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La chouette ne s’est pas envolée

Paris
Cité de la musique
03/21/2012 -  
Franz Liszt : Sonate en si mineur – Die Trauergondel n° 2
Richard Wagner : Tristan und Isolde: «Isoldes Liebestod» (transcription Liszt)
Leos Janácek : Sonáta pro klavír, «I. X. 1905» – Po zarostlém chodnícku: «Tak neskonale úzko», «V pláèi» et «Sýcek neodletel!» – V mlhách

Mikhaïl Rudy (piano)




Une semaine après le récital sculptural de Stephen Hough, le piano de Liszt est à nouveau mis en perspective de celui de Janácek – sous les doigts de Mikhaïl Rudy (né en 1953). Le Français d’origine russe (né à Tachkent) livre malheureusement une prestation bien décevante dans un Liszt plombé par la mollesse de l’articulation et par des tempos tellement empressés que l’exécution en paraît presque bâclée. Dans La lugubre gondole (1883), les valeurs irrégulières des notes heurtent la concentration du discours. Si la franchise de l’accord initial de la Mort d’Isolde (1867) laisse espérer un toucher plus précis, le lyrisme de la déclamation pianistique est malheureusement vite contrarié, dans la Sonate en si mineur (1853), en raison d’un manque d’assurance technique qui génère par moments une désagréable sensation de bouillie sonore. Contrairement à l’impression très positive laissée en 2008 au Théâtre des Champs-Elysées, Mikhaïl Rudy multiplie les erreurs – pourquoi aborder le fugato dans un tempo aussi rapide si le piano échoue à offrir un minimum de lisibilité digitale? – jusqu’à un vilain trou de mémoire – certes rattrapé en vrai professionnel et à la suite duquel l’interprète domine davantage son propos, mais qui ne sauve pas cette réalisation vraiment trop brouillonne. Quel gâchis quand on sait le cantabile que peut cultiver le toucher lyrique et poétique du pianiste!


La seconde partie du récital a d’évidence été mieux préparée par Mikhaïl Rudy. Son jeu fait de fulgurances et de brumes s’accorde bien au langage pictural de Janácek, dont il interprète – éclairé d’un mince filet de lumière sous l’écran projetant le film des frères Quay (commandé pour l’occasion par la Cité de la Musique) – des passages de la musique pour piano. Cet univers stylistique et sentimental convenant parfaitement à la littérature de Kafka, on n’est pas surpris que la Sonate «1er octobre 1905» (1905), les trois derniers morceaux du cycle Sur un sentier recouvert (1908), de larges passages de Dans les brumes (1912) s’accordent aussi justement à la mise en images de La Métamorphose (1912) de Kafka par les jumeaux Stephen et Timothy Quay (nés en 1947) – grands spécialistes du court métrage d’animation. Ainsi que l’écrit Mikhaïl Rudy dans les notes du concert, «les images poétiques des Quay – les rayons de soleil, les miroirs grossissants, le battement des ailes des insectes [...] – ouvrent la porte d’un monde onirique. Ni illustration visuelle, ni accompagnement musical, les sons se métamorphosent en tableaux et les images poignantes font raisonner les notes longtemps».


On reconnaît à ce spectacle une indéniable harmonie (pour les frères Quay, «les images doivent pouvoir flotter indépendamment de la musique pour permettre de mieux «voir» la musique et de mieux «entendre» les images») et une parfaite adéquation entre l’exécution instrumentale et la représentation visuelle. Le film parvient à véhiculer avec pudeur et poésie certains sentiments forts – à commencer par une immédiate empathie à l’égard du chétif Gregor Samsa, implorant et apeuré, transformé en insecte mais dont les yeux débordent d’humanité. Il reste néanmoins focalisé sur certains gestes (la porte qu’on ouvre, le trou de la serrure au travers duquel on épie, l’assiette de nourriture que l’on pousse) ou certains symboles récurrents (les aiguilles de l’horloge, le vent dans les feuilles), dont on comprend aisément la signification mais dont la répétition lasse quelque peu – à force de n’être qu’illustration du récit, et non dépassement ou approfondissement de son sens.


La musique de Janácek paraît, du coup, apporter beaucoup plus à l’explicitation des arrière-plans scénographiques et psychologiques de la nouvelle de Kafka. Mikhaïl Rudy trouve d’ailleurs les mots justes pour le dire: «l’anxiété métaphysique de Kafka rencontre l’«Anxiété indicible» de Janácek [...]. «La Chouette» de Janácek ne s’envole probablement pas car elle est bombardée par les pommes lancées par le père de Gregor Samsa. Le désir érotique [...] omniprésent dans la musique de Janácek rejoint celui de Kafka [...] et le cri passionnément désespéré de Gregor "Ne suis-je pas humain!" retentit comme les pages finales du cycle Dans le brouillard». Aussi, face au succès rencontré par cette création longuement applaudie, on ne peut que répéter la question de Kafka: «N’était-il qu’une bête, si la musique l’émouvait pareillement?»



Gilles d’Heyres

 

 

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