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Le Grand Macabre revisité

Paris
Théâtre du Châtelet
02/05/1998 -  et 7*, 9, 11 et 13 février 1998
György Ligeti : Le Grand Macabre
Sybille Ehlert (Gepopo/Venus), Laura Claycomb (Amanda), Charlotte Hellekant (Amando), Jard Van Nes (Mescalina), Derek Lee Ragin (Prince Go-Go), Graham Clark (Piet), Willard White (Nekrotzar), Frode Olsen (Astradamors), Steven Cole (Ministre blanc), Richard Suart (Ministre noir)
Philharmonia Orchestra, London Sinfonietta Voices, Esa-Pekka Salonen (direction)
Peter Sellars (mise en scène)

La reprise au Théâtre du Châtelet du Grand Macabre, l'unique opéra de Ligeti, est un événement de taille, dans la mesure où Ligeti a complètement réorchestré et modifié la première version de son oeuvre créée en 1978. Cette production a déjà été présentée cet été pendant le Festival de Salzbourg (avec une mise en scène légèrement différente), et n'a pas manqué de faire parler d'elle. On savait ainsi, avant même de voir le spectacle, que le lieu du débat devait se trouver au niveau de la mise en scène. Ligeti s'était insurgé contre cette production, comme en témoigne son interview reproduite dans le dernier numéro de L'Avant-scène, dans laquelle il reproche à Peter Sellars d'avoir complètement changé l'essence de la pièce : " Je dois me défendre contre ça, déclare-t-il, parce que ce n'est pas une mise en scène, c'est une transformation du contenu de la pièce, pour moi c'était un scandale; [Peter Sellars] a falsifié, transformé la pièce en une autre pièce en laissant la musique et le texte. Toute ma pièce est ambiguë, et il a pris cette pièce ambiguë pour la mettre dans une histoire qui n'a rien d'ambigu, une histoire de propagande comme un manifeste moral". Sellars donne du Grand Macabre une vision très froide et très unifiée, dans une ambiance de secte et de catastrophe intersidérale. Il est vrai que la fin du monde a déjà été annoncée par de nombreuses sectes, et qu'elles sont dirigées de manière dictatoriales. L'opéra de Ligeti trouverait ainsi des échos contemporains, et prouverait ainsi qu'il est " vivant ".


En fait, le vrai problème ne vient pas de la transposition dans le monde contemporain. Bien que le respect du monde imaginaire original aurait très bien pu fonctionner, on voit mal pourquoi le metteur en scène aurait été obligé de le faire. D'une part, il ne reste pas grand-chose de l'esprit burlesque, profondément ubuesque, de l'opéra, qui, selon Ligeti, est une "farce noire" inspirée de l'univers pataphysique de Jarry. Pour Sellars, tout cela est devenu très sérieux. Plus grave, et c'est sans doute la seule grande critique : Sellars a complètement manqué (ou plutôt occulté) l'idée principale du livret, à savoir le rejet et la dérision de toute transcendance, de toute crainte de la mort (le morale du livret pouvant être résumée par la célèbre formule de Lucrèce " La mort n'est rien pour nous "). Ligeti voulait une affirmation immanente de la vie, Sellars y a vu une farce millénariste avec fin du monde, et atterrissage au purgatoire. Selon lui, Ligeti serait très pudique et ne voudrait pas exposer sa part de transcendance ! Transformer l'éthique de la vie de l'opéra en un nouvel avatar du christianisme est tout simplement honteux. En ce sens, Sellars a bien transformé l'opéra, et de manière scandaleuse.


Toutefois, dans l'ensemble, il faut bien avouer que la mise en scène de Peter Sellars fonctionne bien. Elle ne fait pas, comme pour d'autres productions, regretter une version de concert. Tout d'abord, les chanteurs ont réellement été dirigés et ont beaucoup de sens dramatique - ce qui est malheureusement loin d'être toujours le cas à l'opéra. Les trois premiers tableaux étaient parfaitement réussis d'un point de vue dramatique. On pourrait déplorer l'amas de cadavres du premier tableau (les membres du choeur sont en costume jaune, couchés à terre, sortant de leurs sacs à viande pour leurs intervention), mais ils symbolisent la mort et semblent vraiment n'appartenir qu'au délire de Nekrotzar, le Prince de la mort. Le second tableau est tout simplement un chef d'oeuvre dramatique, très drôle, efficace, et avec des vraies idées théâtrales (notamment l'utilisation du "hors-champ" lors des sévices que Mescalina fait subir à Astradamors, la scène étant dissimulée à l'intérieur d'une tente de camping). Scéniquement, le troisième tableau, de prime abord déroutant, était lui aussi très intéressant. Une bande de sécurité séparait les représentants du pouvoir (le Prince Go-Go et ses deux ministres, des individus) du peuple (le choeur, toujours en jaune, masse uniforme), spatialisant ainsi la différence de statut, et aussi la différence de préoccupations entre les protagonistes (le peuple a peur, quand les gouvernants, complètement narcissiques, s'intéressent à leurs repas et à des querelles sans intérêt, complètement indifférents à la menace annoncée, aussi qu'au peuple). On pouvait penser à Docteur Folamour de Kubrick. La scène où les ministres battent le prince, qui se retrouve soudain rejeté au milieu de son peuple (ou rabaissé au même rang) était alors très évocatrice, par la seule situation spatiale des protagonistes.


