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Un(e) tour de Babel Paris Cité de la musique 09/30/2009 - Edgard Varèse: Intégrales
Pierre Jodlowski: Barbarismes (trilogie de l’an mil)
Luciano Berio: Laborintus II
Fosco Perinti (récitant), Valérie Philippin, Laurence Favier (sopranos), Valério Rio (contralto)
accentus/axe 21, Ensemble intercontemporain, Susanna Mälkki (direction)
S. Mälkki (© Simon Fowler)
Pour la saison 2009-2010, la Cité de la musique demeure fidèle à son principe de programmation par cycles, à l’image de celui qu’elle présente du 25 septembre au 3 octobre sur le thème «Babel: la diversité des langues»: une table ronde et six concerts, explorant de multiples aspects de la question, du XIIIe siècle à nos jours, depuis l’Europe jusqu’à l’Afrique, en passant par un spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui avec l’ensemble vocal A Filetta.
Babel, c’est aussi ce «voyage dans l’espace» qu’évoque Varèse en décrivant ses Intégrales (1925), «projection spatiale» (au sens géométrique) dont la profusion peut également suggérer la multiplicité linguistique résultant du châtiment divin. Entre Amériques, «symbolique des découvertes de nouveaux mondes sur la terre, dans l’espace ou, encore, dans l’esprit des hommes», et Arcana, son incitation à rechercher l’étoile de «l’imagination, qui donne naissance à une nouvelle étoile et à un nouveau ciel», l’œuvre s’attache à donner une traduction sonore de la sensation «produite par les rayons de lumière qu’émettrait une puissante torche d’exploration»: tout aussi exploratrice, la musique n’a pas pris une ride, chauffée à blanc par Susanna Mälkki et l’Ensemble intercontemporain, comme un coup de poing ou un cyclone dont l’œil serait le hautbois.
Babel, c’est aussi une métaphore de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la «mondialisation». S’exprimant toujours à propos de ses Intégrales, Varèse, une fois de plus visionnaire, notait par ailleurs: «Je les construisis pour certains moyens acoustiques qui n’existaient pas encore, mais qui, je le savais, pouvaient être réalisés et seraient utilisés tôt ou tard...». C’est précisément ce que fait Pierre Jodlowski (né en 1971) dans ses Barbarismes (trilogie de l’an mil) (2001), créés en leur temps par l’Ensemble intercontemporain: à un effectif instrumental légèrement différent mais de même taille (quatorze musiciens), il ajoute une amplification et des parties électroniques. Le titre fait bien sûr référence une faute grossière de langage, une violation de la règle, mais aussi, en ce début de troisième millénaire, à ce qui vient du Barbare, c’est-à-dire la perception de l’autre comme une menace, dans «une sorte d’imagerie médiévale».
Chacune des trois parties se réfère donc à une figure archaïque, presque comme un nom d’arcane du tarot: «Le Chevalier», «singulièrement violent», «Le Fou», «métaphore de l’artiste [...] qui tente de faire entendre son chant à la Cour», et «Le Roi», qui «n’a d’autre recours qu’une profonde nostalgie». Pour Jodlowski, «face à la violence de notre temps, celle que je vis dans l’impuissance de l’action, cette musique constitue, à bien des égards, une réponse». De fait, même si les angles sont plus arrondis, l’expression est aussi éruptive que chez Varèse: comme dans Déserts, qui s’inspirait de «ce lointain espace intérieur qu’aucun télescope ne peut atteindre, où l’homme est seul dans un monde de mystère et de solitude essentielle», les interpolations préenregistrées (grondements, tonnerre, aboiements lointains, cloches, ...) structurent le discours, intervenant d’emblée, alors que la scène et la salle sont plongées dans le noir et que les musiciens ne sont pas encore installés, puis servant de transition, sous une lumière tamisée, entre les différentes parties.
La disposition soigneusement symétrique de l’ensemble instrumental tend même à un étrange sentiment d’antagonisme, lorsqu’à la fin de la deuxième partie, les deux trompettes, accompagnées chacune d’un tambour et d’une cymbale, viennent se placer côté cour et côté jardin pour se répondre par-dessus les autres musiciens. Difficile, après Intégrales, de ne pas paraître anecdotique: trente-deux minutes durant, Barbarismes tient le choc avec brio, tout en ne lésinant pas sur les effets de surprise, notamment grâce aux transformations que les micros opèrent sur le son des instruments et même sur les onomatopées lancées par les percussionnistes.
Mais Babel renvoie originellement à la diversité des langues: non moins turbulent que Barbarismes (et de durée sensiblement comparable) mais tout aussi proliférant qu’Intégrales, Laborintus II (1965) de Berio – il n’y a bien sûr pas de Laborintus I... – en constitue une illustration emblématique, dont le texte constate d’ailleurs incidemment que «les langues se séparent». Autour de poèmes tirés du recueil Laborintus (1956) d’Edoardo Sanguineti, «conçu un peu dans l’esprit du catalogue médiéval», s’enroulent en effet extraits de la Bible, de Dante, d’Eliot et de Pound, le tout étant fort opportunément surtitré: comme dans la Sinfonia ou dans Coro, c’est donc une joyeuse confusion babélienne, celle des errances de la mémoire, qui trouve son équivalent dans la grande variété stylistique de la partition, intégrant en un geste mahlérien des éléments hétéroclites, tels le madrigal monteverdien et le jazz. Avec ses quinze exécutants, la formation demeure assez proche de celle utilisée par Varèse et Jodlowski, même si deux harpes, en particulier, contribuent à en adoucir quelque peu la sonorité. La bande préenregistrée, quant à elle, tient un rôle assez discret, n’intervenant qu’assez tardivement, mais se mêle aux instruments: avec ses glouglous métalliques et ses crépitements parasites, elle porte indéniablement la marque de son époque.
Toutefois, comme souvent chez Berio, c’est la voix qui tient un rôle prépondérant. D’abord celle du «récitant», Fosco Perinti, se faisant bien davantage acteur: en veste de cuir rouge, doté d’un petit micro HF, il traverse la salle pour gagner le plateau, qu’il parcourt tout en disant (par cœur) le texte et en se livrant brièvement à une danse, puis qu’il quitte pour se changer (veste et écharpe noires), avant de s’allonger finalement pour s’endormir à l’avant-scène. Mais aussi trois voix de femmes, dont la partie adopte volontiers un caractère lyrique, à la différence d’un ensemble mixte de huit «acteurs», en l’espèce des membres d’axe 21, émanation du chœur de chambre accentus, auxquels sont dévolues vociférations protestataires et bribes incohérentes. Mélangez le tout, secouez bien et dégustez bien frais, comme au premier jour, ce cocktail daté mais détonant, surréaliste happening pré-soixante-huitard.
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Simon Corley
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