Back
Mârouf revient chez lui Paris Opéra-Comique 05/25/2013 - et 27*, 29, 31 mai, 2, 3 juin 2013 Henri Rabaud : Mârouf, savetier du Caire Jean-Sébastien Bou (Mârouf), Nathalie Manfrino (Princesse Saamcheddine), Nicolas Courjal (Le Sultan), Franck Leguérinel (Le Vizir), Frédéric Goncalvès (Ali), Doris Lamprecht (Fattoumah), Christophe Mortagne (Le Fellah, Le premier marchand), Luc Bertin-Hugault (Ahmad, le pâtissier), Geoffroy Buffière (Second marchand, Premier mamelouk), Olivier Déjean (Le Kâdi), Patrick Kabongo Mubenga (L’ânier, Le chef des marins, premier muezzin, Premier homme de police), Ronan Debois (Second mamelouk, Second homme de police), Safir Behloul (Second muezzin)
Chœur accentus, Orchestre Philharmonique de Radio France, Alain Altinoglu (direction)
Jérôme Deschamps (mise en scène) J.-S. Bou, N. Manfrino (© Pierre Grosbois)
Pauvre savetier cairote flanqué d’une femme « calamiteuse », Mârouf s’enfuit et trompe ensuite son monde en évoquant une caravane aussi imaginaire que fabuleuse. Elle pourrait bien renflouer les caisses du sultan : il lui donne la main de sa fille, tellement amoureuse qu’elle se prête à la supercherie. Mârouf s’enfuit de nouveau, rattrapé dans le désert avec sa belle par les hommes du Vizir soupçonneux. Heureusement, la caravane arrive, miraculeusement : le fellah qui a recueilli le couple est en réalité un génie. Un conte des Mille et une nuits sur fond de colonisation triomphante.
Si le texte de Lucien Népoty paraît aujourd’hui très kitsch, malgré ses amusants clins d’œil, parfait exemple d’une certaine écriture orientalisante, la musique de Rabaud, elle, s’impose très vite, comme elle le fit à sa création à l’Opéra-Comique en 1914, parcourant ensuite la France et le monde. On l’entendit beaucoup moins après 1945, même le fameux air de la caravane s’effaça des mémoires : elle était passée de mode et l’attitude du compositeur sous le régime de Vichy ne pouvait que lui nuire. Les discophiles amateurs de musique française, eux, thésaurisaient le disque de Pierre Dervaux, avec La Procession nocturne - l’autre œuvre qui a fait la notoriété de Rabaud – et le ballet de Mârouf. Une musique où se croise beaucoup de monde, jusqu’à la citation. La grande tradition française, d’abord : le Lalo de Namouna, Debussy, Ravel, un exotisme omniprésent rappelant Florent Schmitt. Mais aussi le leitmotiv wagnérien, avec allusion obligée au Ring pour l’anneau du fellah, trame d’une orchestration brillante, signature d’un vrai maître – grand chef d’orchestre au demeurant.
La partition, du coup, paraît très éclectique – hétérogène, diront certains. Il fallait tout le talent d’Alain Altinoglu pour lui donner une telle unité, pour tendre l’arc du début à la fin, pour ne pas surligner les mélismes de cet Orient de convention, pour s’abandonner au lyrisme capiteux des élans de Mârouf et de sa princesse, pour laisser les couleurs parfois très impressionnistes de la musique se marier subtilement. A la différence de beaucoup de ses confrères, parfois parmi les meilleurs, le chef français, dont l’étoile ne cesse de monter, ne s’est heureusement pas laissé piéger par l’acoustique sèche et sonore de Favart : le dosage entre les pupitres s’avère juste, sans doute aussi grâce aux musiciens du Philhar’, qui donnent ici le meilleur d’eux-mêmes.
Ténor ou baryton ? Le créateur, Jean Périer, était le premier Pelléas, mais Georges Thill assura le passage de Mârouf au Palais Garnier. On a choisi la version plus grave, que Jean-Sébastien Bou domine avec une étonnante maîtrise, superbe illustration du meilleur style français, même si sa partie, située très souvent dans le haut médium et l’aigu, le met perpétuellement sous tension et l’oblige à détimbrer les nuances. De ce Mârouf à la fois rêveur et rusé, naïf et passionné, la Saamcheddine de Nathalie Manfrino n’est pas l’épouse idéale : si la composition reste juste, la soprano, dont le timbre paraît toujours ingrat, ne réussit décidément pas à stabiliser son émission. Ne parlons pas de la caricaturale Doris Lamprecht, quoiqu’elle fasse bien la mégère : elle ne chante pas, elle crie, incapable de souder des registres aussi stridents les uns que les autres. Heureusement, la distribution, même si l’on ne comprend pas tout le monde au même degré, se signale par son homogénéité, en particulier le Sultan impayable mais impeccable de Nicolas Courjal, l’Ali noble de Frédéric Goncalvès, le Pâtissier généreux de Luc Bertin-Huguault – cela dit, Franck Leguérinel et Christophe Mortagne composent mieux qu’ils ne les chantent le Vizir et le Fellah.
Mise en scène du maître des lieux, qui évite sagement l’écueil de l’actualisation ou de l’historicité, prend le parti de la naïveté amusée ou complice, du conte d’enfants pour un Orient de jolie pacotille d’où le kitsch est exclu, questionne notre imaginaire, sinon notre inconscient collectif. Le décor, dont les maisons ressemblent à des cubes, rappellent les jeux de construction. Plutôt que d’éluder l’exotisme et ses images d’Epinal, il les prend au second degré, avec, ici aussi, des clins d’oeil gourmands – au début du troisième acte, on est entre Le Bain turc d’Ingres et Le Bal des sirènes. Les costumes chamarrés fourmillent également d’allusions et de références, surtout les coiffures, en forme de théières, de pommes d’amour – évidemment, balance de la justice pour le Kâdi, tête de renard pour le Vizir. C’est vif, coloré, bien rythmé et bien croqué, sans outrance surtout.
Mârouf revient chez lui : il y est fort bien reçu.
Didier van Moere
|