C'est à partir de la fin du troisième tableau (qui pourrait en fait tout aussi bien être un quatrième tableau) que l'on commence à douter. Nekrotzar entre en scène en dirigeant de secte illuminé, sa puissance étant symbolisée par un immense cheval mutant à dix pattes, mi-cheval mi-ampoule électrique. Tout le monde sur scène a le même costume bleu (le choeur et les chanteurs), la vie semble interrompue, il n'y a plus que des adeptes apparemment fidèles d'une même secte, et un gourou (Nekrotzar) ivre de pouvoir. Pourquoi pas. Le choeur réagit avec douleur et angoisse au projet d'anéantissement de Nekrotzar. Mais, parce qu'il n'y a aucune transition, la soûlerie proposée par Piet et Astradamors à Nekrotzar n'est alors plus crédible. On ne comprend ni comment Nekrotzar descend de son nuage pour redescendre chez les vivants, ni pourquoi Piet et Astradamors se remettent soudain à repenser à leurs occupations terrestres (la boisson) après avoir été (semble-t-il) de fidèles adeptes de la secte. Tout cela est un peu brusque et parachuté. Le dernier tableau (personne n'est mort) est lui aussi quelque peu transformé et bizarre : dans le livret, le Prince Go-Go est censé reprendre rapidement la situation en main ; pas pour Sellars, qui laisse le Prince au sol la plupart de la scène (une nouvelle génération est censée arriver, qui refuse de reconnaître le Prince), ce qui rend la scène où les ministres et Mescaline se chamaillent en s'accusant des pires forfaits devant le roi très bizarre : le roi est absent (mais doit quand même finalement revenir pour chanter sa partie), et les ministres s'adressent apparemment aux soldats (la nouvelle génération) ou, peut-être, à personne. Le synopsis de Sellars parle "d'effroyable zone de purgatoire dans lequel les personnages devront rendre compte de leurs actes", ce qui explique sans doute qu'ils aient tous les yeux bandés. Là, Sellars est allé trop loin, et la substitution de son interprétation à la situation du livret rendait le texte tout à fait incongru, inadapté. On pouvait alors douter de la force du livret, quand il fallait plutôt douter de son interprétation. Au final, malgré les réserves déjà évoquées, la mise en scène était quand même intelligente, et servait indubitablement l'oeuvre.


Qu'en est-il de la musique de Ligeti ? Sans compter parmi ses grands chefs-d'oeuvre, c'est assurément une très belle musique. On y retrouve les procédés chers à Ligeti, le collage musical en plus (mais il ne s'agit en fait jamais de citations littérales). C'est une musique souvent classique et consonante. Les voix sont souvent seules, où accompagnées par de petites formations. Les parties vocales sont d'une extraordinaire difficultés, d'une part parce que les chanteurs doivent souvent changer subitement de registre (passer du grave à une voix de falsetto) et de mode d'expression (du chant lyrique au cri par exemple). Rares sont les phrases qui sont chantées dans un même registre jusqu'au bout, sans que leur ligne ne se brise. L'orchestration est assez transparente, beaucoup moins complexe et touffue que ce que Ligeti a pu faire par ailleurs. L'effectif musical est souvent réduit, même si l'usage des percussions dans le troisième tableau ou certains passages purement instrumentaux sont très étoffés, et certaines polyphonies rythmiques très complexes.


Les interprètes, très sollicités, furent tous à la hauteur de leur rude tâche. Sibylle Ehlert était éblouissante aussi bien dans les vocalises suraiguës du chef de la Gepopo qu'en Venus. La voix un rien nasillarde de Graham Clarke (Piet) était parfaite pour un personnage ayant toujours un verre dans le nez. Jard Van Nes, Willard White et Frode Olsen impressionnaient autant par leur présence physique et leur jeu que par leur chant. Derek Lee Ragin était lui aussi remarquable, comme tous les autres chanteurs. Et cela n'a rien de consensuel de le dire. L'orchestre Philharmonia avait de très belles couleurs, et ses solistes étaient excellents. Les effets de spatialisation de la musique dans la salle du Châtelet (notamment durant le troisième tableau où une trompette et une caisse claire jouaient de la corbeille) étaient très réussis. Reste enfin Esa-Pekka Salonen, extrêmement actif, donnant toutes les entrées aux chanteurs et aux musiciens, et dirigeant avec aisance et énergie cette nouvelle partition, qui semblait d'une grande difficulté. Ce n'est pas pour rien qu'il fut longuement applaudi à la fin de la représentation. On attend avec impatience l'enregistrement qu'il va réaliser ces jours-ci avec les mêmes interprètes. On pourra ainsi réécouter calmement et mieux connaître la dernière version de cette oeuvre fascinante.



Stéphan Vincent-Lancrin

 

 

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