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La génération maudite de la belle Poppée

Madrid
Teatro Real
06/16/2012 -  & 12, 14, 18, 19, 21, 22, 24, 26, 28, 30 juin 2012
Philippe Boesmans: Poppea e Nerone, d’après Claudio Monteverdi
Nadja Michael (Poppea), Charles Castronovo (Nerone), Maria Riccard Wesseling (Ottavia), William Towers (Ottone), Willard White (Seneca), Ekaterina Siurina (Drusilla), Hanna Esther Minutillo (Valetto), Elena Tsallagova (Fortuna), Liubov Petrova (Virtute), Serge Kakudji (Amore)
Klangforum Wien, Sylvain Cambreling (direction musicale)
Krzysztof Warlikowski (mise en scène), Malgorzata Szczesniak (décors et costumes), Felice Ross (lumières), Claude Bardouil (chorégraphe), Denis Guéguin (vidéo), Christian Longchamp (dramaturgie)


(© Javier del Real/Teatro Real)


Un secret de polichinelle : L’incoronazione di Poppea de Monteverdi n’est pas l’œuvre d’un seul compositeur mais de plusieurs. Claudio Cavina, dans son bel enregistrement de 2009 pour Glossa avec La Venexiana (d’après le manuscrit de Naples) donne d’autres noms à part celui de Monteverdi: Cavalli, Ferrari, Sacrati ainsi que quelques anonymes. En même temps, l’intérêt vers cet opéra est croissant aujourd’hui. Trois nouveaux DVD sont sortis ces dernières semaines, trois visions très différentes: par l’Opéra de Norvège, Les Arts Florissants (Teatro Real, Madrid) et l’Orchestre Baroque du Gran Teatre del Liceu de Barcelone, 2009-2010.


Ce n’est pas la première fois que le compositeur belge Philippe Boesmans compose une version de Poppea. La première remonte à 1989 (Bruxelles), avec un orchestre moderne. Aujourd’hui, il revisite ce titre passionnant à la demande de Gerard Mortier, avec un ensemble spécialisé en musique de notre temps. Le metteur en scène, Warlikowski, et le dramaturge, Longchamp, sont aussi responsables d’un résultat assez attirant, plein de suggestions, complexe. On peut commencer par la fin.


Information souvent, ironie parfois, voire même humour: à la fin d’un film on nous renseigne sur les personnages après que l’on vient de voir. Ainsi, Poppée et Néron chantent leur dernier duo (« Pur ti miro, pur ti godo ») et, en forme d’épilogue sur leur chant, on lit le terrible avenir de Poppea, Nerone, Ottone, Ottavia, Drusilla, implicite dans la mort imposée à Sénèque... Pas d’humour, pas d’ironie : la destinée est accomplie.


D’ailleurs, Warlikowski renonce à l’éclat (trompeur, mais « éclat » malgré tout) du duo des amants ravis et cyniques en faisant des échanges érotiques une espèce de noces à la Visconti (la fin de La caduta deglie dei) : très frappante l’image, de l’inversion de rôles sexuels, Nerone est la mariée et Poppea l’époux. Il est légitime de penser que ce duo était pour son époque la fin paroxysmique d’une histoire connue par le public (vénitien ou napolitain) : tout le monde savait que Poppea mourra sous les coups de Nerone quand elle sera enceinte (cf. Tacite et Suétone). Et Boesmans, avec Warlikowski et Longchamp, nous invitent à une perspective postérieure. Mais, plus intéressant encore, ils nous montrent une perspective antérieure, en forme de prologue parlé avant l’entrée de Fortuna, Virtute et Amore: la cours magistral de Sénèque (l’acteur Willard White est formidable dans ce rôle), six ans avant l’action, aux jeunes étudiants qui deviendront plus tard les protagonistes du drame buffo-tragique. Un clin d’œil, l’histoire d’une génération perdue, d’un groupe qui se dirige vers une mort tragique. Entre L’Education sentimentale et le C’erevamo tanto amati d’Ettore Scola, pendant l’entre-deux guerres et avec de personnages qui occupent le pouvoir. L’action se déroulera sur une seule journée, pendant la tyrannie de l’un de ces jeunes étudiants, Nerone. Les étudiants son entrés en politique, mêlée celle-ci d’une grande dose d’érotisme (l’Amour augure de sa victoire sur la Fortune et la Vertu). Certainement, la mise en scène de Warlikowski occulte le coté bouffe de l’original. Un goût amer perdure pendant tout le spectacle, un pessimisme explicite, différent du pessimisme de la pièce de Busenello et Monteverdi (et d’autres possibles compositeurs, bien sûr), mais un pessimisme plein de rires. De sorte que Sénèque le moraliste, Sénèque le tragique, Sénèque le rhétoricien prennent ici une importance accrue. Sans pour autant oublier les critiques dont il est objet de la part de ce personnage ambigu et bouffe appelé « Il valetto » (formidable, Hanna Esther Minutillo, qui retient l’option mezzo de ce rôle).

