About us / Contact

The Classical Music Network

Madrid

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Déconstruction et dépouillement

Madrid
Teatro Real
09/28/2009 -  & 30 septembre, 2*, 5, 8, 10, 12, 14, 16 octobre
Alban Berg: Lulu

Agneta Eichenholz*/Susanne Elmark (Lulu), Jennifer Larmore (Comtesse Geschwitz), Gerd Grochowski (Dr. Schön), Paul Groves (Alwa), Franz Grundheber (Schigolch), Will Hartmann (Le peintre, Le commissaire, Le Noir), Paul Gay (L’athlète, Le dompteur), Heather Shipp (Le lycéen, etc), Sten Byriuel (Le banquier, etc.), Gerhard Siegel (Le Prince, Casti-Piani, etc)
Orchestre du Teatro Real, Eliahu Inbal (direction musicale)
Herbert Murauer (décors et costumes), Eva-Mareike Uhlig (costumes), Thomas Wilhelm (chorégraphie), Christof Loy (mise en scène et lumières)


A. Eichenholz (© Javier del Real)



Ce n’est pas la première fois qu’on voit Lulu à Madrid. En mars 1988, l’équipe du Teatro de la Zarzuela avec Patricia Wise, la direction musicale d’Arturo Tamayo, et la mise en scène de José Carlos Plaza. Version trois actes, hier et aujourd’hui, bien sûr. Cette fois-ci, à la première, on a assisté à beaucoup de désordre parmi le public. Christof Loy a été hué, et il était furieux. Cela accrédite bien la thèse selon laquelle les soirées de premières sont à éviter au Real. C’est de la troisième représentation dont il sera question dans ce compte rendu. Il paraît qu’Inbal connaissait déjà très bien une partition qu’il a travaillé beaucoup avec l’orchestre mais trop peu chez lui. Et les chanteurs n’étaient plus contre lui.


Enfin, ce qu’on a vu et entendu était, malgré tout, d’une qualité incontestable. La mise en scène de Christof Loy, déjà présentée à Covent Garden en juin 2009 (lire ici), fait le pari de pénétrer la vérité sur l’histoire de cette femme victime et bourreau, de son ascension et de sa chute, dans un dépouillement extrême de la scène, et en approfondissant les rapports entre les personnages. On entendait dire, avant la première : il n’y a pas de mise en scène. Il n’y a qu’une chaise, c’est tout. Tout le contraire : il y a une mise en scène avec des chanteurs-acteurs, avec un pari radical qui ne se borne pas au dépouillement (un dépouillement jusqu’aux os, si l’on veut; outré, peut-être), mais aussi aux gestes, qui s’opère par la distanciation d’un drame déjà fort et violent : une passion sexuelle débordée des personnages pour la protagoniste, cinq morts devant nous, des chantages, des crimes préparés, des flics, des souteneurs, des prostituées.


Il y a trente ans, en 1979, au Palais Garnier, Chéreau proposait une Lulu très originale, très intense, (qu’attend-on pour sortir le DVD?), et ses « déviations » lui avaient valu de sévères critiques. Boulez, volant au secours de Chéreau pour le défendre des gardiens du Graal bergien, a dû même écrire un article sur le concept ambigu de la fidélité. Que devrait-il faire, aujourd’hui, devant cette mise de Loy? Loy est profond, pénétrant, distant et en même temps émouvant. Jamais froid, toujours tendu. Même s’il va très souvent contre les indications scéniques et change parfois le sens de l’action : pas de film au sommet de la partition, pas de lettre dictée par Lulu, pas de portrait de Lulu (et le tableau de Lulu, on le sait bien, est un des personnages de l’action, un personnage muet, qui ne bouge pas, mai qui est toujours là), Alwa se tue lui-même, en imitant le suicide du Peintre, devant le Noir, dont le chanteur avait joué justement le Peintre; le Noir ne lui donne pas la mort, il ne fait que l’achever. Enfin, Geschwitz est épargnée par Jack. Trahison? Pas du tout, à notre avis. Loy se met au service de la partition et, parfois, il réécrit les didascalies.


