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Ariadne dopée aux décibels Strasbourg Opéra National du Rhin 02/07/2010 - et 9, 11, 16, 18, 20 février (Strasbourg), 5, 7 mars (Mulhouse, Théâtre de la Sinne) Richard Strauss : Ariadne auf Naxos Ruth Orthmann (Le Majordome), Werner Van Mechelen (Le Maître de musique), Angélique Noldus (Le Compositeur), Michael Putsch (Le Ténor/Bacchus), Christian Lorentz (L'Officier), Guy de Mey (Le Maître à danser), Jean-Gabriel Saint-Martin (Le Perruquier), Olivier Déjean (Un Laquais), Christiane Libor (La Primadonna/Ariane), Julia Novikova (Zerbinetta), Thomas Oliemans (Arlequin), Xin Wang (Scaramouche), Andrey Zemskov (Truffaldino), Enrico Casari (Brighella), Anaïs Mahikian (Naïade), Eve-Maud Hubeaux (Driade), Anneke Luyten (Echo)
Orchestre symphonique de Mulhouse, Daniel Klajner (direction musicale)
André Engel (mise en scène), Nicky Rieti (décors), Chantal de la Coste-Messelière (costumes), André Diot (lumières), Isabelle Terracher (chorégraphie)
(© Alain Kaiser)
L’Ariadne auf Naxos de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal a évolué dès sa naissance, le dosage efficace des ingrédients n’y étant pas d’emblée trouvé. Conçue pour agrémenter les appartements de Monsieur Jourdain, à l’époque de Molière et Lully, l’action d’Ariadne n’a pas tardé à glisser vers Vienne et probablement vieillir d’un siècle, en se rapprochant de cette période mozartienne pour laquelle Strauss éprouvait tant d’affinités instinctives. Et la translation continue aujourd’hui, de plus en plus souvent vers une époque Jugendstil proche de la création de l’œuvre, voire, comme ici à l’Opéra du Rhin, au milieu du siècle dernier. Pourquoi pas, l’ouvrage recelant assez de potentiel dramatique pour résister à toutes les transplantations possibles ? Reste à retrouver les bons équivalents symboliques, entre le concept d’un art savant à vocation de stimulation cérébrale, et celui d’un art ludique à consommer sans lendemain, dualité présente strictement à toutes les époques, et dont l’affrontement voire la complémentarité constitue le nœud même du propos d’Ariadne auf Naxos, du moins dans sa version définitive.
Au milieu du XVIIIe siècle, le couple antagoniste formé par l’opera seria vieillissant et l’opera buffa à peine échappé des tréteaux, fonctionne à merveille. Mais on peut imaginer tout aussi bien un mécène inviter deux siècles plus tard le jeune Pierre Boulez à lui écrire un opéra. Et que le cuistre exige que l’on égaye l’aridité effrayante de cette création en y interpolant quelques tubes interprétés par un groupe à la mode. Quel que soit l’environnement choisi, on achoppe cependant toujours sur la vraie difficulté de l’ouvrage : son besoin de codes à décrypter en fonction d’un certain bagage acquis, d’un système de références relativement construit. Elitaire, Ariadne au Naxos ? Oui, bien sûr. Et alors ! Le tout est de bien vouloir l’accepter, et de ne pas se tromper de cible.
