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Des clefs pour Il postino Madrid Teatro Real 07/17/2013 - et 20, 23, 25, 28* juillet 2013 Daniel Catán: Il postino
Vicente Ombuena (Pablo Neruda), Leonard Capalbo (Mario Ruoppolo), Sylvia Schwartz (Beatrice Russo), Cristina Gallardo-Domâs (Matilde Neruda), Nancy Fabiola Herrera (Donna Rosa), Víctor Torres (Giorgio), Federico Gallar (Di Cosimo), Eduardo Santamaría (padre de Mario), José Carlo Marino (sacerdote).
Coro titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Coro de la Comunidad de Madrid, Pedro Teixeira (chef de chœur), Orquesta titular del Teatro Real (Orquesta sinfónica de Madrid), Pablo Heras-Casado (direction musicale)
Ron Daniels (mise en scène), Riccardo Hernández (décors et costumes), Jennifer Tipton (lumières), Philip Bussmann (video), David Bridel (chorégraphie)
V. Ombuena, S. Schwartz, L. Capalbo (© Javier del Real)
Il postino, opéra de Daniel Catán, n’est plus une nouveauté, dans la mesure où il a été publié en DVD avec Plácido Domingo et deux voix féminines qui figurent aussi dans la distribution du Teatro Real dont il est question dans cet article. La création mondiale, en septembre 2010 à Los Angeles, puis la première française, en juin 2011 au Châtelet, ont précédemment été commentées sur ce site.
Dans notre cas, nous ne pouvons pas nous contenter de dire que c’est intéressant, très intéressant. Nous ne pouvons pas non plus affirmer que c’est un événement. Pour l’opéra en espagnol, une langue universelle manquant historiquement d’une prosodie pour l’opéra, un titre comme Il postino présente un intérêt supérieur. Mais le résultat ne va pas très loin.
Le théâtre lyrique espagnol a été très marqué par le théâtre musical, au travers la «zarzuela», avec plusieurs traditions. Celle du XVIIe siècle était l’opéra à l’espagnole avec des compositeurs d’une grande importance, comme Juan Hidalgo, et un librettiste, Calderón de la Barca, d’une qualité exceptionnelle: le texte ne devrait être jamais trop important à l’égard de la musique, mais celui d’une zarzuela comme Celos aún del aire matan est d’un niveau démesuré pour être chanté – c’est une des «comédies mythologiques» insurpassables de l’auteur de L’Alcade Zalamea et La vie est un songe. Au XVIIIe siècle, l’italianisme s’impose, une influence féconde à l’origine, mais devenant pendant le siècle le symptôme d’une maladie jamais guérie. Vers 1850, à peu près, on invente, sans savoir comment et pour quoi, la zarzuela populaire, un genre théâtral dont les années de splendeur sont le temps de la crise de la fin du siècle – le temps du género chico, c’est-à-dire, la zarzuela ou la «revista» de moins d’une heure de durée –, et les trois premières décennies du XXe siècle – le temps de la «zarzuela grande». La zarzuela populaire survit péniblement à l’issue de la guerre civile (1936-1939) et ne résiste pas les années 1950. Dans la zarzuela populaire, il y avait une prosodie tout à fait naturelle, celle qui manque (presque) toujours dans les opéras en espagnol. Le mal prosodique a été alourdi par une autre maladie du siècle, celle-ci européenne: la superstition avant-gardiste et l’incapacité de l’avant-garde pour composer des opéras, à de rares exceptions, comme Le Grand Macabre de Ligeti, très tardif: à l’opéra, ne suffisent ni les développements de grammaires aux trouvailles ingénieuses, ni les jeux d’esprit, et l’on n’a pas réussi à imposer au public la charge de la preuve: les avant-gardistes proposent une œuvre, un pièce, un jeu, et si c’est contesté, c’est la faute aux spectateurs, pas assez ouverts aux nouveautés, voire des réacs: ah, ces temps où l’on pouvait inventer un manichéisme pour le réfuter aussitôt!
Alors, qu’est-ce qu’on pouvait faire avec l’opéra en espagnol, avec toutes les plaintes et les pleurnichements du début du XXème siècle par la manque d’un «opéra national», hélas!
La question est demeurée sans réponse pendant tout un siècle. Un bel exemple: un formidable opéra d’un compositeur espagnol du XXe siècle, The Duenna du Catalan Roberto Gerhard, a été composé en anglais, au Royaume-Uni, d’après un texte, aussi musical, de Sheridan: c’est vrai aussi que l’exil de presque tous les noms importants de la culture et de la science, de tous les domaines, en un mot, a été le lot de l’Espagne après la victoire de la réaction en 1939, prologue de la débâcle européenne. Un autre exemple: l’excellence de The Visitors, du Mexicain Carlos Chávez, lui aussi en anglais, sur un texte de Chester Kallman.
