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Ozawa dirige Dutilleux : un concert historique

Paris
Théâtre des Champs-Elysées
05/07/2009 -  
Maurice Ravel : Ma Mère l’Oye (ballet intégral)
Henri Dutilleux : Le Temps l’Horloge (création mondiale de la version intégrale)
Hector Berlioz : Roméo et Juliette, opus 17 (extraits)

Renée Fleming (soprano)
Orchestre national de France, Seiji Ozawa (direction)


(© Christophe Abramowitz/Radio France)


S’agissait-il du concert classique le plus attendu de l’année parmi l’ensemble de ceux donnés au Théâtre des Champs-Elysées, voire à Paris ? A voir les personnes brandir vainement un écriteau « Cherche une place » à l’extérieur du théâtre et les spectateurs occuper le moindre strapontin, à croiser de nombreux visages connus (dont celui de Sir John Eliot Gardiner, fin connaisseur et interprète avisé de la musique française, Berlioz en particulier…), à lire les articles parus dans la presse les jours précédents, on peut légitimement le penser. Il faut dire que l’affiche, cumulée avec l’événement que représente la création mondiale de la dernière œuvre d’Henri Dutilleux, avait de quoi attirer les mélomanes.


En octobre 2007, Seiji Ozawa avait déjà, en ces mêmes lieux, dirigé l’Orchestre national dans un programme Ravel-Dutilleux-Berlioz (voir ici) qui avait culminé dans une Symphonie fantastique absolument étourdissante. Cette fois-ci, si les compositeurs sont les mêmes, les pièces choisies sont évidemment différentes, ayant toutes trois pour point commun de rendre hommage à la diversité que peut offrir, sur plus d’un siècle et demi, la musique française. Ma Mère l’Oye, ballet composé par Maurice Ravel (1875-1937) d’après plusieurs contes célèbres (de Perrault, Madame Leprince de Beaumont et Madame d’Aulnoy), est de bout en bout un hommage à l’enfance. Cela convient parfaitement à Seiji Ozawa, acclamé dès son entrée sur scène par un public tout entier acquis à sa cause. Souriant et pleurant avec l’orchestre, il dirige (sans baguette et sans partition) cette véritable histoire musicale avec tact alors que beaucoup la considèrent, de façon quelque peu dédaigneuse, facile, voire anecdotique dans l’œuvre de Ravel. D’emblée, l’Orchestre national de France prouve ce dont il est capable lorsqu’il joue sous la baguette de chefs qui le poussent dans ses ultimes retranchements : plénitude et cohésion des cordes, dextérité et précision des bois (on soulignera notamment la merveilleuse Nora Cismondi au hautbois solo), Ravel est à la fête et le public avec.


Pourtant, en dépit du plaisir que l’on a pris à écouter ce morceau, on sent que l’on a ici affaire à un simple prélude tant l’événement du concert résidait incontestablement dans la création mondiale de la dernière œuvre d’Henri Dutilleux, certainement le plus grand compositeur français vivant à l’heure actuelle. Dutilleux (né en 1916) a depuis longtemps écrit pour la voix et l’orchestre : on mentionnera naturellement ces deux chefs-d’œuvre que sont The Shadows of Time pour orchestre et voix d’enfants (1997), pièce commandée par l’Orchestre symphonique de Boston et Seiji Ozawa, et Correspondances, pour soprano et orchestre (2003). Les quatre parties de Le Temps, l’Horloge sont successivement fondées sur des poèmes de Jean Tardieu (« Le Temps, l’Horloge », tiré des Formeries et « Le Masque », issu des Histoires obscures), Robert Desnos (« Le Dernier Poème » tiré de son recueil posthume Domaine public) et Charles Baudelaire (« Enivrez-vous » tiré du Spleen de Paris), Baudelaire qui avait déjà inspiré à Dutilleux sa pièce pour violoncelle et orchestre, Tout un monde lointain… (dont chacun des mouvements porte en exergue un vers tiré des Fleurs du mal). En 2004, Dutilleux avait reçu deux commandes séparées, l’une de Renée Fleming, l’autre de Seiji Ozawa mais, sachant qu’il lui faudrait plusieurs années pour répondre à ces deux souhaits, celui-ci proposa aux deux dédicataires de réunir leurs demandes en une œuvre unique pour soprano et orchestre. Les trois premiers mouvements furent ainsi créés au Festival Saito Kinen de Matsumoto (au Japon) par les deux dédicataires (Ozawa dirigeant pour l’occasion le magnifique Saito Kinen Orchestra), le 6 septembre 2007. Le succès public fut immédiat. Les spectateurs du Théâtre des Champs-Elysées étaient donc conscients, en ce jeudi soir, d’assister, de participer même, à un moment privilégié comme on en connaît peu.