André Engel et son équipe habituelle ont-il mis dans le mille à Strasbourg ? Il est permis d’en douter. Pas par manque d’accessibilité d’ailleurs, mais plutôt par excès de sophistication. Un milliardaire veut s’offrir à titre privé une Ariadne auf Naxos représentée sur le lieu même de son action : sur une plage d’île grecque, en décors naturels. Somme toute selon le même schéma qu’une Aïda à Louqsor ou une Turandot devant la Cité interdite. Au sous-sol de sa villa d’été située non loin, dans un couloir de communs aménagé à la hâte, et à moitié repeint seulement, deux troupes d’artistes bien différentes débarquent de l’avion ou du bateau, et s’aperçoivent qu’elles vont devoir coexister. La problématique habituelle peut s’installer. mais étrangement gênée aux entournures, l’œil éprouvant le sentiment diffus de continuellement manquer de quelque chose… Un déficit qui paraît imputable surtout aux décors incommodes de Nicki Rieti, simple couloir exigu au Prologue et coin de roches basaltiques accidenté pendant l’Opéra, qui relèguent l’essentiel de l’action à l’avant-scène. Quand les personnages sont isolés pendant le Prologue, trop exposés par l’absence d’arrière-plan, le moindre détail laissé au hasard dérange, en dépit d’une direction d’acteurs très soignée. Et quand il y a trop de monde sur le plateau, en particulier pendant l’Opéra, la mêlée devient vite confuse. Beaucoup d’idées, non développées au maximum de leur potentiel, tombent à plat : l’irruption inopinée des personnages de comédie en sosies des Marx Brothers, ou Zerbinetta en clone de Rita Hayworth dans Gilda. C’est bien vu, bien réalisé, et en définitive pas toujours bien drôle, à deux ou trois moments savoureux près. On respire enfin au duo final, après un salutaire nettoyage par le vide: Bacchus arrive en simple tenue de marin échappé d’un naufrage, désorienté par son récent séjour chez Circé, et Ariadne ne comprend pas, jusqu’à la fin, ce qui lui arrive. Aucune union n’est d’ailleurs consommée, Bacchus se contentant d’abandonner Ariadne endormie, ou morte, et d’allumer une nouvelle constellation au firmament, avant de s’éclipser. Tout cela impeccablement mis en scène au plus infime détail près, et compatible à 100 % avec la lettre du livret, voire avec ses sources mythologiques.
C’est aussi lors de ce duo que la représentation culmine vocalement, avec le Bacchus glorieux de Michael Putsch, nullement gêné par une tessiture meurtrière, et l’Ariadne très lyrique de Christiane Libor, qui chante son rôle avec autant de raffinement que d’hypothétiques Vier letzte Lieder où l’on rêverait de pouvoir l’écouter. Mais le plateau ne souffre par ailleurs d’aucune défaillance, hormis peut-être la curieuse idée de confier le rôle du majordome à une jeune femme, au demeurant méritante mais qui manque de morgue et de suffisance pour l’emploi. La Zerbinette de Julia Novikova est fantastique d’abattage et de justesse, même si ses moyens son davantage percutants que raffinés. Le compositeur d’Angélique Noldus émerveille par sa crédibilité physique et son engagement vocal, sans pouvoir masquer cependant des carences techniques, en termes de soutien et de placement de l’aigu, qui risquent de lui coûter cher à court terme. Et l’ensemble de la distribution est remarquable d’homogénéité, jusqu’au dernier comparse.
Mais d’où vient dès lors ce malaise qui s’installe vite, cette impression de s’être égaré dans le mauvais opéra ? Vraisemblablement de la fosse, où officient les musiciens de l’Orchestre de Mulhouse, aux prises avec une partition dont ils maîtrisent l’écriture vétilleuse mais qui ne conquièrent cette aisance qu’au prix d’une pénible et continuelle inflation en décibels. Comme le souligne Daniel Klajner dans le programme de la soirée, Ariadne au Naxos n’est pas à proprement parler un opéra de chambre, mais bien un grand opéra qui s’offre le luxe de l’intimisme d’un orchestre sinon petit, du moins transparent. Le miracle de l’orchestration straussienne est d’y sonner clair, sans embonpoint, avec d’extraordinaires réserves de puissance à certains moments. Le problème est qu’à l’Opéra du Rhin c’est l’inverse qui s’est produit : quelques instants clairs au milieu d’un maelström sonore continuel. Etrange résultat, qui conduit quand même à s’interroger sur les moyens avec lesquels on a réussi à y parvenir…
Laurent Barthel
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