Le Mexicain Daniel Catán a essayé de donner une réponse adéquate avec quatre opéras de maturité. Malheureusement, il est mort il y a deux ans, à l’âge de 62 ans. Il a été artiste, théoricien, un compositeur libéré de la superstition avant-gardiste, accusé d’être traditionnel, voire conventionnel, un intellectuel inquiet et engagé dans son projet: l’opéra en espagnol, en castillan, puisque les Espagnols d’Espagne ont plusieurs langues et il faut en faire le point et la distinction. Catán s’inspire, évidemment, des opéras de Puccini, ses phrases, son dramatisme, son melos et ses cantabile sont proches des airs pucciniens. Mais le grand exemple pour Catán est, peut-être, l’efficacité et l’attrait des opéras de Menotti, un grand compositeur vilipendé par l’avant-garde (tout comme Britten, d’ailleurs), impuissante devant la capacité lyrico-dramatique de l’Italo-américain. Mais il y a aussi la musique populaire: pas le folklore, mais la musique de la radio, des bals musettes ibéro-américains, les boléros, les tangos, etc.
Il postino a un titre italien à cause du film de Michael Radford dont Catán s’inspira. Le film était une adaptation du roman Ardiente paciencia, du Chilien Antonio Skármeta, traitant d’un improbable Pablo Neruda durant son exil (au début des années 1950 dans le roman et l’opéra, mais pas dans le film). Force est d’avertir que deux heures un quart pour un opéra dont l’action est si limitée et où les récitatifs sont parfois excessifs, pas trop cantabile – bien que le cantabile soit le choix de cet opéra – n’est pas une durée très satisfaisante: une demi-heure de moins – ah, il fallait prendre là aussi l’exemple de Puccini et de Menotti.
De toute façon, Catán réussit, avec de moments très beaux et très efficaces. Il postino dément les accusations: cela appartient à une autre époque. Alors, le temps appartient-il aux avant-gardistes installés, ceux qui ont fait la critique, voire le vide, à Henze ou Dutilleux? Le rêve de l’artiste d’avant-garde est pareil à celui du politique nationaliste: être au pouvoir et jouir de la supériorité morale de l’opposition. Pas de place pour des Catán. D’un autre côté, le Neruda d’Il postino énerve aussi les enemis du poète et du mouvement communiste (L’Internationale est fredonnée ou clairement chantée pendant l’action; le mouvement ouvrier est objet de persécutions et de louanges, ...).
Il postino est beau, malgré ces longueurs, et ses cinq protagonistes sont tout à fait splendides. On attendait Plácido Domingo dans le rôle de Neruda, qu’il a chanté à Los Angeles et à Paris, mais le bienaimé Madrilène a subi une intervention chirurgicale et Vicente Ombuena l’a remplacé. Plácido est toujours bienvenu, et on l’a regretté, certainement, mais Ombuena a construit son Neruda en grand maître: une belle voix, claire, catégorique, et du point de vue artistique on n’a pas regretté l’absence de Domingo. Il faudrait entendre cette voix plus souvent, on ne peut pas négliger un artiste d’un si grand niveau.
Une très belle voix aussi que celle de Leonard Capalbo en facteur (postino), un ténor avec de moments magiques quand il chante en falsetto et au même temps il fait un filato et un pianissimo. Une surprise: la très jeune soprano espagnole Sylvia Schwartz, voix éclatante, belcantiste (elle a été Pamina, Adina et Susanna). Nancy Fabiola Herrera est une mezzo bien connue et admirée chez nous: elle joue un rôle formidable, celui de Donna Rosa, mais il s’agit d’un trop petit rôle pour elle, même si elle en fait un grand rôle. Enfin, la Chilienne Cristina Gallardo-Domâs complète une distribution heureuse dans les rôles principaux. Il ne faut pas oublier les autres chanteurs, qui ont contribué au résultat: Víctor Torres, Federico Gallar, Eduardo Santamaría et José Carlo Marino.
Mais il y a un nom qui contribue de façon capitale à ce résultat, celui du jeune chef Pablo Heras-Casado, qui a eu un grand succès dans ce théâtre avec Mahagonny en octobre 2010. Heras-Casado est une valeur montante, dont la carrière est déjà resplendissante dans tous les répertoires, à Zurich, Saint-Pétersbourg, Berlin, Munich, Amsterdam, Varsovie, Bruxelles... Un grand maestro pour un projet dans lequel Plácido Domingo a fait un pari important. Cela n’a pas été un pari perdant, mais un succès d’estime. On ne peut pas exagérer l’importance d’Il postino de Catán, mais on ne peut pas négliger ses beautés et son sens, comme on a essayé de l’expliquer.
Santiago Martín Bermúdez
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