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La suite d’une renaissance pour Cavalli

Paris
Opéra Comique
12/13/1997 -  et 14 et 15* décembre 1997
Francesco Cavalli : La Didone
Claire Brua (Didon), Stuart Patterson (Enée), Evgueniy Alexiev (Iarbas), Olga Pitarch (Iris, Fortune, Amour et une suivante carthaginoise), Béatrice di Carlo (Créüse et une suivante carthaginoise), Delphine Duport-Butique (Ascanio et Amour), Jean-Louis Georgel (Anchise, un vieillard et un chasseur), Valérie Gabail (Cassandre), Pierre Evreux (Pirrhus, Mercure, un messager et un chasseur), Mark McFayden (Corèbe, Eole et un chasseur), Sandrine Rondot (Vénus), Renaud Delaigue (Simon, Neptune, Jupiter), Karine Deshayes (Anne), Nathalie Cloutier (Junon et une suivante carthaginoise), Nicolas Obermann, Ludovic Gauthier, François Prodromidès (comédiens).
Pascal Paul-Harang (mise en scène), François Prodromidès (assistant du metteur en scène), Gilles Taschet (scénographie), Sylvie Skinazi (Costumes), Laurent Castaingt avec la collaboration de Christian Redondo (Lumières), Rita de Letteriis (Conseillère linguistique).
Orchestre de l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay, Christophe Rousset (direction, clavecin et orgue)

A l’âge de quinze ans, Pier Francesco Caletti (qui prendra le nom de son protecteur en 1639) entre dans le choeur de San Marco dirigé par Monteverdi. Toute sa carrière se déroule en effet dans la chapelle musicale des doges. En 1637, l’ouverture du théâtre public San Cassiano marque le début d’une nouvelle histoire. Or selon Sylvie Mamy, " Francesco Cavalli doit être considéré comme le fondateur du dramma per musica vénitien ".

A l’époque, la réception de Cavalli est importante : c’est l’un des compositeurs les plus en vue. Sa gloire lui permet de faire la fine bouche face à Mazarin qui finalement le fera venir à Paris. Il suivra en cela l’axe des nombreuses relations artistiques franco-italiennes ! Dans la capitale il produit Xersès (1654) en 1660 -avec adjonctions de ballets de Lully- et l’Ercole Amante (1662). Cavalli constitue avec Cesti, la transition entre Montéverdi et l’opéra dit ‘napolitain’ (A. Scarlatti) qui prendra un essor fulgurant jusqu'à la fin du XVIIIe siècle (Porpora, Jommelli, &c.).

Composé en 1641, La Didone est un opéra (actuellement conservé à la Biblioteca Marciana de Venise) de la première période. C’est la troisième oeuvre du compositeur après Le nozze di Teti e di Peleo (1639), et Gli amori d’Apollo e di Dafne (1640) déjà construit sur un texte de Busenello. L’influence de Monteverdi est décelable dans l’écriture et l’esthétique. Le chant est traité comme réceptacle de la théâtralité. La voix se définit comme enivrement : le pouvoir de la langue, de la rhétorique, de cette voix ‘neuve’ du début de XVIIe siècle se découvre. Avec les cantar parsaggiato, cantar sodo, cantar d’affetto ; les contrastes de dynamiques, de couleurs, de vibrato envahissent l’organe vocal. La déclamation, l’oratio est le medium des affects : le théâtre des voix devient physiognomonique et donne lieu à une imagerie verbale. La musique, pour se donner une figure, un lieu (au sens topique), puise à même l’énergie de la langue. Si dans la polyphonie le mot est cassé, ici c’est la voix glorieuse qui se torsade, se travesti, qui frémit comme un voile. En effet, véritable ekphrasis musicale, elle ‘colle’ au verbe. Les idôles-mots et idôles-images composent une extraordinaire flambée sauvage et sophistiquée où nature et raffinement jouent dans une métamorphose omniprésente : entre texte poétique (inscription littéraire), discours musical (image rhétorique) et texture de la voix (masque mouvant). Car il faut souligner la valeur du librettiste, le grand Busenello, poète occupant une place importante dans le tradition mariniste qui déploie l’esprit conceptiste. Il écrira l’année suivant cette Didone, l’Incoronazione di Poppea pour Monteverdi. Il n’est pas anodin que le créateur du scénario des passions soit un héritier de Paolo Sarpi et surtout de Cremonini, véritable maître de tous les libertins sceptiques européens dans un centre emblématique pour nombre de sciences : Padoue. Cremonini (Ferrare 1550-Padoue 1631) est surtout connu pour avoir fondé l’Académie des Recovrati, transmis Aristote, Galenus et surtout Pietro Pomponazzi source du scepticisme moderne.