C’est le théâtre qui se veut évident en tant que théâtre, qui ne veut pas nous tromper, nous donner trop d’illusions, qui veut que l’on participe à la convention plus que d’habitude : les personnages sont très souvent là, même s’ils devraient être hors scène : la petite ménagerie à l’acte II, scène I, où tous les adorateurs sont devant nous, et Schön surprend leur présence tout naturellement; Alwa et Schigolch sont là, mais contre le mur, pendant l’acte de Londres, pendant l’initiation de Lulu à la prostitution. Un spectacle qui ne veut pas fasciner, mais, par contre, veut qu’on soit devant le drame, qu’on comprenne, qu’on y participe même, mais sans des effets accumulés, sans des ruses théâtrales. Pas trop de couleurs, mais beaucoup de nuance, au risque de déplaire aux sponsors du Real. Ah, Dommage. On ne peut pas inviter un spectateur à voir un drame si indécent avec une musique d’avant-garde (malgré les 74 ans passés) et une mise en scène dépouillée ! Mais le plus grand sponsor du Teatro Real n’est pas frustré, lui. C’est l’Etat, très au dessus des administrations autonomiques et de la mairie. Alors ?


La protagoniste de Lulu doit être une soprano agile, capable de vocaliser avec, en même temps, une dimension dramatique ! Tout cela, c’est la suédoise Agneta Eichenholz, actrice intense, très retenue, qui construit un personnage riche de nuances, avec une voix pleine de force, de jeunesse, dramatique, et pure qui l’assure. À côté d’elle, Jennifer Larmore en Comtesse Geschwitz est aussi formidable, comme actrice et comme mezzo, éclatante, mais aussi acérée. Dans un théâtre on ne voit pas trop bien les figures, les gestes des chanteurs. C’est regrettable car les têtes de ces deux femmes sont d’un intérêt particulier, des têtes attachantes, pleines de mystère et de sens cachés. En plus, deux beautés différentes, voire opposées. Elles faisaient aussi partie de la distribution de Covent Garden. Heureusement, on n’a pas prévu comme Shigolch un chanteur vieillissant, comme c’est souvent le cas; pas tu tout, c’est Franz Grundheber, le grand Wozzeck, qui chante ce drôle de type, le seul qui sache sauver sa peau : son Schigolch ne fait pas dans la tradition un peu exagérée de type valétudinaire ; il est entre le « vieux beau » et le « clochard distingué », un personnage de roman picaresque, mais très différent du pícaro dans le film de Pabst. Et Grundheber a de la voix, certainement.


Attention au père et au fils, Schön et Alwa. Gerd Grochowski et Paul Groves ne sont pas trop éloignés par l’age, mais ils réussissent à présenter l’opposition pas toujours nuancée, pas toujours dissimulée entre le père et le fils pour la possession de la femme-fauve-naïve-perverse-sainte-irrésistible. Ils sont aussi pervers et ingénus, surgis d’une époque et d’une société dans lesquelles le discours sur le sexe était une nouveauté publique mais salace et bien connu en privé. Grochowski et Groves traduisent avec des interprétations vocales et théâtrales supérieures les caractéristiques de ces deux hommes conquis, dominés, humiliés, honnis même. En plus, Grochowski chante un redoutable Jack à la fin, doublure du personnage prévue par Berg. Will Hartmann était souffrant les premiers jours, mais nous l’avons vu en pleine forme (c’était bien lui ?) dans ses deux (trois) rôles, victime et bourreau lui aussi. Paul Gay et Heather Shipp sont parfaits dans ses deux rôles antithétiques, L’Athlète (aussi le Dompteur) et Le Lycéen. N’oublions pas Gerhard Siegel qui brille dans la chanson du Mädchenhändler (le Souteneur) de l’acte III, avec ses impitoyables variations. En fin, le reste de la distribution est à la hauteur. Vocalement, un succès pour commencer une saison ambitieuse, formidable, dédiée à La Femme.


L’orchestre a bénéficié de répétitions supplémentaires exigées par Inbal, et le monde sinistre et un peu romantique de l’action de Wedekind et Berg a pu être ainsi recréé admirablement par le chef et toute l’équipe. La direction d’Inbal enveloppe le rêve, le cauchemar, la péripétie où foisonnent les catastrophes et la passion sexuelle, et réussit à englober le chant particulièrement difficile d’un opéra « impossible » inchantable, comme on disait autrefois, et encore souvent de nos jours. Un début de saison formidable, malgré les « accidents » des premiers jours.


Le site du Teatro Real



Santiago Martín Bermúdez

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com