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11/10/2011 Antonio Vivaldi : Farnace, RV 711-G
Max Emanuel Cencic (Farnace), Ruxandra Donose (Tamiri), Mary Ellen Nesi (Berenice), Ann Hallenberg (Selinda), Karina Gauvin (Gilade), Daniel Behle (Pompeo), Emiliano Gonzalez Toro (Aquilio), Coro della Radiotelevisione svizzera, Lugano, I Barocchisti, Diego Fasolis (direction)
Enregistré à l’auditorium Stelio Molo (Lugano) du 2 au 10 juillet 2010 – 191’35
Coffret de trois disques Virgin Classics 50999 0709142 1 – Notice et traduction des textes chantés en trois langues (anglais, français et allemand) de Frédéric Delaméa et Diego Fasolis
Si un qualificatif peut parfois être donné à Antonio Vivaldi (1678-1741), c’est bien celui de «compliqué». En effet, ce ne sont pas moins de sept éditions différentes de son opéra Farnace qui existent ou ont existé, de telle sorte que l’authenticité de la partition, la date des ajouts divers et variés, les ressemblances et différences entre chacune d’entre elles relèvent véritablement du parcours du combattant pour déterminer laquelle est finalement la bonne, la seule, la vraie!
Le premier à avoir utilisé le livret d’Antonio Maria Lucchini fut Leonardo Vinci (1690-1730), dont le Farnace fut créé pour le Carnaval de 1724. Vivaldi, déjà auteur de maintes œuvres lyriques et dramatiques, s’empare à son tour du sujet et crée Farnace en février 1727 au théâtre Sant’Angelo, une seconde création ayant lieu à l’automne de la même année, l’œuvre ayant été entre temps quelque peu modifiée. Cet opéra connaît immédiatement un très grand succès puisqu’il est donné très rapidement à Prague (au printemps 1730), à Pavie (mai 1731) et à Mantoue (en janvier 1732). Vivaldi remanie sa partition à de nombreuses reprises et la dernière d’entre elles est prévue pour être créée à Ferrare, lors des fêtes du Carnaval de l’année 1739. Or, le premier opéra de Vivaldi qui devait être donné à cette occasion était Siroe, Re di Persia: il se trouve que la création fut un échec total (le Prêtre roux en rejetant la responsabilité sur le claveciniste Pietro Berretta, qualifié par lui dans une lettre d’«incapable vaniteux», qui aurait profondément modifié les récitatifs de l’opéra, les originaux étant trop difficiles pour ses piètres talents de claveciniste...). Cet échec ayant conduit les musiciens et chanteurs engagés à demander à Vivaldi à être payés pour l’ensemble des représentations qui devaient être programmées, Farnace ne fut, de fait, jamais produit en présence de son compositeur.
Ce dramma per musica connaît déjà deux gravures discographiques dirigées par Jordi Savall, la première chez Alia Vox, la seconde dans le cadre de la «Vivaldi Edition» diffusée par Opus 111 et Naïve. Le premier enregistrement, enthousiasmant, était pourtant critiquable puisque Savall, délaissant la version de 1727, s’était rabattu sur la version de 1731 mais quelque peu remaniée par un certain Corselli, né François Courcelle (1705-1778), compositeur franco-hispanique. Ce coffret, reflet des représentations en concert données au théâtre de la Zarzuela de Madrid les 26 et 28 octobre 2001, n’en reste pas moins superbe. Le second enregistrement se voulait plus authentique même si, finalement, le matériau demeure le même: Savall choisit la version de 1731 mais débarrassée cette fois des ajouts de Corselli. Les chanteurs (quelle équipe, dominée de nouveau par Furio Zanasi dans le rôle-titre et Sara Mingardo dans celui de Tamiri!) restent les mêmes que dans le précédent enregistrement et l’enthousiasme de l’auditeur demeure. Le présent coffret se fonde quant à lui sur la toute dernière édition de Farnace, celle de 1738 et destinée au Carnaval 1739. Or, l’authenticité souhaitée est immédiatement mise à mal par le fait que le chef Diego Fasolis et le fin connaisseur de l’œuvre de Vivaldi qu’est Frédéric Delaméa ont reconstitué l’ensemble du troisième acte qui est en fait perdu, à l’instar de ce que le même Delaméa avait fait avec Rinaldo Alessandrini en reconstituant le deuxième acte d’Armida al campo d’Egitto (1718) dans la perspective de sa récente parution discographique.