Un passage particulièrement intéressant sur Busenello se retrouve dans un exact contemporain de Cavalli qui a fait le voyage inverse : de Paris à Rome. De plus, après avoir servi les cardinaux de Bagny et Antonio Barberini, Gabriel Naudé (1600-1653) finira sa vie auprès de Mazarin. Dans un recueil posthume de dialogues, les Naudeana et Patiniana ou Singularitez remarquables, prises des conversations de Mess. Naudé & Patin. A Paris, Chez Florentin & Pierre Delaulne, Rue S. Jâques à l’Empereur & au Lion d’or. MDCCI. (édition faite par Antoine Lancelot -la deuxième édition de 1703 étant édité par P. Bayle à Amsterdam, chez F. Van der Plaats, in-12 - qui a par ailleurs édité : L’Esprit de Guy Patin, Rouen et Paris, 1709 - avec Bordelon- ; Cymbalum Mundi, ou dialogues satyriques, Amsterdam, 1712.) on trouve page 45 :" Cremoninus a été le plus renommé Professeur qui ait été en Italie. Il étoit aussi bien logé & meublé à Padouë qu’un Cardinal à Rome. Son Palais étoit magnifique, il avoit à son service Maître d’Hôtel, valets de Chambre & autres Officiers, & de plus deux carosses & six beaux chevaux. " p. 115-117 : " J’ai été trois mois durant dans la conversation de Cremonin. J’ai toûjours soutenu son parti contre Caimus. J’ai oüi dire dans le Théatre Anatomique de Paris à M. Riolan, que quand Hippocrate & Galien auroient voulu faire ensemble le Traité de Cremonin de principatu membrorum ; il n’auraient pas mieux fait. Ce Cremonin étoit un grand Personnage, un esprit vif & capable de tout, un homme déniaisé & gueri du sot, qui sçavoit bien la vérité, mais qu’on n’ose pas dire en Italie. Tous les Professeurs de ce païs-là mais principalement ceux de Padoüe sont des gens déniaisez, d’autant qu’étant parvenu au faîte de la science, ils doivent être détrompez des erreurs vulgaires des siècles & bien connoître l’opinion d’Aristote, de l’esprit duquel ce Cremonin est un vrai Tiercelet & parfait abrégé. Ces Messieurs-là qui sont gens raffinez, & dont le nombre est grand en Italie, sçavent bien discerner dans les grands, le vrai d’avec le faux. Un homme de mes amis m’a depuis peu écrit de Genes ; c’est M. Aleide Muscino, que le Livre de ce Cremonin tant souhaité, a été imprimé en cachette à Venise ou à Padoüe, & on le vend bien cherement ; je pense qu’il est intitulé : Illustres Contemplationes de animâ. Cremonin cachoit finement son jeu en Italie : nihil habebat pietatis, & tamen pius haberi volebat. Une de ses maximes étoit : intus ut libet ; foris ut moris est. Il y en a bien en Italie qui ne croyent pas plus que Cremonin. Machiavel & lui étoient à deux de jeu, & Epicure, Lucrece, Cardan, Castellanus, Pomponace, Bembe, & tous ceux qui ont écrit de l’Immortalité de l’Ame. Pline a été un des chefs. Vanini en son Amphiteatre dit : que c’est la grande Secte que celle des Athées, qui est grossie de la plûpart des Princes, itriusque ordinis, & d’un grand nombre de sçavans anciens, comme Polybe, Ciceron, Cesar, Juvenal, Horace, Socrate, Homere, Euripide, Virgile, &c ".

