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Une Traviata de chef et de metteur en scène Amsterdam Het muziektheater (Grote Zaal) 05/06/2013 - et 8, 10, 14, 17, 20*, 23, 26, 29, 31 mai 2013 Giuseppe Verdi : La traviata
Joyce El-Khoury*/Marina Poplavskaya (Violetta Valéry), Karin Strobos (Flora Bervoix), Diane Pilcher (Annina), Ismael Jordi (Alfredo Germont), Dimitris Tiliakos (Giorgio Germont), Iain Paton (Gaston de Létorières), Roger Smeets (Barone Douphol), Jérémie Brocard (Marchese d’Obigny), Luigi Roni (Dottore Grenvil), Richard Prada (Giuseppe), Leo Geers (Commisionario), Sander Heutinck (Domestico di Flora), Peter Arink (Un cavaliere)
Koor van de Nederlandse Opera, Nicholas Jenkins (chef de chœur), Radio Kamer Filharmonie, Giuliano Carella (direction)
Willy Decker (mise en scène), Wolfgang Gussmann (scénographie & costumes), Susana Mendoza (costumes), Hans Toelstede (lumières), Athol Farmer (chorégraphies), Klaus Bertisch (dramaturgie)
J. El-Khoury (© Hans van den Bogaard)
Quel bonheur de voir enfin, au Nederlandse Opera, la magnifique mise en scène de La Traviata que Willy Decker avait conçue en 2005 pour le festival de Salzbourg, avec le couple star Villazón/Netrebko. En ce lundi de Pentecôte froid et pluvieux, les spectateurs amstellodamois ont afflué et rempli la salle du Muziktheater, où la production du metteur en scène allemand avait déjà été présentée il y a quatre saisons.
Decker reprend dans cette Traviata la formule du décor unique avec un vaste mur incurvé en fond de scène, une arène qui servait déjà de principe scénographique à sa Lulu en 1998 à Bastille. Comme pour l’ouvrage de Berg, il fait défiler dans sa partie supérieure le chœur, foule anonyme et masquée, qui vient juger ou se moquer des protagonistes en contrebas. Pour le reste, le plateau est nu, hormis quelques rares éléments: des canapés et un immense cadran d’horloge de gare, symbole du temps compté pour Violetta, dont les aiguilles s’affolent parfois pour traduire l’inéluctabilité de sa fin toute proche. Un personnage âgé et inquiétant, présent sur scène bien avant l’Ouverture, ponctue également l’action dans ce sens, en bridant chaque fois qu’il le peut la joie et les sursauts d’espoir de Violetta (on comprend au III qu’il s’agit du docteur Grenvil). Le même cadran sert au troisième acte de table de jeu, tandis que ses aiguilles sont utilisées un peu plus tard comme banderilles pour transpercer Alfredo, pendant la scène des toréadors. Autre image forte: au II, une immense tenture à motifs de fleurs aux couleurs vives tombe des cintres, mais vire bientôt au gris, à mesure que l’héroïne abandonne la partie face aux exigences de Giorgio Germont; enfin, vision particulièrement cruelle pendant la scène du jeu: Alfredo plaque Violetta sur la table-cadran, et lui fourre des dizaines de billets de banque entre les seins, dans la bouche et enfin dans l’entrejambe...
Déjà entendue il y a deux mois à Saint-Etienne dans le rôle, c’est Joyce El-Khoury qui incarne Violetta. Initialement prévue pour seulement deux représentations, elle les assurera finalement toutes (hors la première), suite au forfait de sa consœur Marina Poplavskaya, souffrante. Comme nous l’avions écrit en mars dernier, la soprano canadienne campe une Violetta physiquement proche de l’idéal; mais visiblement nerveuse en cette matinée du 20, elle met en revanche quelque temps à s’échauffer vocalement, et il lui faut attendre la fête chez Flora pour se libérer. C’est dans le finale du deuxième acte qu’elle trouve son meilleur moment (elle y déploie une belle ligne de chant) ainsi qu’à la fin du III, en offrant une mort particulièrement émouvante, et un «Addio del passato» tout de souffrance et d’intériorité. Un bémol cependant, sa prononciation de la langue de Dante est vraiment perfectible.
Le jeune Ismael Jordi, découvert en 2006 au Châtelet dans Le Chanteur de Mexico, incarne un Alfredo plus convaincant vocalement que scéniquement. Le jeu s’avère en effet un peu gauche – on est loin ici de l’urgence et de l’ardeur de Villazón à Salzbourg –, mais le ténor espagnol possède un timbre d’une réelle séduction, un excellent phrasé, une parfaite musicalité, et si le volume de la voix n’est pas très grand, on admire la projection, d’une telle netteté qu’elle n’est jamais couverte par l’orchestre. Dimitris Tiliakos a pour lui la vocalité, la juste adéquation stylistique et le sens du legato qui lui permettent de donner à Germont père toute sa force et son impact dramatique dans le fameux «Di Provenza il mar», et jusque dans la périlleuse cabalette «No, non udrai rimproveri». Tous les comprimari, si importants dans les ensembles, s’acquittent fort bien de leur tâche, avec une mention spéciale pour le vétéran Luigi Roni en docteur Grenvil et la Flora appliquée de Karin Strobos.
Grand spécialiste du répertoire verdien, Giuliano Carella (directeur musical, comme on le sait, de l’Opéra de Toulon) apporte au chef d’œuvre du Maître de Busetto la subtilité et le raffinement qu’il requiert. De l’évocation funeste du Prélude à l’extase finale, soucieux d’un équilibre constant, sa direction précise et attentive soutient des chanteurs qui semblent s’élever au-dessus de leurs moyens naturels. A la tête d’une Philharmonie de chambre de la Radio particulièrement bien disposée (et sonnante), le chef italien réussit à traduire toutes les palpitations de Violetta, sans déplacer l’indispensable pulsion rythmique. La mélodie coule, limpide, sous sa battue, et Carella n’oublie jamais que les silences et les respirations sont aussi musique!
Malgré un plateau convaincant, La Traviata, pour cette fois, est devenue un opéra de chef et de metteur en scène.
Emmanuel Andrieu
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