Quelle que soit l’édition retenue, l’histoire demeure en tout état de cause la même. Farnace, roi du Pont, a été vaincu par Pompée; afin d’éviter toute humiliation supplémentaire, il demande à son épouse, Tamiri, de se suicider et de tuer leur fils. Berenice, belle-mère de Farnace, allie ses forces militaires avec celles de Pompée afin de vaincre définitivement son gendre qu’elle abhorre. Lors de nouveaux combats, Selinda, sœur de Farnace, est faite prisonnière mais elle séduit Aquilio (soldat romain) et Gilade (capitaine des armées de Berenice) afin de les affaiblir mutuellement et s’en servir au moment opportun. Tamari manque de se suicider mais elle est arrêtée dans le moment ultime par sa propre mère, Berenice, qui la remet à Pompée. Peu après, Farnace découvre que son fils et son épouse, rejetés tous deux par Berenice, sont toujours en vie, ce qui le conduit à répudier à son tour Tamiri qu’il estime désormais source de déshonneur. Complots divers et intrigues complexes se suivent jusqu’à ce que Farnace, qui a été sauvé par Gilade et Selinda des griffes de Berenice, ne décide de tuer cette dernière; les supplications de son épouse Tamiri parviennent à sauver sa mère qui se réconcilie avec Farnace, finalement rétabli sur son trône.
A l’écoute, et en dépit donc de cette reconstitution importante, l’œuvre ne perd aucunement en cohérence et offre évidemment de splendides moments qui, pour certains d’entre eux, sont déjà devenus des pages célèbres de l’œuvre de Vivaldi. Et cette réussite tient avant tout à l’orchestre, formidable de la première à la dernière note. Les cuivres sont emplis de fierté (les trompettes dans le chœur «Dell’Eusino con aura seconda» à la scène 3 de l’acte I ou les cors dans l’air «Alle minacce di fiera belva», acte II, scène 2), le clavecin et le luth s’allient dans un vrombissement dionysiaque (quel passage que cet air de Berenice «Non trova mai riposo» au début de l’acte III, scène 1!), les cordes sont enjôleuses (l’air célèbre de Tamiri «Forse, o caro, in questi accenti» à la scène 3 de l’acte III) ou tendues à la limite de la rupture et de l’acidité (comme dans cet air de Berenice là encore, «Da quel ferro ch’ha svenato» à la scène 12 de l’acte I), les hautbois chantent au diapason des voix (l’air «Quel torrente che s’innalza» à la scène 3 de l’acte III)... Bref, on est vraiment ébloui par la diversité des timbres mais également par la justesse globale des tempi, des accentuations, des moindres inflexions d’une partition d’une incroyable richesse: quel chef que Diego Fasolis, maître d’œuvre de cette réussite!
Que serait un opéra sans voix pour le servir? Rien évidemment, qui plus est dans ces opéras baroques où l’imagination des chanteurs est requise à chaque instant pour pallier certains tunnels ou tout simplement parce que le compositeur a lui-même laissé place à l’émancipation des interprètes. En l’occurrence, l’équipe réunie semblait avoir peu à craindre des difficultés de la partition, à commencer par Max Emanuel Cencic qui tient le rôle de Farnace. Sachant comme peu d’autres varier sa ligne de chant, tour à tour véhément ou plaintif, il éblouit par la souplesse de ses vocalises (l’air «Ricordati che sei», acte I, scène 1), par la frénésie qui émane de son propos («Gemo in un punto e fremo» à la scène 11 de
l’acte II) ou par la douleur qu’il parvient à traduire de façon exceptionnelle (on écoutera notamment le superbe «Perdona, o figlio amato», acte II, scène 6). On regrette, de ce fait, que, bien que figurant sur le troisième disque, l’air «Gelido in ogni vena» ne soit pas intégré à l’action dramatique comme l’avait fait Savall à la scène 5 de l’acte II dans son premier enregistrement (le rôle de Farnace étant alors tenu non par un contre-ténor mais en l’espèce par le baryton Furio Zanasi).
