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L'autre Faust Lyon Opera de Lyon 11/02/1997 - et 5, 8, 10, 13 et 16novembre 1997 Ferrucio Busoni : Doktor Faust Dietrich Henschel, Kim Begley, Eva Jenis, Torsten Kerl, Markus Hollop, William Dazeley, Eberhard Francesco Lorenz, Marc Duguay, Frédéric Caton, Jérôme Varnier, Etienne Lescroart, Laurent Alvaro, Bruno Ranc
Chœurs de l'Opéra de Lyon et du Grand Théâtre de Genève, Orchestre de l'Opéra de Lyon, Kent Nagano (direction) La dernière saison de collaboration entre Kent Nagano et Jean-Pierre Brossmann s'ouvre sur la création du Doktor Faust de Ferruccio Busoni, interprété pour la dernière fois en français en 1989 à l'Opéra de Paris par l'ENO et le Deutsche Oper de Berlin. Un des traits les plus remarquables de cet opéra inachevé (la version qui nous est proposée ici est celle complétée par Jarnach) est le portrait innovant qu'il dessine du personnage mythique de Faust. Aux antipodes du romantisme allemand de Goethe, que le compositeur n'a explicitement pas voulu retenir comme source d'inspiration, et de la représentation caricaturale héritée de Gounod, le Faust qui prend vie devant nous est en effet avant tout un homme corrompu, presque perdu d'avance, un charlatan alchimiste, peut-être encore un séducteur, qui n'a finalement pas besoin d'un Méphistophélès d'opérette pour finir sa vie de façon pitoyable et commune, pour simplement mourir : un homme " malade, [qui] meurt d'une crise cardiaque ", voilà ce que doit donner à voir la dernière scène, suivant les propres termes du compositeur en 1915. C'est donc sans doute moins la damnation de l'homme qui s'allierait au démon par un pacte infernal, la figure idéalisée du héros romantique qui importent, - que la figure vulgaire mais aussi typique de l'homme capable de bassesse comme de grandeur, de l'homme qui atteint le tragique lorsqu'il atteint aussi les limites de l'épuisement et est la proie d'hallucinations presque grotesques, dans le froid et la neige.
Le livret et la partition sont structurés en un prélude (orchestral et choral), deux prologues, deux intermèdes et trois tableaux d'action principale. Les deux prologues nous montrent le professeur Faust dans son cabinet de travail ; il reçoit la visite de trois étudiants qui lui apportent un livre, grâce auquel il va pouvoir invoquer successivement cinq esprits, la nuit venue, dans le but de se soumettre les puissances de l'enfer. Déçu par la faiblesse de ces cinq premières apparitions (qui, vocalement, vont de la basse profonde au ténor léger, suivant une progression lente et frappante), Faust se trouve finalement nez à nez avec le sixième, le plus rapide, le plus puissant : c'est Méphistophélès, qui va l'obliger à signer un pacte de soumission en lui montrant le caractère intenable de sa situation présente. Le Docteur n'accepte qu'acculé, mais les tableaux de l'action principale nous montreront un Méphistophélès plutôt en retrait, à la limite anecdotique (la tessiture du rôle, un ténor très sollicité dans l'aigu, n'est sans doute pas étrangère à cet aspect du personnage), et un Faust pleinement responsable de ses actions, tour à tour séducteur, aviné, et enfin errant et déchu mais en fait chaque fois seul. A la cour de Parme (premier tableau), Faust use de ses prodiges et subjugue l'assistance par le jeu de marionnettes censées représenter des figures antiques ; la duchesse succombe au charme de ce jeu, se voyant représentée dans ce ridicule théâtre. Le magicien prend la fuite, et la duchesse le suit, exaltée. Dans une taverne (second tableau), Faust raconte ses amours avec la duchesse à des étudiants ivres qui se disputent superficiellement sur des questions de religion ; Méphistophélès apparaît alors, rapporte la mort de la duchesse après son abandon, et brûle devant Faust et les étudiants le cadavre d'un nourrisson, transformé en une botte de paille, qui n'est autre que le fruit de l'union entre Faust et la duchesse. Les trois étudiants que nous avons vus au début reviennent chercher le livre et interrompent ainsi Faust pris dans une rêverie déjà délirante, au cours de laquelle il aperçoit Hélène, la femme idéale, la beauté éternelle qui se dérobe à lui ; ils lui annoncent sa mort : " aujourd'hui, à minuit, tu auras vécu ". Dans le troisième et dernier tableau, Faust halluciné souffre de voir la duchesse revivre, sous les traits d'une mendiante qui lui tend un enfant mort ; il en appelle à Dieu mais prend peur en croisant un soldat, en qui il croit reconnaître le frère de Marguerite et qu'il avait laissé tuer ; il s'écroule, à bout de forces. C'est Méphistophélès qui clôt l'opéra par une intervention parlée : " cet homme a-t-il eu un accident ? ".
