. 380), qui constituent une part substantielle de sa sélection de quatorze sonates, et manquant d’élan dans les pages plus vives (K. 96).
Faire dialoguer Scarlatti avec d’autres compositeurs, l’idée n’est pas nouvelle, comme on a pu le voir, sous diverses formes, avec Uri Caine ou Fabrizio Cassol. Andrea Lucchesini (né en 1965) propose une association avec les 6 Encores (1965-1990) de Luciano Berio, qu’il fait suivre, sur le même principe, d’une association entre les six Moments musicaux de Schubert et l’un des hommages schubertiens de Jörg Widmann, le cycle Idylle et abîme (2009), sous-titré «Six Réminiscences de Schubert». La première série, constituée avec Berio lui-même peu de temps avant sa mort, vise à susciter des échos entre rythmes, couleurs et techniques pianistiques. Pourquoi pas, mais les univers n’en demeurent pas moins sinon antagonistes, du moins parallèles. Le travail de Widmann, jouant davantage sur le sentiment, quant à lui, se fonde sur des éléments empruntés à Schubert. Les deux séries de douze pièces sont jouées chacune sans interruption. Pour ce qui est de Scarlatti, les six sonates, pour la plupart bien connues, sont interprétées avec sérieux et vivacité, de façon traditionnelle, et même assez romantisante pour la K. 466, mais avec un jeu agréablement varié. Le choc est nettement moins frontal entre Schubert, abordé avec plus de prudence que d’originalité, et Widmann, mais la qualité d’écriture est moindre que celle de Berio.
Mais pour en conclure avec le piano, l’événement réside évidemment dans la publication d’un seul coup, en un coffret de quatre disques, de pas moins de cinquante-deux sonates et près de quatre heures de musique sous les doigts de Lucas Debargue (né en 1990). Dans le premier récital que ce même éditeur avait publié en 2016, le pianiste français avait déjà choisi quatre sonates, qu’on ne retrouvera pas ici, et même une «variation» sur l’une d’entre elles. Mais à une dose aussi forte, la démarche est hardie, qui plus est en écartant presque systématiquement les pages les plus connues – mais la célèbre et superbe K. 491 n’en fait pas moins l’objet d’une réappropriation complète, qui peut surprendre mais constitue une alternative sérieuse à ce que l’on entend d’habitude. Début d’une intégrale? Toujours est-il qu’il revendique pour modèle Scott Ross, jusqu’à refuser presque tout recours à la pédale – mais quand il le faut, toute la puissance de l’instrument moderne est bien là. Et dans la manière, où le raffinement exclut tout excès, il y a aussi quelque chose du claveciniste américain. Pour autant, si intégrale il devait y avoir, elle suivra ses chemins de traverse, Debargue optant parfois pour les couplages proposés par le catalogue de Kirkpatrick, mais préférant sinon réaliser ses propres associations, selon le même principe, de deux sonates de même tonalité, l’une modérée ou lente, l’autre vive. Chacune de ces couples est associée à une autre pour former une série de quatre, chaque disque comprenant trois de ces séries (soit douze sonates) et se refermant sur une treizième sonate isolée.
L’album commence très fort, avec les 9 minutes d’errance de la K. 206 puis le raffinement pince-sans-rire des K. 531 et K. 404. La suite passionne toujours, étonne souvent, séduit parfois: s’il déploie une exceptionnelle variété de jeu, alors que tant d’autres appliquent une même recette à toutes les sonates, ce n’est pas pour divertir, car cette versatilité, cette riche palette de nuances et d’affects sont exemptes de forfanterie et d’esbroufe, laissent s’épanouir le chant (comme la K. 32, avec le dépouillement d’une aria de Bach) et ne dérivent pas vers la surexcitation, le côté abrasif voire la brutalité de Gordis et Rondeau. S’il appartient à la même génération qu’eux et s’il s’attache aussi à mettre en valeur silences et changements d’humeur (K. 115, K. 308...), son excentricité est subtile et parfaitement raisonnée: contrairement à eux, il peut même laisser s’exprimer, certes au énième degré, l’amabilité un peu affectée de quelque bonbonnière XVIIIe – ainsi de la K. 343, délicate comme une pièce de Couperin. Mais prédomine le sentiment d’une sorte de vanité musicale, à la mélancolie diffuse, même si certaines sonates crépitent (K. 25, K. 125...), voire swinguent de manière inattendue (K. 253). L’une des plus fameuses (K. 30, que Debargue ne joue pas) est couramment et plaisamment dénommée «fugue du chat»: il y a chez lui quelque chose du félin, entre nonchalance à patte de velours et coups de griffe imprévisibles (K. 107). Bref, une approche de cet univers très pensée, tout sauf réductrice, qui s’efforce de restituer dans toute sa complexité et dans toutes ses dimensions un génie insaisissable et polymorphe.
Dans le corpus scarlattien, trois sonates (K. 287, K. 288, K. 328) sont explicitement destinées à l’orgue mais Ralph Kirkpatrick estime que les K. 254 et K. 255 pourraient l’avoir également été, de même que des pièces plus anciennes de caractère fugué (K. 41, K. 58, K. 93) ont sans doute été conçues pour l’orgue aussi bien que pour le clavecin, et que d’autres encore peuvent être interprétées sur un orgue de chambre. Sans surprise, on les retrouve pour la plupart dans les dix-neuf retenues par Nicola Reniero (né en 1964), sur l’orgue de Matteo Cardinali (1655) et Giuseppe Bonatti (1710), reconstruit par les frères Serassi (1835-1837), puis restauré et partiellement reconstruit par Marco Fratti (2014), en la cathédrale de Desenzano del Garda (sur les bords du lac de Garde). Sa sonorité savoureuse, finement registrée par Reniero (comme dans la K. 294), compense une certaine inertie, qui bride parfois la vivacité et la légèreté de Scarlatti, mais certaines fugues (K. 92, K. 93, K. 417) sont particulièrement impressionnantes et les «pastorales» (K. 415, K. 513) fonctionnement très bien à l’orgue.
Après les arrangements de sonates par Avison adaptés pour orchestre de mandolines, voici la mandoline chambriste d’Anna Schivazappa au sein de l’ensemble Pizzicar Galante, où elle est accompagnée d’une viole de gambe, d’un théorbe (ou guitare) et d’un clavecin. Des sonates pour mandoline et basse continue (viole de gambe, théorbe/guitare et clavecin)? Scarlatti n’en écrivit point mais la découverte, dans les années 1980, d’un manuscrit d’origine française conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal de Paris, datant probablement de la seconde moitié du XVIIIe siècle est venue donner corps à l’hypothèse que ces œuvres étaient parfois jouées de la sorte. C’est tout particulièrement le cas des Kk. 77, 81, 88, 89, 90, 91, qui se distinguent nettement du reste du catalogue par leur structure en deux à quatre mouvements, mais Anna Schivazappa en ajoute cinq de forme plus traditionnelle en un mouvement parmi les vingt-cinq sonates identifiées par Kirkpatrick comme pouvant avoir été écrites pour un instrument soliste accompagné du continuo. Sur deux mandolines napolitaines d’Antonius Vinaccia (1768) et Tiziano Rizzi (2017) et une mandoline lombarde (mandola à six chœurs accordée par quartes) de Tiziano Rizzi (2010) d’après Antonio Monzino (1792), elle plaide de façon tout à fait convaincante et séduisante pour cette solution, qui ramène Scarlatti de son Espagne d’adoption à son Italie natale.
Simon Corley
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