Précédant de quelques pas le chef nippon, Renée Fleming, radieuse et altière à la fois, fit son entrée sous les applaudissements nourris de la salle : le silence se fit rapidement et la musique put doucement s’épanouir. Le premier mouvement mêle aux rythmes métronomiques de l’orchestre (où s’illustrent la splendide clarinette de Patrick Messina et quelques interventions du clavecin) la voix toute narrative de Renée Fleming qui, bien que parfois difficilement compréhensible, déclame avec conviction les vers ayant donné son titre à l’œuvre. La deuxième partie est musicalement plus complexe : les accords inquiétants des cuivres renforcent le caractère mystérieux du chant (« Jusqu’à cet astre vert, à cette Face… ») qui, quelques vers plus tard, se mue en simple déclamation (« Je reste du côté du visage… »), énonçant ainsi une évidence que ne laissait pas entrevoir le début du poème. La troisième partie est un hommage à la mémoire de Robert Desnos, Dutilleux faisant référence à la souffrance supportée à la fin de sa vie par le poète, dont on sait qu’il est mort du typhus alors qu’il était interné au camp de concentration de Terezín (République Tchèque), en juin 1945. La référence à la Seconde Guerre mondiale et aux horreurs nazies est un véritable leitmotiv chez Dutilleux, lui qui avait déjà rendu hommage à la mémoire d’Anne Frank dans Shadows of Time, sans compter deux œuvres plus anciennes, La Chanson de la déportée pour mezzo-soprano et piano (1945) et les Deux sonnets de Jean Cassou pour baryton et piano (1944-1950). Renée Fleming est merveilleuse d’implication, exprimant avec sincérité la douleur des paroles issues du poème et de l’espoir perdu qui en résulte (« Il me reste d’être l’ombre parmi les ombres… »), la tristesse étant notamment sublimée par les douces et nostalgiques interventions de l’accordéon (déjà présent dans Correspondances).


La dernière partie est peut-être la plus belle, encore qu’il serait nécessaire de l’écouter de nouveau pour bien s’en imprégner et en tirer tous les enseignements. Débutant par un magnifique passage orchestral où brillent les violoncelles et les altos, on s’achemine tout doucement vers un tourbillon sonore, parfaitement suivi par la voix : à la souplesse d’Ozawa répond celle de Renée Fleming qui conclut son intervention par un « De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise » lancé à l’assistance avec fracas ! Triomphe pour les interprètes et, naturellement, pour le compositeur que Seiji Ozawa, descendu dans la salle, vint chercher à sa place et accompagna pour être ovationné comme il se devait par un Théâtre ému aux larmes, conscient d’avoir assisté à un mémorable moment musical ! D’ailleurs, après quelques discussions en aparté entre le chef et la soliste, l’œuvre fut bissée intégralement, Renée Fleming s’avérant encore plus convaincante et plus libérée que lors de sa première intervention…


La « symphonie dramatique » Roméo et Juliette fut créée à Paris en novembre 1839 sous la direction de Berlioz lui-même (1803-1869). La partition, remaniée à plusieurs reprises, notamment après une représentation viennoise de janvier 1846, fut créée dans sa version actuelle à Prague, en avril 1846, là encore sous la direction du compositeur. S’inspirant du célèbre drame de Shakespeare, Roméo et Juliette est une œuvre complexe qui, comme parfois chez Berlioz, se fonde sur un substrat littéraire mais se suffit à elle-même du point de vue musical. Cette dernière remarque est d’autant plus facile à formuler que Seiji Ozawa avait choisi de ne donner que des extraits symphoniques d’une partition qui mériterait, dans un autre cadre, d’être interprétée intégralement. L’introduction de l’œuvre débute par les splendides « Combats – Tumulte – Intervention du Prince » : galvanisé par un Seiji Ozawa bondissant, dirigeant par cœur une partition foisonnante, attentif à la moindre inflexion mélodique, l’Orchestre national de France donne tour à tour à entendre des cordes absolument remarquables de netteté et de précision et des cuivres à la fois sobres et brillants, dans un passage fort solennel confié aux cors et aux trombones.


Toute autre est l’atmosphère du passage « Roméo seul – Tristesse – Concert et bal. Grande fête chez Capulet » : les bois (hautbois, clarinette, cor anglais) incarnent avec douceur l’intimité de la scène peinte par Berlioz, les élans du cœur voire les soupirs d’un Roméo seul et abandonné de tous avant que les musiciens ne se jettent à corps perdu dans l’atmosphère de la fête qui bat son plein chez la famille Capulet. Ce dernier passage est absolument formidable : étourdissant, éclairé par les superbes tintements du tambourin, alternant cavalcade et valse éclatante, l’orchestre semble lui-même emporté par la musique qu’il produit, dirigé avec maestria par un Ozawa dont on ne dira jamais assez qu’il est à son aise dans la musique française ! Si « La reine Mab ou la fée des songes » reprend en partie l’atmosphère printanière du premier extrait, le passage « Roméo au tombeau des Capulets » instaure un climat évidemment plus pesant, nostalgique, incarné par les magnifiques bassons du National. Les derniers pizzicati permettent au public et, naturellement, à l’orchestre de laisser éclater ses applaudissements à l’attention de Seiji Ozawa qui, une fois encore (mais était-ce une surprise ?), a démontré qu’il était sans nul doute un chef d’exception.


On attend avec impatience sa venue à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne le 22 juin prochain et de l’International Music Academy Switzerland le 1er juillet, deux concerts également donnés au Théâtre des Champs-Elysées.



Sébastien Gauthier

 

 

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