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Roulette russe

Milano
Teatro alla Scala
06/16/2008 -  et 19, 21, 24, 26, 28, 30 juin 2008
Sergeï Prokofiev : Le Joueur
Wladimir Ognovenko (Le Général), Kristine Opolais (Pauline), Misha Didyk (Sergeï), Stefania Toczyska (La grand-mère), Stephan Rügamer (Le Marquis), Viktor Rud (Mister Astley), Silvia de la Muela (Blanche)
Chœurs et Orchestre du Théâtre de la Scala, Daniel Barenboim (direction)
Dimitri Tcherniakow (mise en scène, décors, costumes), Gleb Filchtinsky (lumières)


(© Monika Rittershaus)


Que fait Daniel Barenboim à Milan les soirs où il ne dirige pas les sept représentations rapprochées du Joueur de Serge Prokofiev prévues à la Scala ? Il se repose ? Que nenni, il en profite pour intercaler dans le même théâtre les quatre soirées d’une intégrale des Sonates pour piano de Beethoven ! Au delà de l’anecdote, ce type de gymnastique atteste de la maîtrise actuelle de nombreux domaines musicaux acquise par Daniel Barenboim en cette période de maturité, aisance qui ridiculise la majorité de ses concurrents. Le revers d’une telle omniprésence étant parfois le sentiment d’une relative standardisation, mais que l’on n’éprouve jamais tout au long de cette brillante représentation du Joueur, conduite avec un professionnalisme qui laisse ébahi. L’Orchestre de la Scala répond à la plus infime sollicitation d’une gestique économe mais incroyablement précise (le chef étant toujours présent à 150% exactement là où on l’attend, pour donner une entrée stratégique ou soutenir un chanteur), et simplement neutre ailleurs, où il suffit de gérer les affaires courantes en restant assis et en battant sobrement la mesure. Barenboim fait ici corps avec son orchestre comme il le fait ailleurs avec son clavier de piano, au plus près, semblant minimiser totalement l’interface physique entre la volonté de l’interprète et le résultat sonore obtenu. C’est prodigieux.


Pour cette série de représentations d’un spectacle présenté initialement au Staatsoper unter den Linden de Berlin, c’est la version définitive qui a été choisie, révision où Prokofiev élague et allège une partition turbulente, que Barenboim semble conduire ici à son plus haut niveau de classicisme. L’ouvrage paraît plus sage et sobre que lorsqu’il est conduit par Valery Gergiev (grand spécialiste de cet opéra, qu’il a dirigé un peu partout dans le monde, y compris ici-même, à la Scala, en 1996), mais gagne en clarté et en équilibre, ce qui rend l’explosion de passion finale en définitive plus saisissante.


La même option unificatrice et la même relative modération de ton en prévision de déchaînements retardés, prévaut dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakow, travail moins discutable que les précédentes incursions de ce jeune metteur en scène russe dans le monde de l’opéra (Boris Godounov à Berlin, la Khovanchtchina à Munich). On y reconnaît certes quelques marques de fabrique, en particulier la subdivision de la scène en petites logettes autorisant la représentation simultanée de plusieurs péripéties, de courtes pantomimes muettes venant éventuellement clarifier le propos de l’action principale. Ici l’idée fonctionne bien (à vrai dire beaucoup mieux que dans la Khovanchtchina munichoise où elle se révélait paralysante), le problème restant la gêne visuelle pénible qu’occasionnent toutes ces cloisons par rapport à la structure en fer à cheval du théâtre de la Scala, qui implique pour beaucoup de spectateurs de ne voir la scène que latéralement. Assez typique aussi du maître d’œuvre : une certaine vulgarité délibérément montée en épingle, comme s’il s’agissait de transposer systématiquement au monde de l’opéra les comportements des nouveaux riches de la société russe contemporaine. Comme on pouvait s’y attendre, les vacanciers friqués venus perdre leur fortune dans la station allemande de Roulettenburg perdent ici beaucoup de leur réserve aristocratique : jeans de marque et streetwear de luxe se substituent aux costumes belle-époque et les roubles de Dostoïevsky sont remplacés par des pétrodollars non moins faciles à flamber. L’idée colle raisonnablement avec le livret, mais visuellement on y trouve moyennement son compte, dans un décor froid de salon de réception d’hôtel design, voire de business lounge d’aéroport. Les péripéties de l’action sont clairement lisibles, on ne s’ennuie pas vraiment, cela dit on n’éprouve aucune frustration particulière à quitter de temps à autre le spectacle des yeux pour lire le surtitrage défilant sur le dossier des fauteuils, le retour du regard vers la scène ne donnant jamais l’impression d’avoir subitement manqué quelque chose. Le tableau final, où le jeune Sergeï ruine le casino à force de chance insolente à la roulette, manque aussi de démesure surréaliste, s’en tenant à une réalité triviale certes bien détaillée scéniquement, mais sans aucune prise de distance, ce qui est certainement dommage, tant la musique de Prokofiev semble « décoller » à ce moment-là, scherzo implacable remonté avec une précision diabolique comme seul le compositeur russe parvient à les construire. Très bel affrontement final en revanche entre Serguei et la jeune et désabusée Pauline, confrontation haletante au suspense habilement géré, où enfin ce spectacle un rien insuffisant prend tout son sens.


Vocalement la distribution brille par sa remarquable absence de stars et par la jeunesse de titulaires bien en phase avec leur rôle. Kristine Opolais et Misha Didyk forment un remarquable couple d’amoureux désorientés, lui forçant parfois sur le métal d’un registre de ténor percutant, elle maîtrisant magnifiquement le potentiel expressif d’une voix déjà large mais parfaitement contrôlée. Wladimir Ognovenko fait son numéro de chanteur/acteur habituel dans le rôle du Général, toujours un peu outré et toujours aussi efficace, surtout dans ce contexte où personne ne fait dans la dentelle. De Stefania Toczyska on aurait pu attendre en revanche un peu plus de présence dans son rôle d’aïeule indigne et perturbante. Le metteur en scène, il est vrai, ne l’y aide pas vraiment, préférant parfois mettre en évidence certaines fragilités du personnage. On reste donc assez loin de la fantastique composition d’Elena Obrastzova qui faisait dans la vieille production du Théâtre Mariinsky une entrée d’une classe et d’un punch inoubliables. En l’état, vu le carcan réel que représente ce type de mise en scène, tout le monde s’en tire brillamment, avec à la clé un vif succès au rideau final, Daniel Barenboim l’emportant néanmoins largement à l’applaudimètre.




Laurent Barthel

 

 

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