C’est tout dire des antécédents et de l’arrière-plan qui habitent la fabrique de l’oeuvre. Dès lors toutes les ‘perspectives verbales’ (à la manière de Marino) se dessinent dans ce double voyage, cette double fuite : à travers mer Méditerranée et lac d’inconstance. La grande unité stylistique était soulignée par la mise en scène éclairée de Pascal Paul-Harang qui prend le parti de rester fidèle à l’exigence de compréhension, même si le déroulement narratif est discontinu. Les quatre familles en présence sont par exemple bien distinguées parmi les trois moments que constituent l’acte I  (plusieurs chemins narratifs liés à Mars -prise de Troie), l’acte II (amour et voyage, arrivée à Carthage) et l’acte III (Enée appelé par son destin, départ de Carthage) : Grecs, Troyens, Carthaginois, les Dieux.

Cette cohérence est soutenue par l’engagement de jeunes musiciens fédérés avec talent par Christophe Rousset. Car il s’agit d’étudiants de haut niveau spécifiquement recrutés (par le Festival d’Ambronay) pour cet opéra. Les musiciens faisaient montre d’une belle couleur d’ensemble. Le continuo était attentif, virtuose et inventif -Christophe Rousset participe des claviers au bouillonnement des cordes pincées. Une véritable implication dramatique se dégageait -parfaite Claire Brua en Didon- même si l’orchestre ne développe pas assez un ‘flux’ narratif : les enchaînements tardent parfois, dans un opéra qui n’est pas composé par numéros. Tous les mouvements lents et les lamentos en particulier sont rendus avec une rare intensité. Le timbre de Stuart Petterson peut manquer de charme, toutefois, du côté des voix féminines, la texture vocale était agréable, variée, et correspondait bien à une salle à la mesure de l’ouvrage présenté.

Avec ses nombreuses qualités, cette Didone est un stade correspondant à une recherche qui est loin d’être terminée, comme veulent le faire croire certains ensembles ‘baroques’ institutionnalisés, où l’approche qui prime est singulièrement identique à l’esprit ‘académique’ des orchestres symphoniques. Ici, c’est bien dans un mouvement de nouveauté que l’on est conduit : les musiques médiévales et renaissantes ne sont pas les seules à poser des difficultés. Si l’on se souvient des premiers disques Rameau d’Harnoncourt, l’ " esprit " de la langue musicale faisait cruellement défaut. Depuis, une interprétation est parvenue à une maîtrise satisfaisante. Un travail similaire a été engagé par René Jacobs pour l’opéra italien du début du XVIIe siècle. Ce même chef, aidé par ses qualités diverses de chanteur, continuiste et chef, a apporté de nombreuses réponses convaincantes par ses réussites indéniables. La loi de la diversité étant primordiale, c’est avec un grand plaisir que l’on peut écouter d’autres musiciens s’aventurer dans ces chemins. En effet, le problème est bien de retrouver l’énergie propre à cette musique qui se modèle sur le langage (la musique se fait parole). A partir de deux simples parties musicales notées, se déploient tout un monde avec ses règles propres de perceptions (microcosme de la rhétorique). C’est donc véritablement une langue qu’il faut retrouver, avec sa grammaire, ses inflexions, son rythme, son élocution, son évidence. Autant d’interlocuteurs, autant de réponses, autant d’inventions possibles et indispensables.

Cette production, rehaussée par le professionnalisme des maîtres d’oeuvre, participe à la redécouverte progressive d’un musicien de premier plan. C’est une étape convaincante qui ne peut qu’encourager à poursuivre le développement que connaît ce répertoire bien spécifique.


Frédéric Gabriel

 

 

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