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Ambitieux programme Paris Salle Pleyel 03/10/2014 - Franz Liszt : Années de pèlerinage (Première Année. Suisse): «Vallée d’Obermann» – Deux Légendes: «St. François d’Assise. La Prédication aux oiseaux»
Robert Schumann : Humoreske, opus 20
Galina Oustvolskaïa : Sonate n° 5 en dix épisodes
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Les Saisons, opus 37a
Elena Bashkirova (piano)
E. Bashkirova (Avec l’aimable autorisation d’Opus 3 Artists)
Elena Bashkirova qui, comme son nom l’indique, est la fille de l’immense pianiste et pédagogue russe Dimitri Bashkirov et aussi, cela est moins connu, l’épouse de Daniel Barenboim, est une des meilleures pianistes possibles. Quand elle n’accompagne pas Anna Netrebko dans la mélodie russe comme l’an dernier à Gaveau, elle dirige le festival de Jérusalem qu’elle a fondé et joue en formation chambriste pour le faire rayonner dans le monde. On ne se souvenait pas de l’avoir entendue comme soliste d’un récital de piano à Paris. C’était chose faite à l’invitation de la série «Piano ****» pour un concert copieux et contrasté dont la durée dépassait un peu le standard des récitals parisiens et la complexité du programme, justifiée s’agissant d’une série de concerts très prisée des grands connaisseurs de ce répertoire, relevait aussi de l’inhabituel.
Avec Elena Bashkirova, on se situe dans un univers sonore très singulier: pas forcément d’emblée ancré dans ce que l’on peut s’imaginer de la tradition de l’école soviétique dont elle est issue. Le son est ample, magnifique mais jamais privilégié par rapport à l’expression et, hormis dans la toute dernière partie du programme, la plus traditionnellement russe, la pianiste s’efface devant la musicienne avec une certaine distanciation par rapport aux textes. De même, peu d’excès de couleurs, autant que l’on pouvait en juger du balcon qui, à Pleyel, ne donne pas le meilleur reflet des possibilités expressives de l’instrument – mais y a t-il vraiment dans cette salle un lieu pour cela? Plutôt un jeu en pointe sèche, privilégiant le récit plus que l’harmonie comme dans «Vallée d’Obermann», plus chargée de sens qu’opulente, parfois un rien aride comme la première des Deux Légendes, «Saint François d’Assise. La Prédication aux oiseaux», où les effets de rhétorique lisztienne l’emportaient souvent sur l’émotion.
Le plus inattendu et déroutant de ce récital nous a semblé être l’Humoresque en si bémol majeur de Schumann, œuvre longue et complexe en cinq sections, si redoutée des pianistes pour sa difficulté de construction et son climat si fantasque avec ses sautes d’affects et de tempi. Elena Bashkirova l’aborde avec un classicisme affiché, une sagesse presque, loin de son caractère fiévreux, exalté, quitte à lui réserver quelques excès de vélocité dans ses passages rapides pour en accentuer les contrastes. L’œuvre en ressort grandie, plus profonde, plus intellectualisée aussi, moins humoristique certes, comme lue à distance.
La seconde partie comportait deux œuvres russes. La pianiste avait tenu à rendre hommage à Galina Oustvolskaïa (1919-2006), une élève de Chostakovitch, grand défenseur de la musique de cette femme qui vécut quasiment en ermite, n’appartint à aucune école et ne fut pas très jouée avant la chute de l’URSS. Composée sous forme de suite, la Cinquième Sonate «en dix épisodes» (1985-1986), par sa relative audace rythmique et son caractère désespéré, sonnait comme un défi après un début de programme romantique. Puis vint, le plus beau moment de ce long concert avec les douze numéros des Saisons de Tchaïkovski, vignettes composées en un temps heureux où la musique paraissait en feuilleton dans la presse mensuelle. Elena Bashkirova, qui dit renouer récemment avec cet «amour de jeunesse», a su leur donner toute leur saveur passant à une sonorité plus colorée, à un ton plus tendre et confidentiel, spirituel même, totalement à l’aise dans une musique dont on imagine bien le rôle nourricier dans l’imaginaire de tout pianiste russe. On savourait tout au long de cette promenade romantique les parfums qui semblaient s’échapper des plus merveilleux ballets de Tchaïkovski comme des bribes de thèmes qui auraient pu être empruntés à la thématique de ses symphonies et opéras. On ne peut dire mieux que l’on a ressenti cette intimité comme si elle le jouait à la maison pour ses propres enfants. Un exploit dans une si grande salle!
Olivier Brunel
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