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Une captivante étrangeté Lyon Opéra national de Lyon 03/13/1998 - et 15, 19, 21 et 24 mars 1998 Peter Eötvös : Trois Soeurs Albert Schagidullin (Andreï), Gary Boyce (Natacha), Alain Aubin (Olga), Vyatcheslav Kagan-Paley, Oleg Riabets, Nikita Storojev (Kouliguine), Wojtek Drabowicz (Verchinine), Dietrich Henschel (Touzenbach), Denis Sedov (Soliony), Peter Hall (Tcheboutykine), Marc Duguay (Fedotik), Ivan Matiakh (Rode), Jan Alofs (Anfissa)
Ushio Amagatsu (mise en scène)
Orchestre de l'Opéra de Lyon, Kent Nagano et Peter Eötvös (direction) Au-delà du répertoire, au-delà des nouvelles productions scéniques, la création constitue le véritable défi d'une maison d'opéra, une entreprise qui mobilise toutes ses ressources, un enjeu à la mesure de sa notoriété, un pari d'où tout calcul est exclu, une prise de risque sans aucun filet. A en juger par la réussite et la qualité de cette "création mondiale", on peut en conclure que l'Opéra national de Lyon a atteint un très haut niveau et surtout une grande confiance en lui-même et en ses moyens. Le choix du compositeur, de la distribution et du metteur en scène révèle une intelligence et un "flair" finalement peu répandus…
Le compositeur, le véritable "maître d'oeuvre", remporte magistralement ce pari, cette aventure un peu folle de frapper à la porte du grand répertoire lyrique. L'écriture de Peter Eötvös ne se réfugie pas dans un jargon ou une complexité artificielle pour surprendre ou déstabiliser l'auditeur, c'est au niveau de son expression concrète que l'écoute est sollicitée, captivée, séduite, tendue. Dans la spatialisation d'abord puisqu'un orchestre invisible placé derrière la scène (dirigé par le compositeur) se rajoute à celui de la fosse (dirigé par Kent Nagano), ainsi le son direct du premier enrichit celui, réfléchi, du second, par exemple le son des cordes (regroupées sur scène) semble venir tout droit des personnages ; l'espace de l'écoute devient étrange et sensuel. Dans l'instrumentation ensuite avec un ton un peu acide (mais moins que Chinese Opera), un raffinement inouï (à noter l'emploi subtil d'un accordéon !), une invention constamment renouvelée mais toujours avec un orchestre économe qui oblige l'oreille à une attention constante. Dans la voix, enfin et surtout, par l'emploi de haute-contres pour les rôles féminins, une idée géniale où ces voix contraintes et inhabituelles expriment parfaitement (en russe) le mal de vivre des trois soeurs. Le livret aussi mobilise notre attention d'une façon originale en répétant trois fois l'histoire (on découvre successivement les points de vue des trois soeurs contrairement à la pièce qui se déroule chronologiquement) mais en évitant tout effet de redondance. Le temps lui-même semble s'ennuyer d'avoir à avancer…
Ainsi Peter Eötvös manie habilement l'étrangeté (spatialisation "douce", indétermination des voix, un temps qui se répète) pour, après 60e Parallèle de Philippe Manoury (une autre réussite dans une approche tout à fait différente), nous plonger au coeur du sentiment de l'ennui, du mal être, de la faillite de tout désir. Une réussite complète qui le confirme comme l'un des grands compositeurs de sa génération.
Une réussite rendue possible également par le très bon niveau des interprètes, tous les chanteurs sont à féliciter ainsi que l'orchestre et les deux chefs, et la mise en scène sensible, retenue et intelligente de Ushio Amagatsu. L'accueil enthousiaste du public laisse espérer une longue carrière à cet opéra, ce serait parfaitement mérité.
Philippe Herlin
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