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Famille décomposée Paris La Péniche Opéra 02/01/2010 - Paul Hindemith : Hin und zurück, opus 45a
Suzanne Giraud : Zéphyr (*) – Envoûtements – Neuf-cent-vingt-six et demi (création)
Nathalie Gaudefroy (Hélène), Amira Selim (Véronique), Christophe Crapez (Robert, Le Sage, Jean-Pierre), Paul-Alexandre Dubois (Le brancardier, Robert), Johann Leroux (Le docteur, Jean-Paul), Caroline Dubost (La servante, piano), Wilhem Latchoumia (*) (piano)
Mireille Larroche (mise en scène), Danièle Barraud (costumes), Stéphane Tran Ngoc (violon)
S. Giraud (© Philippe Gontier)
Les «Lundi de la contemporaine» de La Péniche Opéra pratiquent le changement... dans la continuité. D’une année sur l’autre, le directeur artistique, le thème et l’œuvre qui, donnée au début de chaque soirée, tient lieu de «fil rouge» sont certes renouvelés, mais le succès de ces rendez-vous fait qu’il n’est pas nécessaire d’en modifier la formule proprement dite: au centre d’un concert qui lui est intégralement dédié, un compositeur présente ses propres partitions au public, notamment une création inspirée par le sujet de la saison, dans un cadre intime qui devient ensuite franchement convivial, grâce à un after «Aux deux bateaux», le café voisin, auquel chacun est invité à se joindre.
Pour 2009-2010, le ténor Christophe Crapez a choisi «Le temps et la musique» et, en lever de rideau, Hin und zurück (1927) de Hindemith. Pour ceux qui auraient l’excellente idée d’assister aux trois lundis de la série, ce «sketch en musique» a le mérite de la brièveté (à peine plus de 10 minutes) et promet ainsi de lasser moins, à la longue, que Rayok de Chostakovitch en 2008 – une «cantate satirique» un peu pesante et délibérément vide de tout contenu musical – ou Socrate de Satie en 2009 – un «drame symphonique» volontairement dépouillé. Couplé avec l’étrange Long dîner de Noël, cet «aller-retour» surréaliste, adapté en français par Lionel Peintre, a été monté par La Péniche Opéra au printemps dernier en version de concert (voir ici) puis mis en scène par Mireille Larroche. On en retrouve les cocasses costumes et couvre-chefs bariolés de Danièle Barraud ainsi que l’essentiel de la distribution vocale, à commencer par Christophe Crapez, qui incarne cette fois-ci non seulement Robert, époux de l’infidèle Hélène (Nathalie Gaudefroy), mais aussi le «sage»: celui-ci ayant expliqué qu’il faut échapper à une conception unidirectionnelle du temps, la femme assassinée et son mari, qui s’est lui-même donné la mort, ressuscitent, l’action (et la musique) étant alors réexposées à rebours et retournant ainsi à la case départ.
Avant Betsy Jolas (29 mars) et Tom Johnson (3 mai), c’est Suzanne Giraud (née en 1958) qui est à l’honneur. Par un curieux effet des sens, en cette belle nuit d’hiver, l’odeur de vin chaud accueillant les spectateurs transporterait presque à Strasbourg, où elle passa toute sa jeunesse et suivit ses études, du primaire au supérieur. Avouant son admiration pour «Une barque sur l’océan» de Ravel, elle a composé Zéphyr (2000), première page solo pour son instrument de prédilection, en ayant à l’esprit que «la chorégraphie des doigts courant sur le clavier y est tout aussi importante que l'image des rafales et que le rendu sonore de différentes agitations d'éléments soulevés par le vent». De fait, Wilhem Latchoumia en propose une interprétation sans doute plus spectaculaire que précise, mais qui a le mérite de rendre justice à l’énergie torrentielle du discours et à la poésie de ses accalmies. En bis, le pianiste français tient à faire découvrir aux auditeurs, y compris à Suzanne Giraud, l’Argentin Carlos Guastavino (1912-2000), avec son capiteux Bailecito (1940).