Dans le si redoutable rôle de Tamiri (tenu par Anna Girò lors de la création de l’opéra en 1727, c’est dire l’importance que Vivaldi accordait à ce personnage), Ruxandra Donose s’en tire plus qu’avec les honneurs. Ses airs «Combattono quest’alma» (acte I, scène 2) et le célèbre «Forse, o caro, in questi accenti» (acte III, scène 3) sont de grands moments mais qu’on nous permette de lui préférer Sara Mingardo, formidable chez Savall. Karina Gauvin (Gilade) est également plutôt convaincante. Même si l’on n’en attendait pas moins de cette grande habitué du répertoire baroque (son interprétation de l’air «Nell’intimo del petto» à la scène 7 de l’acte I est bouleversante de sensibilité, de fragilité et d’implication), on est en revanche déçu par le beau «Scherza l’aura lusinghiera» (acte III, scène 4), chanté de façon poussive en raison d’un tempo peut-être un peu trop lent. C’est également en raison de choix de tempi qu’Ann Hallenberg déçoit dans l’incarnation de Selinda: non pas, évidemment, qu’elle ne chante pas bien (l’air «Lascia di sospirar» à la première scène de l’acte II est très beau) mais l’allure voulue par la chanteuse et le chef conduisent à rendre certaines de ses interventions quelque peu banales (à cet égard, on ne manquera pas d’écouter «Al vezzeggiar d’un volto», acte I, scène 9). Mary Ellen Nesi est, pour sa part, une très belle Bérénice qui, épaulée à chaque fois par un orchestre particulièrement affûté, donne de superbes airs: on écoutera en particulier le célèbre «Da quel ferro ch’ha svenato» à l’acte I. Quant à Daniel Behle (Pompeo) et Emiliano Gonzalez Toro (Aquilio), ils interviennent relativement peu mais quels moments! Emiliano Gonzalez Toro chante un des plus beaux airs de l’opéra: à l’acte I (scène 8), servi par une belle voix chaude, il déclame avec une intelligence hors pair l’air «Penso che que’ begl’occhi», jouant de façon quelque peu théâtrale avec les silences, de profondes inspirations, distillant une suavité et un charme irrésistibles. Hormis quelques brefs récitatifs, le personnage de Pompée ne bénéficie, dans Farnace, que de deux airs en propre; Daniel Behle s’y montre excellent, notamment dans un «Roma invitta, ma clemente» (acte II, scène 12) tout à fait exceptionnel.
Alors, en fin de compte, il est évident que cette version de Farnace est magnifique mais, pour autant, elle demeure à nos yeux un rien inférieure à la première gravée par Savall. Faut-il attribuer cette légère supériorité au fait que la version de 1731 a été enregistrée en public et qu’elle bénéficie donc de davantage de spontanéité? Si les voix sont globalement de la même veine, c’est-à-dire du plus haut niveau, on avouera tout de même une préférence pour les voix féminines de la version du chef catalan dont l’approche est plus immédiatement séduisante. Signalons en outre que, contribuant ainsi la cohérence de l’intrigue, l’air indépassable «Sorge l’irato nembo» de Pompée (personnage incarné avec passion par la talentueuse Sonia Prina) est inclus dans le premier acte chez Jordi Savall (scène 14), ce qui, compte tenu de sa beauté, nous manque grandement chez Fasolis. Mais, si l’on prend un peu de recul, on s’apercevra que les différences de la partition, révisée en 1739 par Corselli et, donc, en 2010 par Delaméa, sont assez nombreuses, à commencer par la tessiture de Farnace: un baryton dans la première, un contre-ténor dans la seconde! Version reconstituée pour version reconstituée, on ne peut donc que conseiller l’acquisition des deux enregistrements tant la comparaison s’avère passionnante. Ensuite, à chacun de faire son choix en attendant la publication, un jour ou l’autre, des quatre autres versions possibles... Vivaldi n’a pas fini de nous surprendre!
Le site de Max Emanuel Cencic
Le site de Ruxandra Donose
Le site de Mary Ellen Nesi
Le site de Karina Gauvin
Le site de Daniel Behle
Le site d’Emiliano Gonzalez Toro
Sébastien Gauthier
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