Boesmans, qui respecte la presque totalité des deux manuscrits, propose un ensemble d’une trentaine de musiciens qui jouent très souvent en groupes de chambre, associés à un personnage ou aux ritornelli: claviers, y compris le clavecin, plusieurs percussions, luth et cuivres, cordes et synthétiseur imitatif (associé, par exemple, au cor, formant une espèce de leitmotiv pour Sénèque). Il s’agit d’un ensemble spécialisé en musique contemporaine que l’on pourra voir et entendre le jeudi 20 dans un Pierrot Lunaire, avec Christine Schäfer, également sous la baguette aussi de Sylvain Cambreling.

Du point de vue de la voix, Nadja Michael est une Poppea très adéquate, avec son équilibre entre pur chant et suggestion de récitatif (si l’on peut dire), une voix qui n’a pas besoin d’être trop belle, mais une voix pénétrante, efficace. Du point de vue théâtral, elle est idéale pour une conception du rôle comme celui qu’on développe ici : plutôt panthère à l’affût que cheval en liberté, Nadja arbore une élégance de mouvements entre la danse et l’athlétisme. Quelle actrice-chanteuse, quel équilibre !


Nerone n’est plus une voix féminine, Boesmans choisit une autre option, celle de ténor. L’Américain Charles Castronovo réalise une très captivante construction du personnage, et avec Warlikowski (qui soigne la gestuelle de chaque personnage) il dessine les deux passions qui le hantent tout au long de cette intense journée: Poppea, convoitée, aimée, et son maître/témoin devenu miroir insupportable, Sénèque. Castronovo possède un medium brillant qui fait parfois penser à un baryton.


Willard White est maintenant un habitué du Teatro Real où il est toujours bienvenu. Il campe un Sénèque impeccable avec une voix grave d’une grande dignité, rôle à sa mesure, mais aussi dans le sens où il est préparé et adapté dramatiquement par Warlikowski et White, et lyriquement par la voix belle et profonde de ce chanteur jamaïcain.


Les voix de Maria Riccarda Wesseling et Ekaterina Siurina complètent, avec William Towers, le groupe des personnages présents dans le cours de Sénèque six ans avant l’action. Un bon trio, d’un niveau parfois exceptionnel, même si Towers (belle ligne, bon goût, mais voix faible) serait meilleure dans un enregistrement que dans un grand théâtre. José Manuel Zapata est une bonne Arnalta, rôle travesti que Warlikowski préfère « transexualiser » : homme au début, femme dans son fameux air (femme ou peut-être drag queen). À part Minutillo, déjà évoquée, il faut signaler un autre trio, celui du début, baroquement allégorique (Fortune, Vertu, Amour) : Petrova, Tsallagova, Kakudji. Le Congolais Serge Kakudji nous est montré tantôt comme le bon sauvage, tantôt comme Michael Jackson. D’ailleurs, on ne peut pas donner le détail des jeux de miroirs des personnages, des types, des images dont les références sont très souvent celle de l’imaginaire « pop » ou des références politiques et historiques. D’ailleurs, il faudrait revoir cette mise en scène plusieurs fois pour en dégager toute la richesse que Warlikowski y a mise. Tout part d’un décor évoquant la période d’entre deux guerres et de costumes qui n’ont rien de ces imitations historiques aujourd’hui périmées.


Enfin, dans cette mise en scène, les prises vidéo (Sénèque en classe, face aux élèves, dos au public, le chant des protagonistes, etc.) et les documentaires (l’incontournable souvenir du nazisme et les images de Riefenstahl, entre autres) ont une importance considérable, qui ne nuit pas à l’action.


Peut-être aurait-on préféré une œuvre du seul Boesmans: Reigen, ou Julie, peut-être Yvonne, plutôt que Wintermärchen. De plus, Poppea a été donné au Teatro Real il y a deux ans dans la superbe reconstruction d’époque de Pizzi et la direction musicale de William Christie à la tête des Arts Florissants (il existe un DVD). Boesmans propose un autre équilibre: on n’est plus à l’époque des interprétations baroques par des orchestres symphoniques. Boesmans ne fait pas comme Carl Orff, ni Henze, dans le temps, mais il profite de données existantes (la ligne vocale et le basso continuo) pour parvenir à un équilibre, même s’il a un goût excessif pour les défauts de tension, les tempi sans consistance intérieure (Cambreling ne le règle pas trop, d’ailleurs). Le résultat est un peu pesant parfois, mais néanmoins superbe et d’un intérêt supérieur en tant qu’apologie morale, intellectuelle, et lyrico-dramatique. Le coté « éducation sentimentale » est une réussite et il enrichit cette espèce de « folle journée », tellement sinistre pendant le règne de Néron. Malgré quelques écueils musicaux Cambreling soutient le long développement de cette expérience réussie.



En France, on pourra voir cette production à l'Opéra de Montpellier en 2013.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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