Le livret a été écrit en allemand par Busoni lui-même et se développe sur une musique au singulier pouvoir évocateur. Peu d'envolées lyriques passionnées dans cette musique, qui reste transparente, qui joue le plus souvent sur l'économie des moyens, la linéarité des traits mélodiques et sur l'opposition entre les couleurs des différents pupitres, bref : qui ne le cède jamais à l'emphase. Ces quelques caractéristiques n'induisent pas du tout l'absence d'impact, car en fait il en ressort une impression durable d'austérité, de pesanteur ou même d'angoisse (ce à quoi contribuent sans doute les éclairages de cette production), et Busoni est pleinement parvenu par là, dans un certain dénuement qui ne manque pas d'envergure, à nous intéresser à la fin somme toute misérable de cet homme étrange qui meurt dans l'épuisement. Les chœurs, qui se font tour à tour le porte-voix de Dieu et de Lucifer, chantent à plusieurs reprises derrière la scène, ce qui a pour effet une atmosphère très irréelle qui était voulue par le compositeur afin de " créer un horizon sonore, une perspective acoustique [qui fasse que] ce qui est invisible doit être dévoilé au moyen de ce qui est audible ". Les chœurs de l'Opéra de Lyon et du Grand Théâtre de Genève remplissent bien cette tâche.
La mise en scène de Pierre Strosser n'atteint pas le même niveau, même si elle ne brime en rien la progression dramatique ; mais on reste perplexes devant un décor unique, sans doute un peu passe-partout (quelque chose comme un échafaudage en U, froid, sans couleur, qui permet quelques - maigres - variations en accueillant successivement les esprits, la cour de Parme, qui est plus ou moins faiblement éclairé, mais qui finalement ne change jamais d'allure). On s'interroge sur la pertinence et le sens d'un autre élément du décor : une espèce de masse verte bombée, au sol, qui envahit l'espace, n'est source d'aucun plaisir visuel et de surcroît gène les mouvements des chanteurs. On comprend mal l'option du metteur en scène pour ce qui concerne le second intermède, la Sarabande ; ce moment est musicalement somptueux, pesant, solennel et en même temps dépouillé, et visuellement nous n'avons droit qu'à un défilé sans relief des gens de la cour de Parme en costumes années vingt, vite lassant. Notre intérêt est toutefois réveillé dans les trois tableaux de l'action principale, lorsque Faust joue de ses petites marionnettes, ou lors des apparitions finales de la duchesse en mendiante et de deux soldats, fort simplement traitées mais poignantes.
La distribution est d'un niveau très homogène. Le baryton Dietrich Henschel prête sa voix jeune et saine au rôle-titre, et parvient à soutenir de bout en bout une tessiture assez tendue dans l'ensemble, sans aucun signe apparent de fatigue : l'engagement de l'acteur fait que sa solitude éclate littéralement dans le dernier tableau et émeut profondément. Kim Begley manifestement s'amuse à composer un Méphistophélès vigoureux, de timbre clair et franchement projeté. La superbe duchesse de Parme d'Eva Jenis nous ferait presque regretter que cette figure féminine ne soit pas plus longuement présente dans l'opéra : son exaltation amoureuse de la fin du premier tableau et son retour en mendiante, à la fin, sont des moments d'une intense beauté, servis par une voix riche et chaude, qui vibre agréablement sur l'ensemble de la tessiture. Les seconds rôles sont bien tenus, aussi bien sur le plan vocal que dramatique. Kent Nagano, enfin, joue habilement des sonorités de l'orchestre de Lyon et cisèle une image sonore subtile et raffinée, jamais emphatique et cependant puissante. Après Arlecchino et Turandot de Busoni, tous deux enregistrés par les forces de Lyon, on attend avec impatience la parution en CD chez Erato de cette œuvre mystérieuse et méconnue.
Gilles Maurice, Laëtitia Rambaud
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