A l’origine, Zéphyr, ce vent d’ouest déjà évoqué par Debussy devait constituer le début d’un cycle de cinq pièces consacrées aux quatre vents et à leur roi, Eole, requérant progressivement et successivement de un à cinq pianos. Tel n’est pas le cas, du moins pour l’heure, mais Suzanne Giraud a retenu ce principe d’un cycle de pièces faisant appel à un effectif croissant pour ses Envoûtements: désormais au nombre de huit, ils vont donc du solo (de violon) à l’octuor (de violoncelles). L’ouvrage fondateur fut pensé pour Irvine Arditti, qui le créa en 1996. Stéphane Tran Ngoc reprend le flambeau, mais il décide de débuter par un «bis», à savoir... l’intégralité de la Sonate (1944) de Bartók, dont Suzanne Giraud rappelle qu’elle posa, dans l’écriture pour violon seul, une limite jugée indépassable par la génération de compositeurs à laquelle elle appartient. Le violoniste français la joue à la «tzigane», avec toute l’intensité mais aussi tous les risques inhérents à un tel parti pris. C’est dans le même esprit qu’il s’attaque aux cinq pupitres sur lesquels s’étalent les pages d’Envoûtements, confirmation de ce que les chefs-d’œuvre appellent et tolèrent même plusieurs approches radicalement différentes.
Répondant à la commande de La Péniche Opéra, Suzanne Giraud a conçu Neuf-cent-vingt-six et demi: un «opéra minuscule», certes, pour seulement quatre chanteurs et un accompagnement de piano, mais d’une durée deux fois plus longue que celui de Hindemith, même s’il n’a évidemment pas l’ambition et les dimensions du Vase de parfums sur un livret d’Olivier Py (voir ici), ni la même finalité que Le Singe, la Banquise et le Téléphone portable, écrit par et pour des enfants (voir ici). Le texte n’est pas très éloigné de l’esprit surréaliste des années 1920: on le doit à un mystérieux «Jean-Nestor Debazille», un parfait inconnu dont le nom intrigue, Nestor étant celui du chat de Suzanne Giraud, passé à la postérité depuis qu’elle lui a dédié en 1999 Décision/Indécision. De fait, elle avoue à l’issue de la représentation que comme le «Max Blonda» qui signa Du jour au lendemain avec Schönberg, c’est elle qui se dissimule en réalité derrière ce pseudonyme avec son mari, Laurent Feller, auquel se joint un «ami» dont la contribution est mystérieusement qualifiée d’essentiellement involontaire.
Comme chez Hindemith, le mariage et la famille sont soumis à rude épreuve, celle d’un humour noir et absurde qui fait fi des conventions sociales – même si la charge, quatre-vingts ans plus tard, n’est évidemment pas entourée du même parfum de scandale. Le personnage central s’appelle également Robert (Paul-Alexandre Dubois), «ingénieur en statistiques» retraité qui, après une existence «moyenne» de Français «moyen», est bien placé pour savoir que s’il en croit l’espérance de vie moyenne, il lui reste 926 jours et demi à vivre. Attablé à un haut guéridon face à une bouteille et un verre, il décide que par tous les moyens, au besoin par la menace et même par la violence, il doit faire disparaître le passé, l’avenir et le présent, plutôt que de laisser derrière lui des traces ordinaires. Le passé, ce sont toutes les preuves de son existence (état civil, factures, ...) qu’il escamote dans les administrations et services concernés; l’avenir, ses deux fils Jean-Pierre (Christophe Crapez), l’aîné, et Jean-Paul (Johann Leroux), le cadet, qui, venus lui annoncer le jour de la fête des pères qu’il allait devenir deux fois grand-père, sont prestement occis avant d’avoir eu le temps de faire cette révélation en forme de double coming out (l’un né d’un double adultère, l’autre issu d’une adoption homoparentale); pour ce qui est du présent, il ne lui reste plus qu’à mettre fin à ses jours, au demeurant bien avant le délai prévu. Survient alors sa maîtresse (Amira Selim), qui n’est autre que la femme légitime de Jean-Pierre. Après le boulevard, le mélo: poussant deux landaus blancs, elle se lance dans une déploration désopilante pour assumer... la maternité de ces deux rejetons qui perpétueront le souvenir de feu Robert.
En vingt-cinq minutes, la famille n’est même plus recomposée mais décomposée, avant de renaître sous une forme nouvelle et inattendue: une pochade sociétale qui enchaîne les gags, le genre suggérant davantage le théâtre musical, dans une mise en scène de Mireille Larroche, que l’opéra, avec ses passages entièrement parlés et ses parties chantées alternant avec le récitatif.
Le site de Suzanne Giraud
Le site de Stéphane Tran Ngoc
Le site de Wilhem Latchoumia
Simon Corley
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